Violences, guerres, conflits armés : évolutions et résistances

Sommaire du dossier

La privatisation de la sécurité et l’extension des SMP. Le rôle de l’Amérique latine dans la marchandisation de la violence

, par FORTON Jac (trad.), NICOLO Manuela (trad.), ROBAYO Eldi Paola

Les Sociétés Militaires Privées (SMP) sont des entreprises privées qui offrent des services liés à l’usage de la force, que ce soit de manière directe, avec la participation aux combats, ou indirecte, avec un soutien logistique, des entraînements militaires et du conseil stratégique. Ces compagnies ont acquis un rôle central vers la fin du 20e siècle, en particulier après la fin de la Guerre froide (1989), lorsque de nombreuses armées nationales ont subi des réductions de personnel et qu’un grand nombre de militaires aguerris se sont retrouvés sans emploi. Dans ce contexte, les SMP sont devenues une véritable alternative, en mesure de satisfaire les croissantes demandes de sécurité [1] dans un monde de plus en plus globalisé, afin d’affronter les nouvelles menaces transnationales telles que le terrorisme et le narcotrafic. Leur expansion est liée autant à des contextes de conflits armés qu’à des opérations de sécurité pour des entreprises privées ou des États.

El ejército desfila en las calles de México DF.

Ce phénomène a donné lieu à la création d’un marché international de millions de dollars, mais a aussi déclenché des polémiques concernant la régulation de leurs activités, leur statut légal et leur responsabilité dans des violations des droits humains. Ces entreprises évoluent souvent dans des zones « grises » où le manque de régulation effective leur permet d’agir en toute impunité. [2]

Cet article explore les principales problématiques qui entourent le marché de la sécurité privée et comment la croissante demande mondiale de ces services a transformé le panorama de la sécurité en Amérique latine, particulièrement en Colombie. Bien que la région ne se caractérise pas par des conflits internationaux de grande échelle, elle est devenue un grand fournisseur de main d’œuvre pour les Sociétés Militaires Privées (SMP). La Colombie, en particulier, a servi de laboratoire pour la mise en œuvre de modèles de recrutement de personnel par des compagnies de sécurité privées états-uniennes et pour la mise en service de ces compagnies à l’intérieur de son territoire, avec une assistance en matière de sécurité fournie par les États-Unis. La collaboration entre ces deux pays a renforcé les forces armées locales et formé un personnel hautement qualifié qui, plus tard, est devenu une ressource précieuse et ont été recrutés dans des conflits internationaux, comme en Afghanistan (2001-2021) et en Ukraine (2022 à aujourd’hui).

L’expérience colombienne a contribué ainsi à la marchandisation de la violence au niveau international, avec des implications significatives pour la sécurité, la stabilité régionale et la légitimité des États. Cette analyse se centre sur la manière dont la Colombie a réussi à se positionner au niveau mondial comme l’un des principaux fournisseurs de personnel dans le domaine de la sécurité privée, et se penche les implications de cette tendance pour la sécurité, la stabilité et la légitimité des États.

L’article se structure en trois parties. La première analyse la façon dont les Sociétés Militaires Privées (SMP) ont remplacé les mercenaires traditionnels et agissent en zone de conflit de basse intensité avec des contrats légaux, mais créent une grande instabilité, c’est-à-dire l’interruption ou l’affaiblissement des structures politiques et sociales des États, ce qui provoque une dépendance vis-à-vis de forces étrangères et l’érosion de la légitimité du pouvoir gouvernemental et local. La deuxième partie examine le rôle fondamental des États-Unis en tant que promoteurs de ce phénomène. Finalement, la troisième partie présente le cas de l’Amérique latine, en soulignant son rôle de fournisseur de main d’œuvre pour ces compagnies.

L’apogée des compagnies militaires et de sécurité privée : la fragmentation du monopole de la force des États

Le personnel de ces entreprises s’appelle des mercenaires, un terme historiquement utilisé pour décrire des individus qui s’enrôlent volontairement dans les forces armées d’un État belligérant duquel ils ne sont pas citoyens, dans le but d’obtenir des bénéfices personnels, principalement économiques. Bien que les mercenaires aient joué un rôle important durant le Moyen âge et les conflits coloniaux, leur utilisation a été condamnée et interdite par différentes lois et conventions internationales telles que la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’entraînement de mercenaires de 1989, la Convention de l’Union africaine de 1972 et le Protocole I des Conventions de Genève de 1949.

