Grenoble est, avec Paris-Saclay et la région toulousaine, « l’un des centres névralgiques de l’industrie de l’armement française, spécialisée en micro-électronique ». [3] On y conçoit une bonne partie des puces et des circuits électroniques liés à la vision, au guidage et à la communication des drones et des missiles des armes produites en France. Grenoble est spécialisée dans les semi-conducteurs (ou puces électroniques). Tout ce business se fait en parfaite harmonie entre centres de recherche publics (CEA, CNRS, Université Grenoble Alpes…) et entreprises privées (STMicroelectronics, Soitec, Lynred…), les secondes étant souvent issues de brevets déposés par les premiers. [4] Ces partenariats public-privé – et leurs implications militaires – étaient jusqu’à récemment très peu contestés par les nombreux collectifs militants que compte l’agglomération. Si l’on excepte une mémorable manifestation contre l’ouverture du « premier pôle européen en micro et nanotechnologies », Minatec, en 2006 et l’activité du « site de bricolage pour la construction d’un esprit critique à Grenoble » Pièces et Main d’Oeuvre depuis le début des années 2000, ainsi que quelques incendies revendiqués par des anarchistes depuis 2020, les industriels travaillent tranquillement, sans souffrir de l’opprobre que devrait leur valoir l’implication dans des recherches au mieux inutiles et bien souvent nuisibles.
Ces derniers mois, le vent a tourné, et il est désormais de notoriété publique que la prospérité grenobloise repose sur un accaparement des ressources du territoire (eau, terres arables) à destination d’applications plus que contestables. À la tête de la contestation, le collectif STopMicro enchaîne enquêtes et mobilisations militantes, construisant un véritable rapport de force avec les industriels et les institutions qui les soutiennent. Point d’orgue : une manifestation de 2 000 personnes en avril 2024 et l’annonce par l’industriel Soitec de la suspension pour un an de ses projets d’agrandissement.
Les ferments de la contestation
Pour comprendre comment le sujet a (re)trouvé une place dans l’espace public et la sphère militante, il faut mentionner quelques évènements qui ont jalonné les années précédentes. Ainsi de la publication début 2021 du livre du Groupe Grothendieck L’Université désintégrée. La recherche grenobloise au service du complexe militaro-industriel, [5] une enquête très documentée qui décortique les liens entre université et industrie depuis un siècle, et le rôle discret mais prégnant de la Grande muette dans les noces du public et du privé. Les termes du débat y sont posés. En parallèle, trois éditions du cycle de discussions sur l’écologie politique Érosions se tiennent, malgré le contexte compliqué des restrictions sanitaires, et permettent la mise en réseau de différent·es activistes critiques de l’infrastructure capitaliste. [6] Mentionnons aussi l’organisation semi-pirate d’un colloque sur le campus de Grenoble sur le thème « Faut-il continuer la recherche scientifique ? » au printemps 2022, ou les rencontres nouées lors de la contestation du pass sanitaire, qui aboutissent à l’organisation d’une soirée critique du numérique à la librairie-bibliothèque Antigone en septembre 2022 par le collectif Ruptures. Tous ces événements pourraient sembler anecdotiques. C’est pourtant loin d’être le cas : ils ont contribué à une repolitisation de la question technologique à Grenoble.
Mi-2022, cette agitation militante vient rencontrer l’actualité économique, géopolitique et climatique. Lors d’un été caniculaire marqué par les sécheresses et les restrictions d’usages, Emmanuel Macron fait le déplacement dans le Dauphiné pour annoncer l’extension de l’usine de Crolles de STMicroelectronics, le premier employeur privé local, qui projette un doublement de ses capacités de production, impactant directement la ressource hydrique : le secteur de la microélectronique étant très gourmand en eau (il faut 1 700 litres pour rincer une seule plaquette de silicium lors de sa fabrication), l’usine prévoit de consommer après agrandissement 21 500 m³ quotidiens, soit 249 litres par seconde. Une augmentation de 190 % par rapport à 2021. C’est l’équivalent de ce que consomme une ville de 140 000 habitant·es, ses ménages, ses écoles, ses piscines et ses parcs.
