Violences, guerres, conflits armés : évolutions et résistances

Sommaire du dossier

Introduction

Passerelle n°25

, par Rédaction

Un soldat français des forces spéciales s’apprête à tirer dans le cadre de la Task Force Takuba, au Sahel. On apperçoit le lance-grenades Milkor MGL au fond.

Un monde « à nouveau » en guerre, vraiment ?

Depuis février 2022 et l’invasion russe en Ukraine, les médias français répètent sans relâche que « le monde est à nouveau en guerre ».

De fait, il est indéniable que la violence et la militarisation est en expansion dans la gestion des conflits. Selon un article de The Atlantic, les années 2022 et 2023 ont connu une recrudescence alarmante des conflits armés de par le monde. De Gaza à l’Ukraine en passant par l’Arménie, le Kosovo, l’est du Congo ou encore le Soudan et la région du Tigré en Éthiopie, le programme de collecte de données sur les conflits de l’Université d’Uppsala confirme que nous traversons la période la plus conflictuelle depuis la fin de la guerre froide. L’article présente plusieurs hypothèses : la fin du monopole états-unien sur l’équilibre international et de son rôle exclusif comme gendarme du monde ; la (ré)émergence de la Russie et de la Chine comme acteurs et armées puissantes ; et la guerre en Ukraine et à Gaza comme message d’impuissance des modes diplomatiques de résolution des conflits, qui autorise ou rend possible la lutte armée comme modalité des conflits. La (re)militarisation, le rôle des armées dans les sphères sociales et politiques, les nouvelles formes de conflits armés, l’échec des modes pacifiques de résolution de conflits issus de la Seconde Guerre mondiale… sont des sources de préoccupations grandissantes pour les acteur·rices de la solidarité internationale.

Cependant, l’idée que la guerre serait de retour après des décennies d’un monde en paix relève plus d’un biais euro-centré qu’autre chose. En effet, au niveau international, la violence armée n’a jamais disparu d’un très grand nombre de territoires. Entre guerres d’indépendance nationales comme en Algérie ou en Angola ; dictatures militaires comme en Argentine ou au Chili ; conflits territoriaux armés comme au Cachemire ou au Darfour ; génocides comme au Guatemala, au Rwanda ou en Birmanie ; « guerre intégrale d’usure » contre les peuples qui défendent leur territoire comme au Mexique ou en Inde ; féminicides de masse conçus comme une « guerre de basse intensité » contre les femmes… La guerre et ses horreurs n’ont jamais disparu pour de nombreuses populations dans le monde. Or, l’Europe – et en particulier la France – a souvent un soutien actif aux exactions commises, depuis la vente d’armes aux différentes parties prenantes des conflits armés, jusqu’à l’exportation des techniques de guerre contre-insurrectionnelles, en passant par les « opérations extérieures » où les militaires français interviennent directement dans des contextes guerriers. L’absence de conflit armé sur le territoire français ne signifie en aucun cas que la France n’y prend pas part, ailleurs dans le monde.

Quoiqu’il en soit, la guerre en Ukraine et le génocide en cours en Palestine semblent avoir fait prendre conscience, en Europe, du poids de la guerre dans le monde, et provoqué un regain d’intérêt, dans les mouvements sociaux, pour questionner le rôle et les conséquences du militaire, à l’aune de « nouvelles » préoccupations et en fonction de « nouveaux » sujets politiques. Ainsi, penser le militarisme et la militarisation aujourd’hui implique de couvrir des phénomènes sociaux nouveaux (ou renouvelés de façon différente) qui, au-delà des conflits inter-étatiques, vont des économies criminelles aux paramilitaires, milices, narco-évangéliques et autres oligarchies foncières et extractives.

Les nouveaux visages de la guerre

Ce numéro de la collection Passerelle tente en ce sens d’ébaucher quelques grandes évolutions des modes d’actions militaires et guerriers, qu’explorent les différents articles qui le composent.

Tout d’abord, l’évolution technique et technologique est cruciale pour penser le modus operandi des acteurs des conflits armés et pouvoir s’y opposer efficacement. Sous couvert d’efficacité et de raccourcissement des délais d’exécution, ces évolutions visent à éloigner le tireur de sa cible pour lui éviter le face-à-face et les questions existentielles que cela peut lui poser, au risque de désobéir aux ordres. Israël en particulier est un grand laboratoire et promoteur d’armes « high tech », depuis la surveillance de masse jusqu’aux drones sonores testés en temps réel sur le peuple palestinien. Les systèmes d’armement automatique, qui ne nécessitent plus d’intervention humaine, posent de graves problèmes éthiques et politiques, tout comme la production de technologie numérique à double usage (civil et militaire) qui brouille les pistes.

Ce mélange des genres, civil et militaire, se retrouve également dans la doctrine du continuum sécurité-défense. La militarisation des polices et les rôles de maintien de l’ordre interne dévolue aux militaires ; la militarisation des frontières européennes et états-uniennes ; la privatisation de la violence armée (pour des intérêts privés ou afin de ne pas avoir à assumer la responsabilité d’exactions commises)… La prolifération des scénarios de violence armée semble avoir dévié, et ne caractérise plus seulement des conflits inter-étatiques comme dans le cas Russie-Ukraine. Les deux décennies de « guerre contre le terrorisme » (qui, par définition, n’oppose pas deux acteurs étatiques, mais s’inscrit dans le cadre de relations asymétriques et inégales) en sont l’exemple le plus criant : que ce soient les États-Unis en Afghanistan ou la France au Sahel, cette « guerre » interminable a tendance à alimenter les causes des conflits plutôt que de les résoudre.

