Ce qu’il reste des gouvernements « de gauche » en Amérique Latine

Zoom d’actualité

, par Rédaction

Après un long « cycle de gouvernements de gauche », nous assistons, depuis les années 2010, à un véritable re-basculement de l’Amérique du Sud (le Chili, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil) vers des gouvernements de droite. Mais on peut se poser la question de ce qu’il reste réellement de la gauche dans de nombreux pays qui se disent pourtant toujours « progressistes » [1]. Le Venezuela de Nicolas Maduro connait une vague d’émigration importante, signe d’un relatif échec de ses politiques publiques. Les manifestations qui secouent le pays sont semblables à l’agitation sociale au Nicaragua, où le gouvernement de Daniel Ortega [2] réprime tout autant dans la violence. Evo Morales, en Bolivie, qui représentait l’espoir des amérindien·nes et des laissé·es pour compte, semble de plus en plus désavoué, de même Lenin Moreno dans l’Equateur post-Correa, où les manifestations populaires contre les politiques mises en place par les gouvernants, sont réprimées dans la violence [3].

1. Discours de gauche, politiques de droite ?

« Au Venezuela comme au Nicaragua, il n’y a pas de socialisme, ce qu’il y a, c’est l’usage d’une rhétorique de gauche du XX° siècle pour dissimuler une oligarchie qui vole l’État, une minorité qui gouverne pour elle-même et viole les droits de la majorité ». Dans ce tweet incendiaire du 26 juillet 2018, l’ex-candidat présidentiel de gauche colombien Gustavo Petro pose les bases d’une critique acide des différents gouvernements qui se réclament de la gauche en Amérique latine.

Des gouvernements qui n’ont pas touché au modèle primo-exportateur et extractiviste.
Les gouvernements « progressistes » n’ont pas révolutionné la matrice productive de leur pays, bloquée dans le modèle primo-exportateur [4] qu’Eduardo Galeano avait décrit en 1971 dans « Les Veines Ouvertes de l’Amérique Latine ». Au contraire, le vieux problème persiste avec de nouvelles configurations.

Au Venezuela, la concentration économique sur la rente pétrolière représente une vulnérabilité immense. Le méga-projet minier Arco Minero del Orinoco, y marque l’accélération de l’extractivisme, face à l’incapacité de diversifier son économie [5]. De la même manière, en 2013, le projet ITT-Yasuni en Equateur a été abandonné. Ce projet engageait le pays à ne pas exploiter les ressources de pétrole disponibles dans l’Amazonie en échange d’un financement de la part des pays industrialisés, d’une forme de « compensation » de l’opportunité de développement auquel l’Équateur renonçait pour le bien être collectif et de la planète. Or, selon certains analystes, l’abandon de ce projet (officiellement, parce que les fonds n’avaient pas été réunis) a en réalité dévoilé le véritable visage de Rafael Correa : Alberto Acosta [6] soutient par exemple que l’ex-président est un « tenant du productivisme qui tue notre monde » —ce qui marque la prolongation du même paradigme économique, malgré les promesses d’un changement radical. Au Nicaragua, l’activité minière et la monoculture agro-industrielle avancent à grands pas. En Bolivie, avec le tournant « néo-développementiste » [7], l’écart entre les discours pro-environnementaux du président "représentant de l’indigénisme" et sa pratique "néo-extractiviste" est une déception cuisante pour ceux et celles pour qui son arrivée au pouvoir avait suscité l’espoir d’un changement.