Étant donnée leur illégalité, actuellement, les SMP déclarent engager des contractors [3] en sécurité, mais la différence entre « mercenaires » et « contractors » est problématique et constitue très souvent un changement de nom qui ne change rien à la réalité des faits. Bien que les SMP se présentent comme des entreprises qui agissent sur la base de contrats légaux, établissant ainsi un lien formel avec leurs employeurs, leur motivation reste éminemment économique et, dans de nombreux contextes, leurs activités ressemblent beaucoup à celles des mercenaires traditionnels.

Le changement de terminologie n’implique pas un changement de la nature de leurs opérations. Bien que les SMP travaillent dans un cadre régulé (souvent mal établi), elles évoluent dans une zone d’ambiguïté légale qui leur permet d’éluder leurs responsabilités et d’agir de façon autonome, ce qui défie la capacité des États à exercer leur contrôle sur l’utilisation de la force à l’intérieur de leur territoire. Autrement dit, changer le nom, de « mercenaires » à « contractors » ne modifie pas le fait que ces compagnies exercent la violence et génèrent de l’instabilité dans des contextes de conflit. [4]

La Colombie est un cas emblématique de ce phénomène ; à partir des années 1990, les SMP ont commencé à opérer dans le pays dans le cadre de la coopération militaire avec les États-Unis dans la lutte contre le trafic de drogue. Leur participation s’est notamment étendue avec le Plan Colombie, un « package » d’assistance états-unienne pour des opérations de sécurité, l’entraînement de forces locales et des activités anti-narcotiques. Cependant, au lieu d’envoyer directement des officiers de l’armée états-unienne, les États-Unis ont décidé de sous-traiter une grande partie de cette assistance à des entreprises privées. Ces compagnies ont pris la responsabilité d’entraîner et de moderniser les forces armées colombiennes, ainsi que d’intervenir lors d’opérations spécifiques, principalement pour la fumigation aérienne des cultures illicites de coca.

La stratégie états-unienne consistant à utiliser des SMP leur permettait d’éviter le déploiement massif de leurs troupes et de réduire ainsi le coût politique d’une intervention directe. En ce sens, les États-Unis ont promu de déploiement de ces entreprises qui recrutent principalement d’anciens militaires, tant états-uniens que d’autres nationalités, au moyen de contrats privés, financés par le gouvernement des États-Unis lui-même.

Ce modèle d’intervention a ensuite été exporté à d’autres conflit, comme en Afghanistan où des compagnies telles que DynCorp ont reproduit l’expérience colombienne en participant à l’entraînement de forces armées locales et à des opérations de sécurité. [5] Le cas de la DynCorp en Colombie illustre clairement cette évolution. Au départ, cette entreprise était dans la fumigation de culture de coca et dans des tâches de soutien logistique. Avec le temps, ses activités se sont étendues pour inclure la protection d’infrastructures et du personnel, et plus tard vers sa participation directe aux affrontements armés. Un autre cas significatif est celui de l’entreprise israélienne Spearhead dirigée par Yair Klein, [6] embauchée par des hommes d’affaire et des narcotrafiquants colombiens pour entraîner des groupes paramilitaires pendant les années 1980. Klein a formé des paramilitaires en techniques militaires, contribuant ainsi à la militarisation du conflit colombien et à la création d’un contexte de violence qui échappait totalement au contrôle de l’État. [7]

