Le 13 juillet 2022, Juan Carlos Hernández, un activiste gay du collectif Cultura Trans, est arrêté au Salvador pour association de malfaiteur·ices. Selon les responsables du collectif, Juan Carlos doit son arrestation à sa mobilisation en faveur de la libération de sa jeune sœur transgenre, Alessandra, incarcérée en mai pour défaut de papiers d’identité lors d’une descente de police effectuée dans son quartier. Un·e activiste de Cultura Trans (ayant demandé à rester anonyme pour des raisons de sécurité) raconte que lors de l’arrestation, les policier·es ont déclaré à Alessandra : « On va t’emmener pour que t’apprennes à ne pas t’habiller comme une femme. » Des annonces succinctes de la part des autorités ont révélé qu’Alessandra était détenue dans une prison d’hommes. Juan Carlos et Alessandra font partie des dizaines de milliers d’individus capturés et jetés de façon arbitraire dans la gueule du système carcéral grandissant du Salvador.
Mis en place par le président Nayib Bukele comme un moyen de combattre la violence des gangs suite aux 62 homicides perpétrés le 26 mars 2022, un record douloureux dans l’histoire récente du pays, cet état d’exception a fêté ses un an le 27 mars 2023. Une fois l’état d’urgence adopté, on a découvert que les meurtres avaient finalement été ordonnés par des chefs de gang insatisfaits des débouchés de négociations secrètes entreprises de longue date avec le gouvernement de Bukele. Aujourd’hui, celui-ci répète inlassablement aux Salvadorien·nes que l’état d’exception, la suspension des libertés civiles l’accompagnant et les manœuvres autoritaires de Bukele sont les seuls moyens d’en finir avec la violence qui persiste depuis le début des années 1990. Pourtant, si l’on compare avec l’année de son lancement, l’état d’exception semble surtout bien pratique pour justifier les violations des droits humains et servir les intérêts du gouvernement Bukele. En résumé : cet état d’exception n’a jamais été capable de fournir aux communautés du Salvador la sécurité et la justice qu’elles espèrent depuis longtemps.
Après la déclaration de mars 2022, les plaintes pour violations des droits humains ont rapidement émergé et sont restées constantes depuis. Avec plus de 65 000 personnes incarcérées l’an dernier, les arrestations arbitraires constituent la violation la plus fréquente, sous prétexte de fausses accusations d’affiliation à un gang. Derrière ces plaintes infondées se cachent des incarcérations politiques, comme celles de plusieurs militant·es écologistes influent·es en février dernier à Santa Marta. Ces tactiques pénales se sont également élargies pour englober les condamnations de journalistes accusé·es d’alimenter la peur des gangs à travers leur couverture médiatique. En novembre dernier, on comptait déjà 90 cas de morts en garde à vue relayés par les médias, révélant les conditions inhumaines dans lesquelles les condamné·es étaient détenu·es. Iels racontaient avoir souffert de privation de nourriture et d’air frais et d’avoir été battu·es et torturé·es. Des procédés qui ne sont pas sans rappeler les techniques utilisées par l’État salvadorien contre les guérillas au cours de la guerre civile de 1979-1992.
Malgré tout cela, l’état d’exception n’a cessé d’être prolongé. La dernière prolongation en date : celle du 15 mars, pour la douzième fois. Pour le directeur de la police, Mauricio Arriaza, cet état est justifié par le besoin de « continuer la lutte contre les groupes criminels » pour « redonner confiance aux familles salvadoriennes qui craignent pour leurs vies et leurs biens ». Une promesse maintes fois répétée et non tenue. L’état d’exception peut-il redonner cette confiance ? Pas si l’on en croit l’année qui vient de s’écouler.
Ces arrestations ne sont pas le fruit du hasard
Mais si des milliers d’arrestations sont menées sans aucune explication ni respect des procédures, cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas guidées par une intention ou une stratégie secrète. Ce n’est pas la première fois que ce gouvernement cible explicitement des groupes marginalisés dans le pays. Des personnes tatouées ou arborant un certain style vestimentaire sont visées par les autorités, parfois via des contrôles policiers ou des interpellations soudaines en pleine rue au cours desquelles on leur demande d’ôter leurs vêtements. Les officier·es de police ont un quota à respecter, ce qui illustre bien le choix inadapté d’un élargissement constant du modèle pénitentiaire, plutôt que la transformation de la société dans son ensemble. Le déploiement initial des forces militaires et de police dans les municipalités les plus pauvres, souvent considérées comme des centres névralgiques des activités des gangs, constitue un autre exemple de ce choix politique. Ces stratégies s’appuient sur une méconnaissance des conditions qui rendent ces habitant·es plus enclin·es à rejoindre des gangs, et ne servent qu’à criminaliser toujours plus les Salvadorien·nes les plus pauvres, en particulier les adolescents et les jeunes hommes. Résultat : des milliers d’enfants ont été emprisonné·es l’an passé. Au Salvador, les gangs sont tout d’abord apparus à Los Angeles, formés de réfugié·es ayant fui la sanglante guerre civile de leur pays. Dans les années 1990, ces groupes ont été expulsés vers leur pays d’origine dans un contexte d’après guerre relativement précaire où ils ont rapidement proliféré. Ces dernières années, la violence des gangs était si répandue que la vie quotidienne des communautés salvadoriennes est devenue de plus en plus difficile. Plutôt que de s’attaquer aux conditions qui alimentent cette violence, le gouvernement de Bukele généralise la pauvreté et renforce les motivations qui conduisent les citoyen·nes à rejoindre des gangs.