Mines de Cerro Rico, Potosi. Les Boliviens y extraient des métaux depuis le temps de la colonisation espagnole —c’est la plus ancienne mine du continent. @Cristian Ordenes (CC BY 2.0)

Mais au-delà de l’extractivisme, on assiste, dans les politiques des différents gouvernements, à une forme de tournant néolibéral « déguisé ».
La réforme du Code du travail équatorien marque l’accélération du virage néolibéral de Lenin Moreno, le protégé de Rafael Correa, qui l’avait déjà amorcé : nomination d’un très grand patron au ministère de l’économie, alignement sur les politiques états-uniennes, libéralisation commerciale… De même, le Nicaragua serait, selon Bernard Duterme [8], devenu un « régime autocratique, voire « dictatorial » sur le plan politique, conservateur sur le plan moral, familial et sociétal, et, enfin, sur le plan économique, en parfaite continuité avec les trois administrations néolibérales qui l’ont précédé ». En effet, la collaboration du FMI et de la Banque Mondiale avec Ortega a amplifié l’ouverture du Nicaragua aux intérêts des entreprises étrangères. Enfin, au Venezuela, parmi les différentes causes de la crise socio-économique, le processus d’ajustement et de flexibilisation (via un « régime spécial d’investissement », avec des réformes de flexibilisation dans le domaine commercial en faveur des sociétés multinationales) ainsi que l’implémentation de Zones Économiques Spéciales (régime de libéralisation radicale dans des territoires promis à un développement accéléré), représentent un "néolibéralisme mutant" qui s’habille de la rhétorique révolutionnaire et de mesures redistributives qui, tout en évitant le "tournant néolibéral" pur et simple, n’empêche cependant pas la crise. De façon similaire, en Bolivie, ce lent glissement vers une économie plus néolibérale prend l’aspect d’une alliance avec la droite.

Un autre aspect de la droitisation des gouvernements « progressistes » est l’adoption de politiques sociétales conservatrices.
Au Nicaragua, la vague conservatrice qu’on observe depuis l’arrivée au pouvoir d’Ortega, à partir de 2007, est très inquiétante : interdiction presque absolue de l’avortement, apparition d’une forme de fondamentalisme chrétien des plus conservateurs dans la rhétorique du gouvernement... En 2015, le Plan Familia Ecuador remplace la Stratégie nationale de planification familiale : épinglé par les associations féministes, ce plan pro-famille rétrograde promeut les valeurs les plus conservatrices de la morale chrétienne en matière sexuelle et reproductive. En Bolivie, le collectif féministe Mujeres Creando dénonce la rhétorique sexiste et misogyne du président Morales, dont la politique de parité n’est, selon elle, qu’une façade. Par ailleurs, les féministes dénoncent la ley de libertad religiosa ("loi de liberté religieuse") et argumentent qu’il s’agit de la matérialisation de l’avancée des églises les plus conservatrices dans les politiques étatiques. 

Sur la scène internationale, le choix des relations diplomatiques des gouvernements « progressistes » laisse perplexe.
Evo Morales, en Bolivie, se rapproche des gouvernements de pays comme la Turquie, les Émirats Arabes Unis ou l’Inde, avec des relations diplomatiques de plus en plus étroites. Or, il est flagrant que ces rapprochements diplomatiques se font de, non plus dans le cadre d’un bloc géopolitique de gauche latino-américain, mais de façon multipolaire et en direction de pays où les dérives autoritaires sont reconnues et où l’extrême droite est au pouvoir. Rappelons également qu’Evo Morales était présent lors de l’investiture présidentielle de Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite au Brésil, l’appelant son « frère ». Depuis le 23 janvier et l’auto-proclamation de Juan Guaido comme président intérimaire, Vladimir Putin et Recep Tayyip Erdogan sont également devenus les meilleurs alliés de Maduro.

2. Érosion de la pratique démocratique et tournant autoritaire

Les velléités de réformes constitutionnelles sont sources d’inquiétude dans les différents pays, dans la mesure où elles semblent viser à maintenir au pouvoir les présidents. Au Venezuela, la mise en place de l’Assemblée constituante en février 2017, à l’issue d’un bras de fer intense, visait clairement à contourner l’Assemblée nationale aux mains de l’opposition.
En novembre 2017, une décision du Tribunal constitutionnel plurinational bolivien a établi que, contrairement à ce que stipule la Constitution de 2009 mise en place par ce même gouvernement et allant à l’encontre du referendum populaire du 21 février 2016, Evo Morales pourrait se représenter aux élections pour un quatrième mandat.