L’expansion et le développement des SMP présentent plusieurs défis. L’un des principaux risques est d’assister à la fragmentation du monopole d’État de l’usage de la force. La présence d’acteurs privés dans des opérations de sécurité et de défense affaiblit le contrôle de l’État et génère des zones d’insécurité, en particulier dans des contextes de conflit interne. En Colombie, la participation de SMP telles que DynCorp, AirScan et Northrop Grumman lors d’opérations militaires a conduit à une société militarisée et à la perte de légitimité de l’État. [8] Une autre problématique est la violation des droits humains et les pertes civiles qui restent impunies. C’est le cas, en Irak, de la participation de l’SMP Blackwater au massacre du Square Nisour en 2007, qui a provoqué la mort de 17 civil·es irakien·nes ; et en Colombie, du bombardement de Santo Domingo, Arauca, en 1998 dans lequel est impliqué l’entreprise Airscan, qui a causé la mort de 17 civil·es. Ces deux exemples illustrent comment ces entreprises agissent en toute impunité dans la région, renforçant la difficulté à exercer un contrôle démocratique et à lutter contre l’impunité des crimes de guerre.

Aujourd’hui, en Ukraine, on observe une participation de plus en plus importante de Compagnies militaires et de Sécurité privées qui opèrent tant du côté russe que du côté ukrainien. Des entreprises telles que Wagner, qui entretient des liens étroits avec le gouvernement russe, ont joué un rôle clé dans ce conflit, en assumant des missions qui vont de l’entraînement et du déploiement de combattants jusqu’à des opérations de combat direct. Non seulement l’intervention de ces entreprises brouille la distinction entre forces armées de l’État et acteurs privés, mais elle contribue également à l’escalade de la violence ainsi qu’à la multiplication des violations des droits humains, du fait des zones d’impunité et de la fragmentation du pouvoir de l’État qu’elle génère.

Cette situation met en évidence la marchandisation de la violence qui dépasse les frontières nationales, un phénomène mondial aux profondes répercussions sur la sécurité et la légitimité des États. En plus d’affaiblir l’autorité de l’État, cela affecte aussi les populations de différentes manières. Du fait de leur dépendance à d’entreprises privées pour assurer leur sécurité, les citoyen·nes se retrouvent exposé·es à de possibles sévices et à des violations des droits humains, puisque les SMP agissent sous une supervision limitée, et sur la base de réglementations moins strictes que celles des forces armées de l’État. Cela implique un manque de transparence et de responsabilité lors des opérations de sécurité.

D’autre part, l’environnement souffre également les conséquences des activités de ces entreprises qui, bien souvent, n’ont aucun intérêt à sa protection. En Colombie par exemple, l’utilisation de glyphosate lors de la fumigation de cultures illicites, une pratique promue par certaines SMP, a provoqué de graves dégâts écologiques et affecté la santé des communautés locales, malgré leur interdiction par les lois internationales. De même, ces entreprises incitent parfois à l’extraction de ressources naturelles sans un contrôle adéquat, et réalisent des activités minières dans des zones protégées, ce qui aggrave la dégradation environnementale et provoque des conflits sociaux du fait de l’exploitation non régulée de territoires. De manière générale, ce phénomène aggrave les défis à la stabilité, à la cohésion sociale et à la durabilité des ressources, ce qui sape encore plus la légitimité des États qui dépendent d’acteurs privés pour des fonctions essentielles.

Les États-Unis et les Sociétés Militaires Privées : outils stratégiques de pouvoir et de contrôle social

Les États-Unis ont été un acteur fondamental dans la promotion et l’expansion du marché de la sécurité privée au niveau mondial. Ils figurent non seulement comme l’un des principaux employeurs des services des Sociétés Militaires Privées (SMP), mais ils ont également activement promu leur usage en tant qu’outils stratégiques dans des scénarios de conflits tels qu’en Afghanistan ou en Ouganda.

Pour les États-Unis, les SMP ne sont pas seulement une solution opérationnelle : elles représentent un avantage politique et économique qui leur permet de projeter leur pouvoir et leur influence dans diverses régions du monde sans avoir recourt au déploiement de leurs forces armées de manière formelle. Ainsi, l’utilisation de SMP devient une extension de leur politique extérieure qui facilite un certain niveau d’intervention, moins visible et avec donc moins de risque de générer une controverse, tant dans la sphère domestique qu’internationale. Au lieu de dépendre exclusivement des forces armées traditionnelles, les États-Unis utilisent ces entreprises comme une ressource qui leur permet de façonner le contexte de sécurité mondial selon leurs intérêts et, dans le même temps, de minimiser les coûts politiques et diplomatiques qu’impliqueraient le déploiement de troupes officielles. Ainsi, l’utilisation des SMP est non seulement une question d’économies et d’efficacité, mais également une stratégie délibérée afin de maintenir leur hégémonie et de répondre avec flexibilité aux défis mondiaux. [9]

