Corruption et corrupteurs

, par ALAI , PAZ-Y-MIÑO CEPEDA Juan

La corruption existe depuis l’époque coloniale, même si elle a, naturellement, pris au cours des siècles des formes différentes selon les circonstances et le contexte historique. L’écrivain équatorien Eugenio Espejo (1747-1795) a souvent dénoncé dans ses œuvres la corruption généralisée des membres de l’Audiencia de Quito au 18°siècle. Un peu plus tard, Monseigneur Federico Gonzàlez Suàrez a été particulièrement critique dans son 4° volume de l’Histoire Générale de la République d’Equateur (1893) : sa dénonciation du laisser-aller et de la corruption au sein des communautés religieuses pendant l’époque coloniale lui a valu d’être l’objet de nombreuses plaintes auprès du Pape, y compris une demande d’excommunication. L’archevêque a eu beaucoup de mal à défendre son point de vue.

Mais remontons à l’époque républicaine, à partir de 1830, date à laquelle l’Equateur se constitue en république après s’être séparé définitivement de la Grande Colombie rêvée par Simon Bolivar. Les rapports annuels des ministres de l’Intérieur et de l’économie sont truffés de preuves de l’existence d’une corruption qui touchait à l’époque tous les secteurs du pays Bien entendu, les caisses de l’Etat étaient considérées alors comme une manne à la disposition des gouvernants et de ceux qui occupaient des postes-clé dans l’administration, tels que les douanes. Dans le secteur douanier, la situation perdure encore aujourd’hui malgré les systèmes de contrôle qui ont été institués il y a une dizaine d’années. La contrebande, la sous et la sur-facturation, les déclarations frauduleuses, les pots-de-vin et les vols de cargaisons ont de tout temps émaillé l’histoire de la douane en Equateur. C’est ce commerce illicite qui a favorisé l’apparition et le développement de l’oligarchie de Guayaquil (milieu du 19° siècle). Ce sujet a été documenté par des chercheurs, en particulier par Víctor Emilio Estrada.

Pendant le premier siècle de la république, les droits de douane constituaient la principale ressource de l’Etat. On imagine aisément l’étendue de la fraude générée par les infractions permanentes et impunies du secteur douanier.
 
La corruption douanière, publique et privée, a atteint de telles proportions en Equateur qu’Osvaldo Hurtado, président de la république équatorienne entre 1981 et 1984, a décrit dans Les problèmes de gouvernance de la démocratie équatorienne (2005) le phénomène de l’encouragement de la contrebande par les institutions régionales au mépris des réformes douanières. Il va même jusqu’à affirmer : « Non seulement certains partis politiques sont au service d’intérêts particuliers mais en plus ils opèrent comme de véritables mafias (PSC y PRE). Ces agissements ne semblent pas inquiéter les électeurs qui, à chaque élection, leur redonnent généreusement leur vote au lieu de les sanctionner. »
 
Chez les buralistes, qui ont été jusqu’au milieu du 20° s. les seuls distributeurs de produits « étatisés » (alcool, tabac, allumettes, sel, poudre à fusil), la corruption n’était pas un secret. Tout le monde y participait : fonctionnaires, entrepreneurs et particuliers, tous gagnaient de l’argent sur des ventes frauduleuses réalisées à l’Etat.
 
Le plus grand scandale de corruption privée bancaire a été dénoncé par Luis Napoleón Dillon dans La crise économique et financière de l’Equateur (1927). Il y révélait les très lucratives émissions de billets réalisées par les banques privées pendant l’époque ploutocratique (1912-1925). C’est la Révolution Julienne (1925-1931) qui a mis fin à cette immense escroquerie en imposant le respect des intérêts nationaux à travers l’interventionnisme de l’Etat et le contrôle fiscal des banques, ainsi qu’au moyen de sanctions allant jusqu’à l’emprisonnement du banquier le plus important de l’époque. C’est grâce aux Juliens que sont nées des institutions comme l’Inspection des Finances, la Surintendance des Banques, le Ministère de la Prévoyance Sociale et du Travail, les Caisses de Retraite, ainsi que l’impôt sur le Revenu, créé en 1928 et depuis lors constamment éludé, boycotté et remis en question par les groupes de production et les classes dirigeantes, portant préjudice à l’Etat.. Aujourd’hui, ces mêmes acteurs de l’économie ont obtenu des moratoires et des exonérations fiscales pour 15 ou même 20 ans ! On imagine les fortunes amassées au détriment des fonds publics pendant les 100 ans où l’Inspection des Finances n’existait pas !