Parade militaire brandissant des drapeaux disant "Chavez est toujours en vie // La lutte continue" @Ricardo Patiño (CC-BY-SA 2.0)

Par ailleurs, un tournant autoritaire semble être transversal.
Au Venezuela, en 2013, la mort de Hugo Chávez (président qui a polarisé le pays entre 1998 et 2013) conjuguée à la chute des prix des matières premières sur les marchés internationaux, a provoqué une crise intense à laquelle le gouvernement répond par des tours de vis sécuritaires successifs. Ayant perdu une bonne partie du soutien populaire dont jouissait Chávez, Maduro gouverne en évinçant systématiquement l’Assemblée législative - élue démocratiquement en 2015 [9] - car aux mains de l’opposition. L’autoritarisme à la vénézuélienne combine alors une série de mécanismes assez communs (mainmise sur la justice, répression sur les manifestations, rhétorique de la trahison patriotique de l’opposition) et d’autres spécifiques (fichage des bénéficiaires de l’aide socio-humanitaire, par exemple), et les médias de communication sont les premiers à faire les frais de ce durcissement du pouvoir, de surveillance, blocage et censure.
En Bolivie, la répression contre le mouvement social dénonçant la construction d’une autoroute transocéanique qui devait passer par le Parc National TIPNIS a marqué un tournant dans la politique de Morales. Le « camarade Evo », celui qui a rendu la dignité aux peuples autochtones de Bolivie, devient alors le "traître" qui acte la "rupture quasi-définitive de l’alliance politique entre ce dernier et les principales organisations autochtones historiques". La personnalisation du pouvoir, typique du caudillisme latinoaméricain [10], se pose alors de façon claire.
Ancien gouvernement révolutionnaire nicaraguayen, issu du Front de libération nationale sandiniste, le gouvernement de Daniel Ortega a depuis largement viré de bord : en 2006, après 16 ans dans l’opposition, Ortega reprend le pouvoir et fait alliance avec ses anciens ennemis. Bernard Duterme rappelle que le népotisme et l’autocratisme régnant actuellement, plus que des dérives, sont à considérer comme l’aboutissement d’un long processus de reconquête et de concentration du pouvoir.

Cette situation devient particulièrement critique lorsque les mouvements populaires qui contestent les politiques des dirigeants subissent de plein fouet la violence de la répression.
La criminalisation des manifestations en Bolivie et en Équateur n’est en rien différente de ce qui peut se voir dans des pays dirigés par la droite comme le Pérou ou le Mexique.
Au Nicaragua, la répression des mouvements sociaux qui débutent en avril 2018, après l’incendie du parc Indio Maiz et la réforme de la Sécurité sociale, est brutale. Au Venezuela également, l’explosion de violence se manifeste à travers l’actions des ‘colectivos’, ces comités de défense de la révolution bolivarienne qui jouent le rôle de « bras armé du contrôle social et territorial pour le gouvernement national » : ils menacent et s’en prennent aux opposant·es de façon très violente, allant jusqu’à la répression des manifestations critiques au gouvernement et l’assassinat d’opposant·es [11]. Enfin, dans ce contexte, l’essor des opérations militaires létales s’apparente à des escadrons de la mort : « les effectifs policiers ont commencé à pénétrer dans les quartiers le visage dissimulé derrière des masques de tête de mort ».

Le contexte de corruption générale, que le scandale Odebrecht [12] a contribué à mettre en évidence dans tout le continent, n’a pas épargné les gouvernements « progressistes », loin s’en faut.
Au Venezuela, la corruption est rampante à tous les niveaux, que ce soit dans les Comités locaux d’approvisionnement et de production ou dans les plus hautes sphères de l’État. En Équateur, la « dé-corréisation » tend à insister sur les dérives de ce gouvernement, qui pourtant s’inscrit dans la droite lignée des gouvernements antérieurs à ce sujet. Même en Bolivie, pourtant relativement épargnée par le scandale Lava Jato [13], la question de la corruption est délicate pour le gouvernement de Morales.