Diverses raisons stratégiques expliquent le fait que les États-Unis soutiennent et promeuvent le développement de ces entreprises. Tout d’abord, la réduction des coûts et des ressources : l’utilisation des SMP leur permet de déployer du personnel hautement qualifié sans avoir à recourir à des coûts permanents liés à la prise en charge financière d’une force militaire régulière. Contrairement aux armées conventionnelles, les entreprises privées ne sont employées que lorsqu’on a besoin d’elles, ce qui réduit significativement les dépenses de logistique et de maintenance. De plus, le profil type du personnel embauché par ces entreprises sont d’anciens militaires qui ont déjà reçu une formation de la part des forces armées d’autres États ou organisations. Cela permet aux États-Unis de privatiser les coûts des entraînements et de tirer profit des connaissances acquises par ces anciens soldats sans avoir à investir dans leur formation initiale. Résultat : des économies significatives, en particulier dans des contextes où une intervention militaire prolongée n’est ni durable ni politiquement viable.

Deuxièmement, les SMP permettent de réduire le coût politique des interventions militaires. En engageant des entreprises privées, le gouvernement états-unien peut mener des opérations à haut risque ou participer à des conflits sans que leurs forces armées ne soient directement exposées. Cela réduit l’impact politique en cas de pertes humaines, car la mort de personnels privés ne suscite pas le même degré d’examen attentif du public, ni ne génère de pressions internes pour modifier la stratégie d’intervention. Par exemple, en Irak, la perte d’agents de Blackwater et d’autres SMP n’ont pas reçu la même attention que la mort de soldats états-uniens, ce qui a permis aux États-Unis de maintenir un plus grand nombre de soldats sur le terrain sans souffrir de répercutions politiques qui auraient pu surgir de la perte de personnel militaire.

La troisième raison-clé est la flexibilité opérationnelle qu’offrent les SMP. Ces entreprises ont la capacité de s’adapter rapidement à des contextes divers et de fournir une large gamme de services qui vont de la protection d’infrastructures et de personnel à des opérations de combat, de conseils stratégiques et de formation de forces locales. Leur structure modulaire et leur capacité à agir de façon autonome leur permet de se mobiliser rapidement vers n’importe quel endroit du monde, sans les longs processus bureaucratiques et diplomatiques auxquels doivent faire face les forces militaires traditionnelles. Cela facilite la mise en œuvre de réponses rapides et spécialisées dans des contextes de conflit, ce qui fait des SMP un outil précieux pour les besoins de sécurité changeants des États-Unis.

Finalement, l’utilisation des SMP est liée à la mise en œuvre de la politique états-unienne dans des régions où une intervention directe pourrait être politiquement dangereuse ou diplomatiquement irréalisable. En engageant ces entreprises, les États-Unis peuvent réaliser des opérations de renseignement, de combat et d’entraînement au nom du gouvernement sans avoir à assumer officiellement la responsabilité des actions menées. En Amérique latine, un exemple évident de cela est le Plan Colombie, où la présence des SMP a permis aux États-Unis de soutenir l’entraînement des forces armées locales, de participer à l’éradication de cultures illicites et de mener des actions de contre-insurrection sans avoir à déployer de troupes. Ce modèle a été reproduit dans d’autres régions, comme au Moyen-Orient et en Afrique où une intervention directe aurait pu faire l’objet des critiques tant de la communauté internationale que des citoyen·nes états-unien·nes elleux-mêmes.

