Nouvelles droites et subjectivité autoritaire
Alors que [le président argentin] Javier Milei envoie des troupes nationales pour prendre part à la guerre que l’État d’Israël mène contre le monde arabe ‒ principalement, mais pas exclusivement, via le massacre du peuple palestinien ‒ à contre-courant d’une longue histoire de neutralité géopolitique de l’Argentine, il déclare publiquement qu’il souhaite « enfoncer le dernier clou au cercueil du péronisme [centre gauche, NdT], avec Cristina Fernández de Kirchner à l’intérieur ». Il n’est pas inutile de rappeler que le procès pour la tentative d’assassinat contre la (deux fois) ex-présidente et (une fois) vice-présidente de la Nation est encore en court (attentat qui, tout le laisse à penser, a été perpétré et financé par des secteurs liés à ces « nouvelles droites » qui ont porté Milei à la présidence en décembre 2023).
De son côté, la vice-présidente Victoria Villaruel ‒ fille d’une famille militaire et négationniste du génocide [2] ‒ va encore au-delà de son habituelle revendication de la dernière dictature civilo-militaire qui a usurpé le pouvoir de l’État de 1976 à 1983, et revendique la figure de l’ancienne présidente Isabel Perón, qui a occupé le poste après le décès de son mari, Juan Domingo Perón en 1974. Si son gouvernement n’a pas duré plus de deux ans, plus de deux mille militant·es politiques ont été assassiné·es par la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine), une bande paramilitaire financée par le ministère du Bien-être Social dirigé par son allié José López Vega, alias Le Sorcier. Cau cours de ces 21 mois, le gouvernement a ouvert les portes aux militaires, qui ont commencé à exercer le terrorisme d’État avant de s’emparer illégalement du gouvernement et de mettre en place des initiatives telles que le Centre clandestin de détention implanté dans une province du nord argentin. Dans le même temps, avec l’aval d’un décret signé par la présidente, ils montaient « l’Opération Indépendance » qui se proposait « d’anéantir la subversion » (la Compagnie de Monte Ramón Rosa Jiménez de la guévariste Armée Révolutionnaire du Peuple) à Tucumán.
Il s’agit de tentatives de tisser des liens entre un secteur du gouvernement ‒ dans ce cas, la vice-présidente qui semble incarner une ligne politique différente du projet du président ‒ et les secteurs les plus rétrogrades du péronisme qui cherchent à sortir de la situation politique actuelle sans mobilisation populaire. Ce faisant, ces rapprochements condamnent à l’oubli le passé récent de l’Argentine qui l’inscrivait dans le cycle progressiste latino-américain, et ouvrent les portes à un retour des versions conservatrices du nationalisme de droite, dans un pays où les courants populaires et anti-impérialistes avaient réussi à hégémoniser le nationalisme pendant des décennies. [3]
En ce sens, cette nouvelle variante des droites contemporaines (qui, en Argentine du moins, s’auto-désigne « libertarienne »), se différencie d’autre courants de droite (telle que la bien connue droite « néolibérale ») en ce qu’elle opère un double mouvement : d’une part, elle affiche depuis la périphérie une plus grande affinité avec les nationalismes guerriers du Nord global ; de l’autre, elle utilise un langage très proche de la violence politique interne, y compris en revendiquant l’héritage d’autres étapes de la vie nationale argentine.
Déconstruire le discours du « Processus »
Quelles sont les lignes directives du narratif militaire du Processus qui, dans l’Argentine actuelle, prétend passer à l’offensive (politique, sensible, idéologique) visant à réinstaller une hégémonie autoritaire et guerrière dans le discours social ?
Contrairement à la droite néolibérale, qui jusqu’à présent promouvait une politique de l’oubli et de la réconciliation face à des faits traumatiques du passé national, ces nouvelles droites néofascistes font appel à un discours de « mémoire complète », étant donné que ‒ selon elles ‒ le populisme et les gauches ont gagné une « bataille culturelle », [4] situation qu’ils se proposent de renverser.
Pour comprendre ces aspects du contexte national, je réaliserai un parcours rapide des luttes (ré)activées par de la consigne « Mémoire, Vérité et Justice » du mouvement des Droits humains, dans le but d’examiner ce que nous considérions jusqu’il y a peu comme une victoire populaire : une bataille historique gagnée (un sens commun installé dans la société), une sorte « de fierté argentine », et qui aujourd’hui redevient un champ de bataille (symbolique). Il nous faut conquérir une nouvelle hégémonie si nous ne voulons pas subir une défaite d’une ampleur inimaginable. Je m’explique.