3. Quelle alternative pour les peuples ?

Dans les rues, l’opposition est multiforme, non-unitaire et sans programme clair.
Au Nicaragua, les partisan·es du capitalisme, libérales·aux et conservateur·rices historiquement opposé·es au sandinisme, se retrouvent mélangé·es dans les rues aux nostalgiques de la révolution sandiniste qui se sentent trahi·es par Ortega. On assiste donc à une "grande diversité des opinions, des chantres de la droite aux militants de gauche, rassemblées au sein du mouvement de résistance nicaraguayen."
De façon similaire, en Bolivie, une « coalition plutôt large de "plateforme citoyenne" rassemble des ancien·nes supporters de Morales, déçu·es, et des votant·es des classes moyennes oubliées, plus ou moins allié·es aux élites traditionnel·les et aux secteurs conservateurs qui se sont toujours opposé à Morales et à son parti, le MAS ».

Ce flou dans l’alternative, c’est-à-dire dans le projet politique de l’« après-ce-gouvernement », représente un vrai danger, dans le contexte d’émergence des extrêmes droites dans le monde, et plus encore au vu des fantômes du passé (et du présent) latino-américain.
Le (contre)exemple de la destitution de Dilma Rousseff (malgré toutes les erreurs que l’on peut reconnaître au Parti des Travailleurs brésilien) suivi du gouvernement de Michel Temer puis de la victoire de Bolsonaro [14], est une véritable inquiétude pour toutes celles et ceux qui souhaitent le départ de ces dirigeants qui, de « gauche », n’ont plus vraiment que le nom.
En Bolivie, les mouvements sociaux ont conscience que « le Non a Evo est aussi dangereux que le Oui » : l’opposition de droite, oligarchique, raciste et violente, n’attend que le moment favorable pour se ressaisir du pouvoir.
Au Nicaragua, en l’absence d’une alternative à gauche [15], la brèche est ouverte pour que s’y engouffrent les grandes entreprises privées et les allié·es des États-Unis afin de consolider leur hégémonie, un véritable danger pour toutes les luttes populaires.
De la même manière, le peuple vénézuélien est pris entre deux feux : « Maduro est anti-démocratique et Guaido est un usurpateur ». Les appels à la souveraineté populaire émergent, mais on peut légitimement se poser la question de comment faire pour que ces appels ne restent pas que des vœux pieux.

Manifestant au Nicaragua contre le gouvernement Ortega, mai 2018 @Jorge Mejia Peralta (CC BY 2.0)

4. La polarisation extrême du débat et ses dangers

On retrouve dans ces différents contextes des postures très polarisées : d’un côté, la droite dure historique, raciste, alliée des États-Unis et de leur logique interventionniste, fait usage d’une rhétorique anti-communiste caricaturale [16]. Au Venezuela, les stratégies privilégiées de ce type d’opposition sont la tentative de coup d’État et le lock-out (cette « grève patronale » qui consiste à fermer les usines et mettre tou·tes les salarié·es à la rue). Ces oppositions ont recours à la violence pour déstabiliser le gouvernement ; en Bolivie, en 2008, l’oligarchie, principalement rassemblée dans de la ville de Santa Cruz, revendiquait violemment la sécession régionale dans le but de bloquer l’Assemblée Constituante promue par Morales.