Outre ces problèmes, la dépendance croissante des États-Unis vis-à-vis des SMP interroge le monopole de la violence qui est traditionnellement une prérogative exclusive de l’État. L’accès à la sécurité et à la défense par des acteurs privés fragmente l’autorité de l’État et affaiblit la capacité des gouvernements à exercer un contrôle effectif sur l’utilisation de la force. À long terme, cette dépendance peut éroder la légitimité étatique, en permettant que des entités privées assument des fonctions qui devraient être contrôlée par l’État. Ainsi, le modèle états-unien d’intervention par l’intermédiaire des SMP a non seulement transformé le paysage de la sécurité internationale, mais a également créé de nouveaux défis pour la gouvernance mondiale et la protection des droits humains. Dans ce contexte, il est urgent de débattre de, et de réguler le rôle de ces entreprises afin d’éviter que leur utilisation sape le monopole d’État de la violence et aggrave l’instabilité dans les régions où elles opèrent.

La contribution de l’Amérique latine et le problème du mercenarisme

L’Amérique latine a contribué significativement au phénomène de privatisation de la sécurité, non seulement comme un marché attractif à l’installation et à l’expansion de ces entreprises mais aussi comme une source de main d’œuvre hautement qualifiée et accessible. Des ex-militaires et ex-paramilitaires [10] de pays tels que la Colombie, le Chili, le Pérou et le Salvador ont été enrôlés par des Sociétés Militaires Privées (SMP) ont été impliqués dans les conflits au Moyen-Orient et en Afrique. Ces dynamiques ont donné lieu à un nouveau type de mercenariat moderne, au sein duquel du personnel militaire latino-américain participe à des conflits éloignés de leurs intérêts nationaux et avec des motivations principalement économiques. [11]

La Colombie est un cas emblématique de cette dynamique de privatisation de la sécurité et de l’externalisation du personnel militaire. Comme cela a été mentionné plus haut, dès les années 1990, dans le cadre du Plan Colombie, le gouvernement états-unien a favorisé la coopération militaire avec ce pays afin de lutter contre le narcotrafic et le terrorisme. L’alliance stratégique entre les États-Unis et la Colombie a renforcé un schéma de privatisation de la sécurité et donné lieu à un phénomène d’exportation de la main d’œuvre militaire colombienne : la Colombie est le pays qui a reçu l’entraînement le plus important de la part des États-Unis. De ce fait, ce pays a le plus haut indice de recrutement de personnel par les SMP, car les militaires colombiens connaissent les opérations, les instruments, les tactiques et les doctrines états-uniennes.

De plus, les coûts de recrutement d’un colombien sont beaucoup plus bas que chez ses homologues d’autres pays. Les contractors colombiens ont été déployés en Irak, en Afghanistan et, plus récemment, au Yémen et aux Émirats Arabes Unis avec des conditions salariales qui, en moyenne, varient entre 1000 et 3000 $ par mois. Des chiffres bien en deçà des salaires offerts aux contractors de pays « développés ». Malgré cela, nombre de travailleurs colombiens acceptent ces emplois car, bien que les salaires soient bas comparés à ceux de leurs homologues étrangers, ils restent considérablement plus élevés que ce qu’ils pourraient obtenir dans leurs propres pays. Très souvent, particulièrement pour les postes les plus bas, les Colombiens acceptent sans une connaissance réelle des conditions de travail. Cela les expose à des situations de précarité et de dangerosité importantes.

Le profil de ces contractors est généralement celui d’ex-militaires expérimentés en combats, avec des capacités tactiques et un entraînement contre-insurrectionnel. Étant donné que la majorité a été formée au sein des forces armées colombiennes avec l’appui des États-Unis, les SMP n’ont pas besoin d’investir dans un entraînement supplémentaire. Cette force de travail rentable et efficiente a permis aux SMP d’opérer avec des coûts réduits en zones de conflit. Dans ce contexte, de destinataire d’assistance militaire, la Colombie est devenue exportatrice de main d’œuvre mercenaire.

Ce phénomène a contribué non seulement à l’expansion des SMP au niveau mondial mais également à la création de réseaux internationaux de recrutement qui opèrent en marge de la légalité. Nombre de ces réseaux se connectent via des intermédiaires locaux, connus comme « recruteurs de mallettes » qui agissent comme courroie de transmission entre les SMP internationales et les effectifs disponibles en Amérique latine. L’utilisation de ces intermédiaires facilite le recrutement de personnel à bas coût et sans garanties d’emploi, comme cela est normalement exigé dans les pays « développés ». Cela expose les contractors latino-américaines à des conditions de travail précaires et souvent dangereuses.