Le 11 janvier 2023, les poursuites organisées par l’État au sein des communautés les plus vulnérables ont mené aux arrestations de Miguel Ángel Gámez, Alejandro Laínez García, Pedro Antonio Rivas Saúl Agustín, Teodoro Antonio Pacheco et Saúl Agustín Rivas Ortega dans la ville de Santa Marta, dans le département de Cabañas. Le Comité de solidarité avec le peuple du Salvador (CISPES) et l’Organisation des villes jumelées du Salvador et des États-Unis ont publié une déclaration commune condamnant ces arrestations et rappelé le rôle historique de Santa Marta en tant qu’épicentre de la mobilisation environnementale. Des activistes de l’Association pour le Développement Économique et Social (ADES) ont notamment été incarcéré·es, pour leur lutte contre la dégradation de l’environnement dans cette région et la suppression de l’état de droit. On les accuse d’appartenir à une organisation illicite et d’être responsables d’un meurtre datant de 1989, à l’époque de la guerre civile. Ces accusations sont largement contestées et considérées comme des tentatives illégitimes de dissuader les populations locales de se mobiliser davantage. Cruelle ironie, elles occultent les dizaines de milliers de civil·es mort·es aux mains de l’État salvadorien durant la guerre. La mobilisation des habitant·es de Santa Marta a largement contribué à l’adoption de la première interdiction au monde d’extraction minière au Salvador en 2017. C’est pourquoi ces arrestations nourrissent des spéculations sur une possible annulation de cette interdiction historique, et ce d’autant plus que Bukele cherche désespérément des sources de revenus pour compenser ses autres tentatives manquées de générer des capitaux ; parmi lesquelles l’adoption en 2021 du Bitcoin comme monnaie légale.
En mars dernier, des centaines de femmes se sont emparées des rues de la capitale pour participer aux manifestations organisées à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ; les premières mobilisations depuis le lancement de l’état d’exception. Les principales revendications féministes (comme le droit à l’avortement dans un pays où les soins médicaux après avortement sont sévèrement punis) se sont accompagnées de vives critiques de l’administration Bukele. Des appels explicites à la fin de l’état d’exception ont dénoncé la violence physique et émotionnelle constante subie et les disparitions de jeunes filles, de femmes et de personnes trans, en particulier de femmes trans. Le pays affichant l’un des plus hauts taux de féminicides d’Amérique latine, les militantes féministes ont raison de souligner que l’état d’exception n’a rien fait pour éliminer la violence découlant du patriarcat. Au contraire, l’hyper militarisation des communautés du Salvador n’a fait que renforcer l’emprise répressive de l’État sur les femmes et leurs moyens de subsistance.
Par ailleurs, l’état d’exception exacerbe les attaques déjà encouragées par l’État à l’encontre des communautés LGBTIQ, comme lors de la campagne de Cultura Trans en faveur de la libération de Juan Carlos et d’Alessandra. Lors des premiers mois suivant le lancement de cette politique, l’organisation de défense des droits humains Cristosal a recensé 53 arrestations arbitraires de personnes LGBTIQ. Ce chiffre est sûrement sous-évalué au vu de la non-prise en considération des identités trans lors du placement en détention et du manque de données collectées sur l’identité sexuelle et genrée des personnes incarcérées. Une reconnaissance légale de leur genre sur leurs documents d’identité représente un véritable défi pour les transgenres salvadorien·nes. Cela fait des années que les militant·es trans ont fait du combat pour la Loi sur l’identité leur cheval de bataille. Cette loi sur l’identité de genre permettrait aux Salvadorien·nes trans d’obtenir des documents légaux reconnaissant leur nom et leur identité de genre. En février 2022, la Cour suprême du Salvador a établi que la Constitution interdisait dorénavant toute discrimination basée sur l’identité de genre. Elle a donné un an aux instances législatives pour définir la marche à suivre en vue d’un changement du nom inscrit sur les documents officiels. Mais l’Assemblée législative, occupée par la supermajorité du parti Nuevas Ideas (Nouvelles idées) de Bukele, n’a pas respecté ce délai. Ce mépris affiché des droits des personnes trans est caractéristique des politiques visant les LGBTIQ dans le Salvador de Bukele, qui refuse également le droit au mariage entre personnes du même sexe. Ainsi, l’état d’exception en vigueur actuellement ne fait qu’exacerber les conséquences carcérales des politiques discriminatoires d’interpellation, la criminalisation du travail du sexe ainsi que les contrôles au faciès subis par les communautés LGBTIQ.