De l’autre côté, on trouve celles et ceux qui apportent un soutien inconditionnel à des « gauches » de plus en plus autoritaires, et semblent prêt·es à tout justifier sur le compte d’un anti-impérialisme dépourvu de nuances. Pour elles et eux, toute critique de ces gouvernements "de gauche" serait due à un manque de discernement et alors taxée d’« alliés objectifs » : c’est-à-dire qu’elle ne servirait, au bout du compte, que les intérêts de l’impérialisme des Etats-Unis. Quant aux gouvernements « progressistes », face aux accusations d’autoritarisme, ils se défendent en dénonçant systématiquement un coup d’État organisé depuis l’extérieur, l’interventionnisme états-unien et la violation de la souveraineté nationale. Dans cette vision « campiste » du monde, il n’existe que deux camps possibles, puisque « l’impérialisme hégémonique états-unien et occidental [serait] à l’origine de toute contestation populaire qui s’opposerait à ces États ou mouvements. »

Dans ce contexte de polarisation, l’information critique, indépendante, et non-biaisée par les intérêts des grands médias capitalistes, est un enjeu de premier ordre. Cet article de la revue nicaraguayenne Pueblos le rappelle : il s’agit de se distancier à la fois des grands groupes médiatiques qui promeuvent les intérêts privés, et des médias « officiels » servant de relais gouvernemental (gouvernement qui, par ailleurs, s’attaque aux journalistes indépendant·es). De la même manière, au Venezuela, les médias indépendants rapportent la difficulté de savoir exactement ce qu’il se passe à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et appellent à la plus grande prudence quant à la source, la construction et l’interprétation des informations. 

Il ne s’agit pas de nier que l’Amérique latine a toujours subi l’interventionnisme des États-Unis ; ni que ceux-ci ne manquent jamais une opportunité pour déstabiliser des pays qui ont un jour contesté son hégémonie. Il est également évident que le traitement médiatique entre des crimes commis par les gouvernements de gauche et de droite est asymétrique : alors qu’en 2014, les médias internationaux relayaient la forte répression contre les manifestations vénézuéliennes, pas un mot n’était écrit sur les morts de la répression au Pérou. La différence de traitement médiatique entre les deux dictatures centre-américaines, au Honduras et au Nicaragua, par ailleurs bien similaires, pose la question de la neutralité et/ou la diversité des analyses politiques proposées dans les médias traditionnels. Il est en outre manifeste que certaines oppositions nationales, quoique très violentes et virulentes, font trop peu souvent l’objet d’un véritable intérêt de la presse internationale.

Cependant, la solidarité a-critique vis-à-vis des gouvernements « progressistes » latino-américains, en particulier venue d’Europe et d’Amérique du Nord, est problématique, car elle contribue à étouffer la critique interne et depuis le bas au nom de la lutte contre son instrumentalisation, et tend trop souvent à excuser des crimes odieux pour ces gouvernements qui se disent au service de leurs peuples.
Crier à la conspiration états-unienne pour empêcher la réélection d’Evo Morales en Bolivie (comme ici) revient à oublier que celui-ci est passé outre le NON au referendum contraignant sur la question de sa réélection.
Expliquer le désastre vénézuélien par la « guerre économique » menée par les Etats-Unis évacue les origines bien plus anciennes de la crise, que l’opposition s’empresse, il est vrai, d’empirer. Or, on peut à la fois dénoncer le désastre de la gestion de Maduro, soutenue par la très corrompue "bolibourgeoisie" (classe moyenne proche du gouvernement de Chávez qui s’est massivement enrichie ces vingt dernières années), et la violence de l’opposition d’ultra-droite qui soutient l’auto-proclamé "président" Guaido. La gauche vénézuélienne critique envers Maduro rappelle que la tentative de coup d’État de Juan Guaido, soutenu par les Etats-Unis, a été préparée et facilitée par les politiques catastrophiques du gouvernement vénézuelien qui ne datent pas d’hier.