Un bon exemple de cette situation peut être observer en Colombie, où le nombre d’entreprises privées de sécurité qui offrent des services de protection armée pour des propriétés privées a explosé. Les gardes de sécurité, ex-militaires ou ex-policiers pour beaucoup d’entre eux, sont chargés de la surveillance de bâtiments résidentiels mais avec la particularité d’utiliser des armes à feu. Ces entreprises s’occupent également de “protéger” les compagnies minières et pétrolières, en agissant comme forces de contrôle face à tout type de protestation socio-environnementale. Un cas significatif est celui des entreprises de sécurité embauchées par des sociétés comme Ecopetrol ou des entreprises étrangères comme Pacific Rubiales, qui ont utilisé des gardes privés pour protéger leurs infrastructures dans des zones d’extraction de ressources naturelles. Ces gardes ont été chargés, à plusieurs reprises, de contenir et de réprimer des manifestations de communautés locales qui dénonçaient la pollution de l’environnement, l’usage excessif des ressources hydriques et les déplacements forcés – ces agissements aggravant les conflits sociaux dans les régions où elles opèrent. Cette militarisation de la sécurité privée en matière d’intérêts extractifs renforce la marginalisation des communautés et exacerbe les problèmes socio-environnementaux dans le pays. Enfin, ce sont aussi des mercenaires colombiens qui ont participé à l’assassinat du président haïtien, Jovenel Moïse, en juillet 2021. Plusieurs ex-militaires colombiens, embauchés via des réseaux de recrutement privés, ont été impliqués dans l’opération qui a mené au magnicide.

Un autre aspect à souligner est le coût politique et social que cette situation génère. En laissant ces entreprises agir comme des extensions de ses forces armées alors que les responsabilités du gouvernement sont minimisées en cas de sévices ou de violations des droits humains, la légitimité de l’État se voit ébranlée. Les expériences de sévices de la part des contractors dans des pays comme l’Irak ou l’Afghanistan et, plus récemment, dans des pays d’Afrique et du Moyen-Orient, ont montré que le manque de régulation effective et l’ambiguïté du statut légal de ces contractors rendent compliqués le traitement judiciaire et le rendu de comptes.

En résumé, le lien entre les SMP et l’Amérique latine, avec la Colombie comme épicentre stratégique, a fait la région un important fournisseur de services de sécurité privée et en exportateur de main d’œuvre entraînée. Ce lien, qui s’est initialement consolidé avec l’appui des États-Unis dans le cadre du Plan Colombie, a évolué vers un schéma au sein duquel les ressources humaines de la région sont devenues une pièce maîtresse dans la mécanique internationale de privatisation de la guerre. La réalité actuelle expose la région à un phénomène de mercenariat moderne dans lequel se négocient les capacités militaires de ses effectifs en échange de bénéfices économiques qui, en dernier ressort, entretiennent la dynamique d’instabilité et de violence dans les pays d’origine et de destination de ces contractors.

Réflexions finales

La privatisation de la sécurité a transformé la dynamique des conflits et la violence au niveau mondial et régional, créant un contexte au sein duquel les acteurs non étatiques jouent un rôle de plus en plus important dans les opérations militaires et de sécurité. En Amérique latine, l’essor des Sociétés Militaires Privées (SMP) a eu des répercussions significatives, transformant la région en un fournisseur stratégique de personnel formé participant aux conflits dans différentes parties du monde, du Moyen-Orient jusqu’en Europe de l’Est.

La Colombie en est un cas emblématique, non seulement du fait de la participation active de SMP sur son territoire sous le couvert d’initiatives comme le Plan Colombie, mais également du fait de son rôle d’exportateur de main d’œuvre militaire. L’expérience acquise par les effectifs colombiens, entraînés à plusieurs reprises avec l’appui états-unien, a facilité leur intégration dans des conflits internationaux en contribuant à la marchandisation de la violence et à la fragmentation du monopole d’État de la force. Des scénarios de violence armée plus généralisée entre les mains de différents acteurs se profilent.