La goutte d’eau qui met le feu aux poudres
C’est lors de la soirée critique du numérique de septembre 2022 qu’émerge l’idée de faire « quelque chose » contre l’agrandissement de l’usine de puces. Informé·es par les articles que le journal local Le Postillon a consacrés au sujet, on évoque à quelques un·es la modeste idée de faire des affiches pour dénoncer le scandale de la consommation d’eau de l’usine. Et puis non, finalement, on vise plus haut : on organisera une grande manifestation devant les usines au printemps ! On crée le collectif STopMicro, et on écrit le premier tract, qui appelle à un rassemblement pour dénoncer cet accaparement de l’eau potable (!) et la collusion des pouvoirs publics qui l’accompagne. Le mois suivant, le 14 décembre, nous sommes une soixantaine sous la neige à déposer 249 bouteilles d’eau – l’équivalent de ce que consommera l’usine chaque seconde – devant la Régie des Eaux de Grenoble, avec comme cri de ralliement « De l’eau, pas des puces ! ». Quelques mois plus tard, le 1er avril 2023, c’est ce même slogan qui sera scandé par près de 1 000 personnes réunies pour la première grande manifestation du collectif. Ce jour-là, c’est sous la pluie et vêtu·es de bleu que nous traversons la sinistre zone industrielle où se dressent les grues et algecos du chantier d’extension. Les chants résonnent, repris par des centaines de personnes. Nos critiques ont trouvé un écho.
Après la manifestation, le groupe grossit. La grande couverture médiatique de l’événement nous a donné une visibilité inédite, les propositions de nous aider et de nous rejoindre s’accumulent. Nos nouvelles réunions dépassent les 20 personnes et nous donnent un nouvel élan : nous élargissons les sujets de nos revendications. Car si c’est l’eau qui a été le premier sujet de nos préoccupations, comment ne pas voir que toute question écologique nous oblige à faire une critique systémique du capitalisme industriel et de ses implications militaires ? On ne peut pas parler d’une ressource vitale qui vient à manquer sans s’intéresser à ceux à qui la ressource profite, à ceux qui la polluent, au détriment de qui cela se fait, et à la façon dont l’ordre international est structuré par la suprématie militaire des pays industrialisés. On ne peut pas parler d’écologie sans parler des rapports de pouvoir qui génèrent la situation que nous vivons. Et des différentes problématiques qui y sont forcément liées : l’eau nous renvoie à la question des pollutions, aux matériaux nécessaires à la production des puces, aux enjeux géopolitiques liés à l’extractivisme… et surtout : à la finalité des puces produites.
Des puces pour les smartphones, les voitures électriques et l’armement
L’une de nos premières enquêtes [7] à l’été 2023 est donc de mettre en lumière à quels usages les puces iséroises sont destinées. Le moins que l’on puisse dire est que cette production ne relève pas d’un « besoin ». De l’eau, oui, nous en avons besoin ; de puces pour l’armement, les voitures électriques ou la reconnaissance faciale, c’est plus discutable ! Loin de l’image qu’ils cherchent à se donner, les industriels grenoblois ne produisent pas – ou très peu – de puces destinées à des usages médicaux (IRM, scanner, etc). Leur production va essentiellement dans les secteurs de la 5G, de l’intelligence artificielle, de l’internet des objets, de l’automatisation, de la reconnaissance faciale ou vocale… et de l’armement. La question de l’eau nous a ainsi progressivement amené à une critique des usages de ces technologies, de la « dématérialisation » promise par le numérique, des nuisances industrielles, du fameux discours sur la « transition verte », de l’écueil techno-solutionniste, ou encore des ramifications militaires du secteur des semi-conducteurs. Lutter contre les projets d’extension, c’est donc lutter contre les modèles de société qu’ils promeuvent, et c’est situer la lutte au carrefour de tous les enjeux du numérique.