Se focaliser sur l’instrumentalisation de la situation par les tenants de l’impérialisme n’aide en rien à résoudre la situation. On ne peut pas balayer d’un revers de la main, sous prétexte qu’ils seraient financés ou encouragés par les Etats-Unis, les mouvements de contestation portés par des populations historiquement marginalisées, dénonçant les fraudes fiscales et l’autoritarisme présidentiel, la confiscation de leurs terres et la politique extractiviste de leur gouvernement. De nombreuses voix critiques s’élèvent en Amérique latine. Des intellectuel·les, comme Maristella Svampa qui déplore "le manque d’autocritique des « progressismes » [...] soutenu par la solidarité inconditionnelle". Egalement des politiciens, comme le Bolivien Pablo Solon, impliqué dans les débuts du gouvernement Morales et qui a depuis pris des distances pour réfléchir aux logiques du pouvoir qui ont capturé le processus émancipateur, aux alliances qui l’ont miné, et aux perspectives politiques vers le Buen Vivir. Face au "chantage favorisant un alignement artificiel derrière les leaders et les partis du progressisme" et aux limites des progressismes (qui ont "contribué à désactiver ces tendances émancipatrices [...] en gestation dans les mouvements anti-néolibéraux"), écoutons ces voix critiques qui soulignent les nouveaux registres de lutte émanant des mouvements sociaux, ceux-là même qui avaient porté ces gouvernements au pouvoir, et qui proposent de penser la transition d’un "paradigme socialiste révolutionnaire" vers de nouvelles territorialités, de nouveaux sujets politiques, et de nouveaux « concepts horizons ».

Notes

[1Parmi les caractéristiques communes à ces gouvernements auto-dénomminés « progressistes », on retrouve par exemple le développement de programmes de redistribution des richesses, liés à un Etat-providence fort, l’ouverture de nombreux chantiers d’infrastructure publique et un anti-impérialisme très présent dans les discours etc. Émergeant de mouvements populaires anti-néolibéraux forts qui se mobilisent à partir des années 1980, ces gouvernements ont à leur début largement apporté au bien être de pans entiers des populations de ces pays.

[2Ancien leader de la révolution sandiniste, révolte populaire qui renversa la dynastie dictatoriale des Somoza, soutenue par les Etats-Unis

[3On ne traitera pas Cuba, le seul pays étant réellement passé d’une économie de marché à une économie planifiée, mais lui-même aujourd’hui en phase de transition avec des réformes constitutionnelles importantes et notamment un retour vers le capitalisme - par manque de sources

[4Le modèle primo-exportateur consiste à concentrer le gros de l’économie sur l’exportation de matières premières peu ou pas transformées, comme « avantage comparatif » dans le cadre du commerce international. Cela implique une faible industrialisation du pays. La problématique principale est que les prix des matières premières ont tendance à fluctuer fortement sur le marché international, alors que les produits manufacturés ont un prix plus stable –et structurellement plus élevé. Le cacao, par exemple, est produit en Colombie, vendu à bas prix en Belgique ou en Suisse où il est transformé et revendu 10 fois son prix sous forme de chocolat.

[5Dans les années 1990-2000, le prix des matières premières, en particulier des minerais et dans une moindre mesure du gaz et du pétrole, ont connu une augmentation importante. Tous les pays latino-américains ont alors connu une vague de « reprimarisation » de leurs économies, c’est-à-dire le retour vers une économie primo-exportatrice (voir la note précédente). Pour les gouvernements « de gauche », cela a été l’opportunité de financer rapidement et relativement facilement les programmes sociaux promis pendant les campagnes électorales. Par ailleurs, le maintien d’un ordre international (divisé entre pays producteurs de matière première et pays bénéficiant de la valeur ajoutée du savoir transformer) est une position de principe dans la diplomatie économique de nombreux pays occidentaux qui pèse dans les relations internationales. Or, cette « reprimarisation » a durement coûté à toutes les économies, de droite et de gauche latinoaméricaines lorsque les prix sur les marchés internationaux se sont effondrés en 2013.

[6Politicien équatorien, Alberto Acosta fut président de l’Assemblée nationale constituante équatorienne, ministre de l’Energie et des Mines et l’un des principaux idéologues de la Révolution Citoyenne de Rafael Correa à ses débuts, avant d’en devenir farouchement critique. Il a également théorisé le concept du « Buen Vivir », à l’opposé de celui de « développement ».