L’impact de ce phénomène est multi-dimensionnel : elle sape la légitimité des États, elle pérennise l’instabilité régionale et elle engendre des vides de sécurité dans les pays d’origine. Parallèlement, elle favorise les réseaux internationaux de recrutement aux pratiques de travail précaires et risquées pour les contractors. La participation de SMP dans des conflits comme l’Ukraine, avec l’intervention du groupe Wagner, montre comment ces entreprises sont devenues des acteurs déterminants dans la configuration des scénarios de conflit modernes. Le groupe Wagner, une entreprise militaire privée russe, a joué un rôle fondamental dans des conflits comme l’Ukraine et la Syrie en agissant comme une force paramilitaire, de fait, en défendant les intérêts du Kremlin. En Ukraine, Wagner a été accusée de commettre des violations des droits humains et des crimes de guerre alors qu’elle menait des activités clés dans la région du Dombas. De plus, Wagner a recruté des milliers de mercenaires, souvent dans des conditions de travail précaires, et a profité du manque de contrôle et de régulation de l’État sur les opérations qu’elle menait. Les contractors, dont la majorité a une faible connaissance des conditions de travail, sont envoyés dans des zones à haut risque, où leurs vies sont constamment mises en danger. Dans le même temps, l’usage de ces entreprises privées par la Russie permet à l’État de maintenir un niveau de déni plausible et d’éviter les répercussions politiques et diplomatiques qu’entraîne le déploiement direct des forces armées régulières. Cela renforce l’impact négatif de ces SMP dans les conflits modernes, renforçant l’instabilité régionale et mondiale en affaiblissant la légitimité des États touchés.

Face à ce tableau, il devient urgent de mettre en place un cadre de régulation internationale qui aborde les ambiguïtés légales et les vides de responsabilité des SMP. L’absence de supervision effective permet aux acteurs d’opérer en « zone grise », agissant en toute impunité et compliquant la judiciarisation des cas de violations des droits humains. Réguler l’activité des SMP est non seulement crucial pour garantir la sécurité et la stabilité dans les régions touchées, mais également pour rétablir la capacité des États d’exercer un contrôle sur l’utilisation de la force sur leurs territoires.

En conclusion, la prolifération des SMP et leur influence croissante dans les conflits internationaux représente un défi significatif pour l’ordre et la sécurité mondiale. L’expérience de l’Amérique latine, et en particulier celui de la Colombie, met en évidence la nécessité de repenser la manière d’aborder les problématiques de sécurité et de mercenariat moderne, en cherchant des solutions qui reconnaissent et atténuent les implications de la privatisation de la violence dans le contexte actuel.

Notes

[1On comprend la sécurité comme l’absence de danger, de dégâts ou de risque. La sécurité s’entend comme une absence de menaces et la capacité des États à maintenir leur identité, intégrité et fonctionnalité face à des forces hostiles. Cette vision traditionnelle a évolué pour inclure des concepts tels que la sécurité humaine, économique, environnementale et alimentaire, reflétant une optique plus large et plus multidimensionnelle.

[2Pour en savoir plus sur les Sociétés Militaires Privées (SMP), consulter Abrahamsen, Rita, et Michael C. Williams. 2011. Security beyond the state : private security in international politics, Cambridge, UK ; New York : Cambridge University Press.

[3Employé d’une Société Militaire Privée. L’emploi du mot anglais ici est délibéré, la littérature scientifique sur le sujet faisant de même.

[4Chesterman, Simon, éd 2009. From Mercenaries to Markets : The Rise and Regulation of Private Military Companies. 1. Publié en livre de poche. Oxford : Oxford Univ. Press.

[5Pour en savoir plus à ce sujet, consulter : Perret, Antoine. 2009. Las compañias militares y de seguridad privadas en Colombia : ¿una nueva forma de mercenarismo ? 1° éd. Pre-textos 34. Bogotá : Univ. Externado de Colombia.