Ici et maintenant, nous avons doublement à faire. Courant 2023, nous apprenons que l’usine Soitec basée à Bernin, petite sœur de ST produisant également des puces, menace elle aussi de s’agrandir. Des productions différentes mais complémentaires, toutes deux auréolées de la même fierté régionale et nationale : grâce à elles, c’est « la relocalisation de la production de puces » qui est en route ! Nous enquêtons donc également sur Soitec pour comprendre les origines de l’entreprise et ses principaux débouchés (téléphonie, voitures électriques…). [8] Nous comprenons sans surprise que l’argument de la relocalisation permet de ne jamais remettre en question le bien-fondé des productions, ni des dommages qu’elles génèrent. Dès l’automne 2023, nous décidons de faire de l’extension de Soitec l’un des objets de notre lutte.
Nous mettons alors en lumière l’importance militaire de Soitec et de STMicroelectronics. Un secret de polichinelle, quelque chose que tout le monde sait mais cherche à oublier, car c’est moralement inconfortable. Les faits sont là : Soitec a été créée au début des années 1990 pour industrialiser une technologie développée au sein du CEA (Centre d’Énergie Atomique), en partenariat avec la Direction des applications militaires du CEA (CEA-DAM) dans le but de répondre aux besoins de défense, en particulier de dissuasion nucléaire. [9] En effet, les puces conçues par Soitec ont la propriété d’être plus résistantes aux « environnements critiques », tels les milieux irradiés. L’entreprise devient donc un enjeu stratégique pour l’État français. Ainsi, en 2018, le responsable de la CEA-DAM confirmait l’implication de Soitec dans les activités militaires : « Les composants électroniques [de STMicroelectronics et Soitec] servent pour la dissuasion [nucléaire] »8. Deux ans auparavant, un rapport parlementaire affirmait également que la capacité de dissuasion nucléaire française serait affectée « si STMicroelectronics ou Soitec arrêtaient leur activité défense ». [10] Nous découvrons aussi les partenariats de Soitec avec ST, Ecrin System ou la Direction générale de l’armement (DGA), son acquisition de l’entreprise de design de puces pour applications militaires Dolphin Design en partenariat avec le missilier MBDA, [11] ou encore la production de puces spéciales en nitrure de gallium pour les radars. [12]
L’enquête révèle aussi les ramifications militaires de l’usine de Crolles de STMicroelectronics. Un exemple parmi d’autres : l’usine est à la tête du consortium de recherche EXCEED (2020-2025) qui a pour but de développer une puce électronique à usage militaire et de jeter les bases d’une filière européenne de systèmes sur puce (SoC) à usage exclusivement militaire, [13] avec un budget de 90 millions d’euros du Fond de défense européen avec la participation de l’Agence de défense européenne, [14] dont 2 millions d’euros spécifiquement pour ST Crolles. Concrètement, il s’agit de concevoir et fabriquer une puce de basse consommation, reconfigurable, sécurisée et capable de travailler dans les conditions extrêmes, pour des applications militaires.
Enquête et mise en mouvement
Si la critique et l’enquête sont indispensables, c’est parce qu’elles sont alliées à la puissance collective que le mouvement prend de l’épaisseur. Nous n’avons pas pour ambition d’empiler révélation sur révélation, notes de bas de page et références techniques, ou de devenir des contre-expert·es du monde de la micro-électronique. Nos recherches sont au service de la construction d’un rapport de force avec les entreprises et institutions locales. En 2024, nous avons ainsi fait le pari d’une seconde manifestation plus massive encore. Pour cela, nous multiplions les réunions publiques, dans les villes et villages alentours, et parfois plus loin comme à Toulouse ou Marseille. Les murs de Grenoble sont recouverts d’affiches, de peintures, de banderoles. Nous imprimons des milliers de tracts, assemblons des centaines de brochures. Les réunions d’organisation grossissent et s’éternisent, mettant notre sommeil à rude épreuve.