Incarcération de masse
Il est difficile d’entrevoir une fin à tout cela après le passage de la douzième prolongation de l’état d’exception. Beaucoup pensent que Bukele va se servir de l’état d’urgence actuel pour légitimer la candidature à une réélection inconstitutionnelle qu’il a lui-même annoncée en septembre dernier. Ces derniers temps, les critiques de l’autoritarisme de Bukele se sont focalisées sur le centre de confinement du terrorisme (CECOT) tout juste inauguré à Tecoluca, dans le département de San Vicente. Le président s’est enorgueilli que cette prison soit la plus grande du continent américain, mais a manqué de transparence sur le financement de ce projet faramineux. La nouvelle prison a été inaugurée en mars dernier lors d’un communiqué de presse vidéo montrant Bukele parcourant l’enceinte recouverte de ciment. Le campus tentaculaire (qui s’étend sur plus de 1,6 km²) est composé de huit bâtiments de détention comprenant chacun 32 cellules. Ces dernières renferment 80 couchettes en métal sans matelas, deux lavabos et deux toilettes pour 100 prisonnier·es.
Censé accueillir 40 000 personnes, ce nouveau complexe est considéré comme la réponse parfaite à une population carcérale qui augmente très rapidement. Une population qui atteint le triple de la capacité carcérale du Salvador et en fait le pays au plus haut taux d’incarcération par habitant·e au monde. Les vidéos et les photos au caractère sensationnel de l’arrivée des premiers 2 000 prisonniers détonnent de par leur mise en scène choquante montrant des détenus au crâne rasé et en long short blanc massés dans des conditions inhumaines. Bukele a tweeté : « Ce sera leur nouvelle maison, là où ils vivront durant des décennies, tous mélangés, incapables de faire plus de mal à la population. » Ces images mettent en lumière un spectacle pénal qui présuppose la culpabilité des détenus et fait l’impasse sur la question de l’enracinement profond d’une logique carcérale dans la société salvadorienne. Le taux d’approbation fort et constant de Bukele à travers le pays et au sein de la diaspora souligne bien la forte emprise que les solutions proposées ont sur l’imaginaire populaire, et ce malgré les atteintes à la dignité et à la vie humaine qu’elles supposent. Signe d’une évolution préoccupante, la présidente de gauche Xiomara Castro a elle aussi annoncé en décembre dernier la mise en place d’un état d’exception pour sévir contre la violence des gangs au Honduras.
L’état d’exception n’est que le dernier élément en date de toute une série d’approches court-termistes de la violence des gangs au cours des dernières décennies. Des approches qui ne s’attaquent pas aux conditions sous-jacentes modelant le paysage sociopolitique du Salvador, qui est le véritable terreau du développement des gangs. Bien avant l’entrée en fonction de Bukele, le Salvador a connu une succession de mesures-palliatif pour tenter de faire baisser la violence des gangs ; des mesures toujours plus punitives lancées par des politicien·nes provenant de tous les horizons politiques. Même s’il est important de reconnaître que l’état d’exception a définitivement amélioré le quotidien de bien des Salvadorien·nes (avec des taux d’homicide et de vol significativement plus bas et des saisies d’armes ayant contribué à un sentiment de sécurité à travers tout le pays), il faut poser la question : à quel prix ?
Sous ce voile d’apaisement, on s’aperçoit que la sécurité reste limitée et exclusive. L’avenir du Salvador demeure incertain tant que ces approches carcérales et cette présidence autoritaire se poursuivent. Même si l’on ne saurait prédire combien de temps encore cet état d’exception va se prolonger, une chose est sûre : le gouvernement continuera à suivre un modèle établi qui, loin d’empêcher l’exploitation des vies des Salvadorien·nes, la nourrit. Les menaces induites par la violence des gangs restent un sujet central et un risque réel. Cependant, l’état d’exception et ses antécédents ne s’attaquent en rien aux besoins quotidiens de la population ni aux causes profondes de la violence des gangs. En réalité, ils ne servent qu’à consolider le projet autoritaire de Bukele et à retarder la construction d’un futur soutenable.