En 1976, les Trois armes de l’appareil répressif de l’État (l’Armée, la Force aérienne et la Marine) se sont unifiées en un unique commandement centralisé (la « Junte des Commandants ») afin de mener à bien ce qu’ils ont défini comme « la guerre contre la subversion », sous le nom de « Processus de Réorganisation Nationale ».
« Le Processus » ‒ comme l’appelaient ceux qui prétendaient occulter le caractère terroriste des agissements de l’État ‒ a effectivement réorganisé le pays de telle façon que ses conséquences perdurent jusqu’à aujourd’hui, y compris au-delà de certaines politiques d’État que le « cycle progressiste » (2003-2015) a cherché à renverser suite d’intenses luttes sociales qui ont résisté pendant des décennies (1983-2001). Il suffit de lire la « Lettre ouverte » (1977) de Rodolfo Walsh [5] mentionnée plus haut (3) pour se rendre compte que ce processus était lancé dès la première année de la dictature [6] : processus de désindustrialisation, et en conséquence la désyndicalisation (dans le pays le plus syndiqué d’Amérique latine) ; croissante dénationalisation et concentration privée de l’économie ; rupture du lien social solidaire si caractéristique des classes populaires durant les décennies antérieures, et déséquilibre profond dans l’effort de redistribution en faveur des classes dominantes issues de la dictature, réordonnées en nouvelles factions associées au capital international sous la figure de groupes économiques. Par la suite, nombre d’entre eux ont bénéficié de manière directe de la « nationalisation » de la dette externe contractée durant ces années de terreur.
Dans un texte polémique [7] (pour d’autres positions de gauche qui soutenaient l’initiative officielle) au sujet de la guerre de 1982 entre l’Argentine et la Grande Bretagne pour le territoire des Îles Malouines occupées (colonisées) par l’Angleterre, le philosophe argentin León Rositchner déclarait que ce conflit belliqueux était condamné d’avance. Non pas du fait de la différence technique abyssale entre les deux parties (qui était réelle), mais parce que les Forces armées argentines ne savaient rien de la guerre (« propre »), étant donné qu’elles avaient été endoctrinées par le pouvoir impérial [8] pour mener « la sale guerre ». [9] Ce terme résume le fonctionnement fondamental du Processus pour briser le pouvoir social qui, depuis le bas ‒ les secteurs populaires ‒ se forgeait au cœur de la bataille pour la transformation émancipatrice de l’Argentine. Cette procédure consistait non seulement en une pression visant à obliger des milliers de personnes à partir en exil (externe ou interne), à faire taire toute voix dissidente au régime et à interdire toute activité légale des partis politiques et des syndicats, mais principalement à mettre en pratique le plan systématique d’enlèvements illégaux de militant·es, de tortures sauvages jusqu’à la mort et de disparition de leurs corps (jusqu’à aujourd’hui). Méthode qui incluait l’appropriation de bébés (les fils et les filles de détenues pour être élevés illégalement sous une autre identité par des personnes proches des militaires) et le vol de propriétés.
Comme le montre la chercheuse et militante argentine Pilar Calveiro (elle-même « détenue-disparue » dans le Centre clandestin de détention de l’ESMA et survivante du terrorisme d’État) dans son livre Pouvoir et disparition, les camps de concentration en Argentine après le coup d’État du 24 mars 1976, la société argentine entière s’est transformée en un grand camp de concentration, parce que la vie sociale commençait à être régie par la logique concentrationnaire. [10]
La féroce offensive du capital contre le travail ne pouvait être appliquée autrement que par un régime de terreur, régime qui a dû affronter une résistance sociale vigoureuse forte d’une riche histoire de lutte. D’une part, le mouvement ouvrier qui, de manière clandestine, exerçait le sabotage, les grèves partielles et même deux grandes grèves générales (en 1979 et en 1981) ; et les quartiers populaires solidaires avec les détenus, avec ceux qui n’avaient plus de travail ou qui luttaient comme ils le pouvaient à l’intérieur des entreprises. D’autre part, le travail de dénonciation à l’échelle internationale mené à bien par les exilé·es, sans oublier la résistance armée qui, depuis l’intérieur et l’extérieur du pays, soutenait à bout de bras ce qu’il restait des organisations de la guérilla, qui au cours de ces années étaient très liées aux luttes sociales, principalement urbaines. Depuis 1977, ces luttes ont été durement touchées au point de disparaître ou de se transformer en structures légales en 1982.