[7Le « néo-développementisme » fait usage du vocable du « développement », lié au productivisme, à l’extractivisme, priorisant les infrastructures bénéficiant aux grands groupes économiques, etc. Pour la critique latino-américaine du développement, voire notamment :
 Escobar, Arturo (1995). "Ecountering Developpement : the Making and Unmaking of the Third World » https://press.princeton.edu/titles/9564.html
 Svampa, Maristella (2016). « Debates latino-americanos. Indianismo, desarrollo, dependencia y populismo » https://journals.openedition.org/ideas/2308

[8Président du CETRI et spécialiste de ce pays

[9Cette élection avait été entâchée d’irrégularités dans l’État d’Amazonas, selon le CNE (Conseil National Electoral) —pour l’élection de 3 député·es sur 167. C’est sous ce prétexte que Maduro a dénoncé toutes les décisions votées à l’Assemblée devant la Cour Suprême de Justice afin de les bloquer et de gouverner par décrets. Or, il faut noter qu’aucune mesure n’a été prise pour organiser de nouvelles élections dans l’État en question, ce qui pose question sur la bonne foi démocratique de Maduro.

[10On appelle « caudillisme » le système politico-social de domination basé sur la figure d’un homme fort.

[11Le phénomène des ‘colectivos’ est un exemple marquant du niveau de violence politique que l’on retrouve, non pas seulement au Venezuela ou dans les pays mentionnés ici, mais en tant que caractéristique de la vie socio-politique latino-américaine. Qu’elle soit exercée par l’État ou par des militant·es de tous bords, cette violence politique se matérialise avec l’assassinat de militant·es (au Brésil, au Honduras, en Colombie), avec l’action de paramilitaires et autres groupes armés (en Colombie, au Mexique), etc…

[12Des révélations de cas de corruption massive par l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht, partant des États-Unis en 2014, finissent par entacher une grande partie de la classe politique latino-américaine.

[13Un vaste réseau de blanchiment d’argent a été révélé au Brésil en 2013, lié à des stations de lavage automatique de voiture, et impliquant des hommes d’affaires et des politiciens sous contrat avec l’entreprise pétrolière brésilienne Petrobras.

[14Dilma Rousseff, présidente du Brésil entre 2011 et 2016 pour le Parti des Travailleurs à la suite de Lula, a été destituée par le Sénat suite à des accusations de maquillage des comptes publics. Cet impeachment hautement controversé a notamment été critiqué du fait que les député·es qui ont voté sa destitution faisaient également, pour la plupart, l’objet de poursuites judiciaires pour enrichissement personnel. De nombreux analystes brésilien·nes s’accordent pour qualifier la destitution de Rousseff de « coup d’État judiciaire » : remplaçant Rousseff, son Vice-Président Michel Temer, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) de centre-droit, rompt son alliance avec le Parti de Travailleurs et s’allie à la droite pour former le nouveau gouvernement. En écartant définitivement Rousseff du pouvoir, il marque la fin de 13 ans de gouvernement par le centre-gauche. C’est notamment la campagne menée par la droite à ce moment qui explique le rejet viscéral d’une partie de la population brésilienne et l’élection de Bolsonaro en 2018.

[15La question de pourquoi n’existe-t-il pas une alternative à gauche est ouverte. Plusieurs éléments de réponses peuvent être apportés : la captation d’une partie des forces vives des mouvements sociaux par les structures du Parti « de gauche », la division sur la stratégie à mener entre les dérives du gouvernement et la menace de la droite (s’opposer frontalement ou pousser le gouvernement, a priori plus « allié » que l’opposition, à virer de bord), mais aussi une certaine explosion des organisations sociales et de leur capacité à mobiliser (phénomène pour le moins mondial)...

[16Rappelons qu’en dehors de Cuba, tous les autres pays latino-américains sont régis par la loi du marché. Cette rhétorique anti-communiste sert dès lors plus d’épouvantail que de dénonciation rationnelle du type de politiques mises en place