Revenons à l’époque contemporaine. Depuis 1979, soit la plus longue période de gouvernements constitutionnels en Equateur qui a vu 14 présidents, les scandales de corruption n’ont jamais cessé. Pour n’en citer que quelques-uns, mentionnons, pendant le gouvernement d’O. Hurtado (1981-1984), la « sucrétisation » de la dette privée (transformation de la dette émise en dollars en sucres, la monnaie locale, pour éviter la faillite des banques et des entreprises), l’affaire de l’île Santay ; sous L. Febres Cordero ( entre1984 et1988), une nouvelle sucrétisation , l’affaire des éboueurs, de l’ Ecuahospital, le trafic de véhicules volés et revendus à l’ ENAC ( l’organisme national de régulation du commerce agro-alimentaire), l’affaire de l’IEOS et de la Commission des transports du Guayas, les vols dans les dépôts portuaires, les détournements de fonds de la Banque Centrale ; entre 1992 et 1996, pendant le gouvernement de S. Duràn Bailén, ce fut l’affaire « Flores y miel » ; enfin, en 1996, en quelques mois la corruption avait atteint un niveau tel qu’elle a provoqué un soulèvement populaire impressionnant qui a amené la chute du président de l’époque, A. Bucaram. Une plaque a été gravée en souvenir de cet épisode. Elle se trouve sur le mur de la cathédrale de Quito. Citons également les nombreux « sauvetages » de banques (crise du Feriado Bancario, sous Jamil Mahuad en 1999), les « dollarisations » et privatisations frauduleuses, l’affaire OCP, l’affaire de la renégociation de la dette externe par G. Noboa (2000-2003), les multiples cas de népotisme et pots-de-vin sous le gouvernement de L. Gutiérrez (2003-2005), etc. etc. Curieusement, tous les gouvernements ont fait de la lutte contre la corruption leur cheval de bataille électorale, certains ont même créé des organismes destinés à la combattre !
 
Le gouvernement de Lenín Moreno a révélé une série d’affaires de corruption datant de l’époque du gouvernement de Rafael Correa (2007-2017). Il est certain que ces cas ont existé, que personne ne peut les justifier et qu’ils relèvent du système judiciaire. Mais il apparaît clairement que, pendant ce processus de « décorréisation », l’attention a été portée essentiellement sur la corruption publique et beaucoup moins sur la corruption privée, qui apparaît comme négligeable, alors que tout le monde sait que derrière un versement injustifié à un fonctionnaire, se trouve celui qui l’a effectué et qui en est le bénéficiaire final. Dans ce contexte, les actions intentées pour mettre fin aux frais abusifs émis par les banques et les assurances semblent avoir été peu efficaces. D’après le journal pro-gouvernemental El Telégrafo, le 24 octobre seules 50.800 plaintes ont été traitées, entraînant le versement de 1.2 millions de dollars d’indemnisations de la part des banques. (https://bit.ly/2OhuNWa).
 
Pendant son mandat (1984-1988), Febres Cordero avait créé un bureau spécifiquement chargé de poursuivre O. Hurtado et ses fonctionnaires. Mais curieusement, il semble que la corruption qui sévit en Equateur soit aujourd’hui attribuée uniquement au gouvernement Correa (2007-2017). Ce mouvement de « décorréisation » réunit à l’heure actuelle de nombreuses institutions gouvernementales, des médias privés et des think-tanks, les élites entrepreneuriales, bon nombre de haut-fonctionnaires entamés dans la persécution économique et politique et même certaines juges, procureurs et avocats qui travaillent à l’élargissement du champ d’action des lois pour renforcer le pouvoir de l’Etat.
 
Pourtant, Hurtado lui-même, dans un autre de ses best-seller Les coutumes des Equatoriens, 2007, affirme que la société équatorienne est une société permissive, qui s’est enrichie grâce aux fonds publics. En plus de la contrebande, la corruption réside dans les transfers de fonds de la Banque Centrale à des particuliers (c’est le cas par exemple des « sauvetages » bancaires, en particulier pendant la crise du Feriado de 1999) ou dans les exonérations d’impôts de 2018. Les autres formes de corruption privée, qu’il décrit dans son livre, complètent un tableau qui, depuis 1996, a situé l’Equateur parmi les pays les plus corrompus au monde au classement de Transparency International

Il ressort du contenu de l’œuvre de cet ex-président de la république, aujourd’hui très respecté par les entrepreneurs et les milieux de la droite, que la corruption qui a sévi pendant la Révolution citoyenne (le gouvernement Correa), n’a pas pu être éradiquée car il s’agissait alors d’un problème structurel du pays. L’avenir permettra de déterminer si c’est le cas à présent.

Dans ces conditions, il est très difficile d’imaginer qu’un pays aussi marqué par la corruption puisse attirer d’importants investissements étrangers. Le problème est évoqué dans le récent ouvrage de la Cepal, Etude économique de l’Amérique latine et des Caraïbe en 2018. Evolution des investissements en Amérique latine et dans les Caraïbes : faits saillants et défis politiques (https://bit.ly/2JwUXU5). Dans cette étude, il apparaît en outre que les investissements en Equateur sont en retard d’autant que, contrairement à la tendance des dix dernières années, un certain nombre d’indicateurs économiques et sociaux indiquent actuellement une tendance à la baisse.

Ecuador, lundi 4 novembre 2018

Voir l’article original en espagnol sur le site de ALAI