De plus, la dictature devait également batailler contre les Mères de la Place de Mai, une association de familles de disparu·es qui, dès avril 1977, avait commencé à exiger du gouvernement argentin « l’apparition en vie » des détenu·es illégalement (enlevé·es) et « le châtiment pour les coupables ». Une lutte qui, en combat ouvert contre « le Processus », a créé un Mouvement des droits humains qui persiste jusqu’à aujourd’hui, et qui s’est révélé être un catalyseur fondamental ces dernières quarante années de démocratie dans le pays. Ce mouvement, connu depuis 1980 sous le nom de Grands-mères de la Place de Mai car issu des rondes des Mères devant le Palais présidentiel, s’est concentré sur la recherche des bébés approprié·es, la restitution de leur identité et leur éventuel retour dans leur famille originelle. Depuis 1995 et la création de l’association HIJOS, s’opère un changement générationnel lorsque des filles et fils de disparu·es ont atteint l’âge de leurs parents au moment de leur enlèvement et sont devenu·es elles et eux-mêmes des militant·es actif·ves aux côtés des Mères et des Grands-mères.

Il faut souligner que, durant ces quatre décennies de démocratie, le Mouvement pour les droits humains ne s’est pas limité à une dynamique spécifique typique d’un mouvement social revendicatif. Outre sa lutte propre, il a su rejoindre d’autres luttes du Mouvement populaire, que ce soit parce que de plus en plus de secteurs se sont appropriés la bataille de la « Mémoire, Vérité et Justice », ou bien parce que ces organismes ont participé activement à d’autres luttes. En particulier, les Mères de la Place de Mai, leur dirigeante Hebe de Bonafini, mais par la suite également la scission « Ligne fondatrice » de Nora Cortiñas, ont été présentes pour accompagner d’autres mères et des familles qui avaient perdu leurs enfants assassinés « en démocratie » par la police [11] ; pour accompagner enseignant·es, étudiant·es et travailleur·ses défendant la santé et l’éducation publique ; pour être présentes sur les barricades qui, depuis 1996, ont fait naître le « Mouvement des piquets de grève » [12] ; pour soutenir les artistes et les journalistes qui ont poussé à la démocratisation de la communication et de la culture, qui réclamaient la fin des mauvais traitements dans les asiles psychiatriques et un traitement social démocratique dans le domaine de la santé mentale ; pour soutenir celles et ceux qui, rapidement, dénonçaient les gouvernements néolibéraux qui produisaient la faim, ce qui est un crime ; celles ceux qui ont résisté aux politiques extractives des grandes entreprises et leurs négoces avec l’État, et un long etcetera.
En 2005, les Mères de la Place de Mai ont fondé « Rêves Partagés », une association visant à former des travailleur·ses et à construire des logements populaires financés par l’État national (une expérience qui a échoué pour cause de malversations de fonds par quelques fonctionnaires qui ont arnaqué les Mères et l’État). En 2000, elles créaient une Université Populaire qui en 2014 s’est transformée en Institut pour finalement conquérir le statut d’Université nationale en 2023. Une institution que le gouvernement de Javier Milei prétend aujourd’hui « anéantir », en lui retirant tout financement – ce qui viole le principe historique de l’autonomie universitaire, héritier de la Réforme de 1918, phare des luttes pour l’émancipation latino-américaine.
Intervention culturelle, débat politique et bataille des idées
La lutte pour « la mémoire, la vérité et la justice » a mené, au milieu des années 1980, au procès des juntes (Juicio a las Juntas, processus judiciaire récemment porté aux écrans sous le nom de Argentina 1985). Ce processus a permis de condamner les hauts responsables du génocide puis de s’attaquer à l’impunité imposée par la loi de l’Obéissance due et la loi du Point final, promulguées sous le gouvernement radical de Raúl Alfonsín, et à l’amnistie du gouvernement justicialiste de Menem. Grace à cette lutte et après un combat patient et soutenu contre « l’oubli et le silence », le gouvernement de Néstor Kirchner a pu - immédiatement après la victoire électorale de 2003 – se déclarer « fils des Mères et Grands-mères de la place de Mai », et reprendre en 2004 les procès contre les militaires, financer activement la localisation des corps de personnes emprisonnées/disparues/assassinées grâce au travail de l’équipe d’anthropologie médico-légale et la recherche de bébés enlevés durant la dernière dictature (en plus de promouvoir toute une politique culturelle et éducative sur la question).