Ces évolutions impliquent une nécessaire redéfinition de ce qu’est une guerre, et de ce qu’elle n’est pas – en somme, une véritable bataille idéologique. Car nommer la guerre ou ne pas la nommer a des implications fondamentales dans le déroulement et l’issue du conflit, la relation à l’adversaire ou l’ennemi, la possibilité de construire ou non une paix juste et durable. L’incapacité à la nommer s’inscrit à son tour dans un contexte social où l’idéologie militaire est plus ou moins normalisée, et banalisée. La réhabilitation des dictatures militaires en Amérique latine, mais aussi l’opacité des dépenses et décisions militaires en France, ou l’indifférence générale (africaine et occidentale) face à la guerre catastrophique au Soudan… Tout cela participe à façonner un monde où l’horreur de la guerre n’est plus le résultat de décisions réellement politiques – et donc évitables.

La guerre est insoluble dans la démocratie

Car la guerre — et sa préparation — est toujours une décision politique, bien qu’elle soit souvent présentée autrement. Tout d’abord, parce que les budgets alloués à l’armée, les subventions publiques accordées aux entreprises d’armement, mais aussi la constitution d’une base industrielle de défense européenne (la militarisation en cours d’une Union européenne construite à l’origine pour garantir la paix et éviter le retour de la guerre), sont des priorités économiques éminemment politiques. En particulier, dans le cadre de l’européanisation des questions de sécurité / défense, les pouvoirs de décisions se déplacent du niveau national et parlementaire au niveau européen et exécutif. La dépossession du pouvoir démocratique des citoyen·nes a un coût économique énorme : tout l’argent public dépensé pour la militarisation est de l’argent qui n’est pas dépensé pour la santé, l’éducation, la justice, les infrastructures, bref pour le bien-être des habitant·es. Dans le cadre des politiques d’austérité que l’on connaît, l’augmentation exponentielle des dépenses militaires semble donc doublement criminelle.

Le militarisme représente donc un défi fondamental pour l’idée même de démocratie. Le secret défense rend impossible toute redevabilité et contrôle démocratique autour des questions militaires. L’opacité et le manque de transparence construisent une impunité (presque) à toute épreuve dans des pays qui, comme les nôtres, se targuent de représenter — et d’exporter — l’idéal démocratique dans le monde.

Les nouveaux visages de la résistance à la guerre

Pour celles et ceux qui refusent la guerre comme inévitable et omniprésente, le sentiment d’impuissance peut sembler important ; le sujet est dense, les forces en présence semblent inébranlables. On ne peut que faire le constat de l’échec des solutions diplomatiques, de l’ONU, de la remise en cause des Conventions de Genève et du droit international humanitaire. On ne peut que constater également un recul des mouvements antimilitaristes et pour le désarmement qui avaient agité la scène internationale à la fin du siècle passé. C’est pourquoi ce numéro de la collection propose de se centrer, dans la mesure du possible, sur la persistance ou la transformation des modes de résistance à l’essor du militarisme. Comment fait-on pour s’opposer à la guerre alors qu’elle s’est diversifiée, complexifiée, multipliée ?

Certaines stratégies restent d’actualité. Par exemple, les grèves ouvrières pour empêcher des navires d’armement de charger ou de débarquer leur stock ; les déserteurs des armées régulières refusant d’aller au front ; les étudiant·es qui occupent leurs universités, des protestations contre la guerre du Vietnam jusqu’au génocide palestinien ; ou encore les campagnes d’opinion pour exercer une pression sociale, politique et diplomatique, au niveau national ou international. Des avancées ont été obtenues, comme l’interdiction complète des essais nucléaires (1995), les traités sur les mines antipersonnel (1997) et les armes à sous-munitions (2008) où dernièrement le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (2017). D’autres stratégies naissent avec les reconfigurations du militarisme : la convergence des luttes écologiques et antimilitaristes sur des territoires spécifiques, comme à Grenoble où se déploient des entreprises de technologie de pointe qui produisent des semi-conducteurs à usages civils et militaires. La production de récits alternatifs sur le passé, et les batailles autour de la mémoire sont également de puissants outils pour désamorcer l’essor du militarisme actuel, et l’essor des extrêmes droites qu’il accompagne souvent.

Enfin, ce numéro se pose la question de la possibilité de construire une culture de paix lorsque la guerre fait rage depuis si longtemps, et s’interroge sur la manière de rouvrir les imaginaires politiques lorsque les traumatismes passés continuent de façonner les sociétés. Car il ne s’agit pas uniquement de bloquer les guerres, mais de s’assurer qu’elles ne pourront plus jamais avoir lieu.

Au-delà de l’émotion (compréhensible et nécessaire) face aux conflits armés et aux guerres actuelles, le travail de l’antimilitarisme consiste également à freiner les accumulations d’armes, dévier les préparatifs et les budgets militaires, détricoter les coopérations policières et militaires qui tissent l’imbrication des États – et donc leur soutien mutuel indéfectible… Un travail plus souterrain consiste également à détricoter les discours et les mises en récit qui favorisent la déshumanisation de pans entiers de la population mondiale ; à lutter contre les stéréotypes de genre qui glorifient le virilisme et le masculinisme sur lesquels se construit en partie le militarisme ; et à réduire les asymétries de pouvoir structurelles qui rendent possible le recours à la violence en toute impunité. C’est dans le cadre de ce travail sur le long terme que s’inscrit ce numéro de la collection Passerelle, telle une brique de plus à l’édifice du monde non-violent que nous voulons tou·tes, à notre échelle, construire.