[6Yair Klein a été embauché des hommes d’affaires colombiens, principalement liés au cartel de Medellín dirigé par Pablo Escobar, et par des propriétaires terriens qui cherchaient à se protéger contre les menaces de plus en plus fréquentes de guérillas telles que les FARC. Klein est arrivé en Colombie sous prétexte de diriger une entreprise de sécurité appelée Hod Hahanit, qui proposait un entraînement militaire et tactique. Cette entreprise fournissait des formations en techniques de combat et de contre-insurrection à des groupes paramilitaires qui, par la suite, deviendraient des acteurs-clés dans le conflit armé colombien, ce qui a exacerbé la violence dans le pays. Sa présence et ses activités dans le pays ont fait l’objet d’une polémique internationale lorsque ont été rendues publiques des vidéos révélant la relation directe entre le narcotrafic et les groupes paramilitaires qu’il avait entraînés. Bien qu’il n’ait pas été embauché directement pat l’État colombien, son intervention a eu un impact significatif sur la dynamique du conflit armé interne.

[7« Bogota attend l’extradition de Russie d’un mercenaire israélien », publié le 13 mars 2008. Consulté le 10 octobre 2024. https://www.lemonde.fr/international/article/2008/03/13/bogota-attend-l-extradition-de-russie-d-un-mercenaire-israelien_1022407_ 3210.html

[8La légitimité de l’État se fonde sur sa capacité à exercer le contrôle exclusif de la force et à garantir la sécurité de ses citoyen·nes. Lorsque ce contrôle est partagé ou affaibli par la présence d’acteurs privés tels que les SMP, la perception publique de l’État comme garant de l’ordre et de la justice se voit affectée. Dans le cas de la Colombie, la participation d’entreprises privées à des opérations militaires et de sécurité a non seulement fragmenté le monopole de l’État sur l’usage de la force mais produit une perception d’incapacité de l’État à résoudre lui-même les problèmes de sécurité. Cela peut mener à une érosion de la confiance dans les institutions publiques qui poussent les citoyen·nes à chercher des solutions alternatives hors du cadre de l’État, ce qui affaiblit la cohésion sociale et aggrave l’instabilité. Le manque de contrôle sur les acteurs privés peut, de plus, leur éviter d’avoir à rendre des comptes et favoriser la multiplication d’abus, ce qui exacerberait encore plus la crise de légitimité de l’État.

[9Kinsey, Christopher. 2007. Corporate Soldiers and International Security : The Rise of Private Military Companies. Transfered to digital print. Contemporary Studies, London New York, NY : Routledge, Taylor & Francis Group.

[10Un paramilitaire est un membre d’un groupe armé organisé, qui agit en dehors des forces militaires officielles de l’État, mais de qui il peut bénéficier de certaines formes de soutien, de tolérance ou de coordination. Souvent, ces groupes agissent à des fins politiques, de contrôle territorial ou de protection d’intérêts privés, et souvent ils participent à des activités illégales comme de la violence politique, de la répression ou dans certains cas, du crime organisé. Bien que ne faisant pas officiellement partie de l’armée, leur activité peut compléter ou se substituer aux fonctions des forces armées officielles.
Dans le contexte colombien, le terme paramilitaire faire référence aux groupes armés illégaux qui ont surgi en tant que force d’autodéfense pour protéger des intérêts privés face à la guérilla. Avec le temps, ces groupes ont commencé à prendre part aux massacres, aux déplacements forcés et au narcotrafic. Malgré la démobilisation des Autodéfense Unies de Colombie (AUC) en 2003, de nouveaux groupes ont fait surface, connus sous le nom de BACRIM, et ont continué à prendre part aux activités illicites et de contrôle territorial.

[11Perret, Antoine, éd. 2010. Mercenarios y compañías militares y de seguridad privadas : dinámicas y retos para América Latina. Bogotá : Univ. Externado de Colombia.

Commentaires

Eldi Paola Robayo Escobar est psychologue sociale de l’Université Externado de Colombie avec une solide formation en démographie et études de population. Elle est actuellement doctorante en sociologie à l’EHESS où elle étudie la légitimation de la Colombie comme pays exportateur de connaissance en sécurité. Son travail se centre sur la recherche appliqué en sociologie, psychologie communautaire et études en civilisations latinoaméricaines.