Si cette mémoire a été entretenue durant des dizaines d’années, ce n’est pas uniquement en tant que regard noble sur le passé. Elle a surtout agi comme une barrière de contention et un moyen efficace d’éloigner les vecteurs de retour à des expériences autoritaires et de répression politique et sociale, historiquement actifs chez un quart de la population argentine. Ce rôle s’est confirmé à chaque événement réactionnaire ou crime politique soutenus par l’État : tentatives de coups d’État durant la rébellion militaire des Carapintadas de 1989 ; déclaration de l’État de siège et répression de la contestation en décembre 2001 ; assassinat de Maximiliano Kosteki et Darío Santillán, militants du mouvement piquetero, en juin 2002 ; disparition de Jorge Julio López en 2006 alors que les procès reprenaient et que le militant des années soixante-dix était un témoin-clé [13] ; meurtre du militant de gauche Mariano Ferreyra en octobre 2010 [14] et disparition suivie de la mort du jeune Santiago Maldonado qui soutenait des peuples autochtones désireux de récupérer des terres ancestrales en Patagonie argentine, processus au cours duquel les forces fédérales ont également tué le jeune mapuche Rafael Nahuel alors qu’il était de dos, au milieu d’immenses mobilisations déployées dans les principales villes du pays. Ces rassemblements affichaient le slogan « réapparition en vie de Santiago Maldonado » et demandaient aussi de revenir sur le projet lancé en 2016 sous le gouvernement libéral de Mauricio Macri, qui visait à réduire les années de condamnation des militaires emprisonnés pour les meurtres et disparitions perpétrés entre 1976 et 1983. Ces militaires avaient été à nouveau jugés et mis en prison – comme mentionné précédemment – après la réouverture des procès au milieu des années 2000.
Avec cette tentative de garantir une nouvelle impunité aux génocides, des personnalités comme celle de l’actuelle vice-présidente Victoria Villarruel ou du président Javier Milei ont émergé. Ces figures, après les politiques de prudence pour la santé publique face à la pandémie mondiale de la COVID-19, ont commencé à unir leurs critiques du « populisme péroniste », non seulement contre son « autoritarisme historique », mais aussi contre sa vocation actuelle « d’oppression de l’individu ». [15] Ceci a permis de canaliser une partie du mal-être social produit par l’enfermement et la détérioration de la situation sociale en une alternative électorale qui a été activement accompagnée d’opérations médiatiques et sur les réseaux sociaux.
Ainsi, dans le contexte d’une société profondément fragmentée et appauvrie par huit années d’offensive néolibérale (2016-2019) combinée à une pandémie mondiale (2020-2021) et à une grande incapacité à réparer les dégâts occasionnés durant cette période (2022-2023), et avec un mal-être consécutif à cette situation dans la grande majorité des cas, les quarante ans de la démocratie ont été commémorés en décembre 2023 en même temps que l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Javier Milei.
Par conséquent, la situation actuelle est aujourd’hui traversée par cette difficulté : les meilleures politiques des quarante dernières années n’ont pas pu, dans la majorité des cas, résoudre les problématiques essentielles de travail et de logement, et des chiffres alarmants ressortent des indices de pauvreté relevés à la fin du dernier gouvernement péroniste [de Cristina Kirchner]. Dans ce contexte, la nouvelle droite néofasciste propose un modèle de culpabilisation qui consiste à accepter de souffrir pour avoir, dans le passé, élu le populisme. Face aux manifestations qui, tôt ou tard, ont commencé à émerger au sein de ces 45% de la population qui ont clairement exprimé un rejet dans les urnes à cette proposition de gouvernement, la réponse est un accroissement de la répression avec l’application de protocoles policiers spécifiques face à la mobilisation dans les rues, la crise financière, l’agression des journalistes, et des propositions parlementaires pour limiter son propre fonctionnement en vue de concentrer le pouvoir dans les mains de l’Exécutif.
Face à une colère qui grandit avec la débâcle qui agite le pays (l’augmentation de la pauvreté s’accélère et l’indigence est sans précédent), la violence semble se canaliser de manière horizontale, dans une sorte d’implosion dans les secteurs populaires, et de manière verticale du haut vers le bas depuis l’État, mais aussi dans des troupes de choc qui essaient de déplacer vers les rues les discours de haine qui circulent sur les réseaux virtuels, avec des épisodes de violence physique comme il y en a déjà eu, menés par des groupes para-étatiques financés depuis les hautes sphères du pouvoir de cet État que les libertariens disent être venus détruire.
C’est pour cela que les débats actuels et sur le futur sont très influencés par la manière dont on interprète le passé : sans inventivité, ni audace, ni créativité pour affronter cette nouvelle situation, un futur prospère ne semble pas possible pour la majorité de la population. Mais ce pari contemporain paraît étroitement lié à la façon dont on peut faire tenir dans le temps une politique de la mémoire capable de relier les différents épisodes de rébellion à l’espoir populaire de la vie du pays.