La Presqu’île scientifique de Grenoble est une cible toute trouvée pour cette nouvelle manifestation. En effet, si les usines de production se trouvent à Crolles, c’est sur la Presqu’île que travaillent les cerveaux de ces multinationales. On y trouve le centre de recherche et développement de ST avec ses 2 000 ingénieurs, ainsi que Minatec, le premier laboratoire européen en micro et nanotechnologies. Et, surtout, il y a le Commissariat à l’énergie atomique, un centre de recherche public avec des milliers de chercheur·ses et d’où essaiment des dizaines de start-ups qui espèrent devenir de puissantes entreprises. Ce fut le cas pour ST en 1972, et pour Soitec en 1992. La Presqu’île est un lieu central du pouvoir, si proche et pourtant devant lequel on manifeste si peu alors que c’est là que se trouvent les responsables du désastre, les industriels et les chercheur·ses qui façonnent le monde de demain. Alors, le 6 avril 2024, nous y crions notre révolte, accompagné·es de 2 000 personnes – deux fois plus que l’année précédente. Un cortège coloré et joyeux avec des banderoles, des fanfares, un vieux char à foin sur lequel trône une vague de déchets électroniques, et de nombreux collectifs alliés, dont le dynamique cortège du collectif Urgence Palestine, révolté par les ramifications de ST avec le complexe militaro-industriel israélien récemment mises en lumière. [15]
Produire des effets
Lutter contre ces extensions nous donne une prise contre l’emballement technologique, l’extractivisme et le saccage des milieux naturels. Il est évidemment toujours difficile de juger des effets qu’une lutte produit, et de démêler ce qui est de l’ordre d’autres facteurs et de son action propre. On peut cependant mettre à notre crédit plusieurs effets.
La contestation est connue à Grenoble et ses habitant·es sont désormais informé·es des enjeux, de même que les salarié·es des usines. Les deux entreprises, qui ont toujours œuvré sans aucune contestation, savent maintenant qu’elles doivent prendre plus de précautions et mettre plus de formes à leurs mouvements. Elles communiquent abondamment ces derniers mois auprès de leurs salarié·es sur les efforts fournis pour économiser l’eau (une préoccupation que ces entreprises n’avaient jamais eue auparavant). En outre, le rapport de force que nous avons imposé oblige l’État à respecter certaines procédures dites « démocratiques » telles que les concertations préalables. Quoique produisant un fort son de pipeau, ces concertations constituent une épine dans les projets des industriels. Elles leur font perdre du temps, les obligent à constituer des dossiers plus solides que d’habitude, et permettent de faire fuiter des informations sur lesquelles nous nous appuyons pour lutter. L’exemple de la concertation sur l’agrandissement de Soitec (en cours à l’heure où nous écrivons) est éclairant : alors que l’entreprise comptait se cacher derrière la Communauté de communes et Isère Aménagement, porteurs d’un simple « projet d’extension d’une zone activité économique », le collectif STopMicro a imposé que Soitec soit reconnu comme co-porteur du projet. Ce qui déclencha, quelques mois plus tard, le retrait de l’industriel, vraisemblablement gêné de la visibilité inhabituelle accordée à ses projets. La peur des « dommages réputationnels » l’amena à annoncer la suspension de ses projets d’agrandissement. Alors que le projet d’agrandissement de la zone d’activité économique est, lui, toujours d’actualité, nous comptons tout mettre en œuvre pour annuler ces deux projets (qui n’en forment en réalité qu’un seul). L’histoire est en train de s’écrire, et on prépare des banderoles.
Perspectives
Si à l’heure où nous rédigeons ces lignes les usines restent bien installées, une fissure s’est formée dans la technopole grenobloise. Nous tâchons de nous y engouffrer. De l’élargir.
Nous terminons ces jours-ci une nouvelle enquête sur les ramifications internationales des entreprises crolloise et berninoise : leurs partenariats internationaux et leurs réseaux d’approvisionnement extractivistes sur tous les continents [16]. Il est en effet crucial que notre lutte locale rencontre des perspectives internationalistes, que les éventuelles victoires dont nous pourrions bénéficier ne se fassent pas au détriment d’autres territoires. Nous tâchons, tant que faire se peut, de relier notre combat à ceux d’autres groupes, d’autres collectifs, d’autres pays. Nous pointons les contradictions qu’il y a à imaginer un business des semi-conducteurs « propre », « durable » ou « éthique ». Il est intrinsèquement lié aux activités de défense, à l’extractivisme, à la domination des pays industrialisés sur le reste du monde.
Aujourd’hui, alors que le collectif continue de s’agrandir, nous préparons les prochaines échéances. Rendez-vous pour une grosse mobilisation au printemps 2025, accompagnée d’un colloque international sur « l’impossible relocalisation » des semi-conducteurs. Réflexion et action marchent de concert.