I — L’importance de la désignation des conflits armés
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’armée française a été régulièrement engagée dans des opérations militaires en dehors de l’hexagone — interventions qui ne sont pas sur le moment qualifiées de « guerre ». Les autorités emploient fréquemment des termes comme « pacification » ou « opérations extérieures » (OPEX) pour désigner ces actions sur des « théâtres » d’opérations. Il est notable que la guerre n’est pas seulement une réalité militaire, mais aussi une question de langage.
Pourtant, une OPEX n’est pas formellement une guerre. Cette distinction a des implications significatives. Sur le terrain, la différence est imperceptible : des soldats français, en uniforme et sous le drapeau national, prennent part à des combats et peuvent être amenés à tuer. Tuer des gens quelque part en notre nom. Dans un régime démocratique, la décision d’entrer en guerre se doit d’être soumise au Parlement. L’exécutif est là pour exécuter les décisions de la représentation nationale et non pour agir unilatéralement.
Et si un conflit n’est pas une guerre mais autre chose, c’est alors une chose qui n’est plus contrôlée par le parlement (c’est-à-dire par nous, peuple au nom duquel nos soldats agissent). En évitant le terme de « guerre », l’exécutif contourne le cadre légal qui devrait régir l’utilisation des forces armées, limitant ainsi la possibilité de contrôle par les citoyens et leurs représentants.
Dès lors, qualifier ou non un conflit de « guerre » est une question démocratique. Qui, par exemple, ouvrirait un débat transparent sur les objectifs militaires, les adversaires clairement désignés et les actions assignées à nos forces armées ?
En outre, cette reconnaissance est nécessaire pour l’évaluation a posteriori des actions militaires. Par exemple, après l’intervention de la France en Libye en 2011, ce pays a fini par ne plus être un État, mais un territoire livré à des bandes rivales (que l’on rémunère par ailleurs pour qu’elles contrôlent les frontières européennes). La même opacité entoure les interventions au Sahel, où les conséquences dépassent souvent les objectifs initialement annoncés. Qui peut faire aujourd’hui le bilan de ces opérations ? D’après quels chiffres ? Quels sont les moyens donnés au peuple et à ses représentants de comprendre ces situations ?
L’absence de reconnaissance explicite des conflits armés a également un impact direct sur la perception des menaces intérieures, notamment les attentats terroristes. Ces actes, perçus comme des événements isolés, pourraient être mieux compris dans le contexte plus large des guerres menées à l’étranger en notre nom. On se retrouve dans l’incapacité de comprendre que l’acte de terrorisme n’est pas le fait d’un fou isolé, mais bien un acte de guerre, dans le cadre d’une guerre qui n’a pas été identifiée en France et dont on n’a pas conscience collectivement. Le terrorisme, qui une arme ayant pour objectif de terroriser, est un message politique, message que nous sommes incapables de comprendre si l’on ne sait pas que la France livre des guerres en notre nom.
Reconnaître ces guerres est essentiel pour saisir les liens entre les actions militaires extérieures et leurs répercussions internes.
Ainsi, il est impératif pour les gouvernements de reconnaître les conflits dans lesquels ils engagent la Nation, tant pour garantir un contrôle démocratique que pour permettre une compréhension collective des enjeux mondiaux.
II — Pourquoi ces guerres sont-elles mal nommées ?
Le refus de nommer la « guerre » offre plusieurs avantages stratégiques aux gouvernants. Cela permet, par exemple, de contourner les obligations découlant du droit international relatif aux conflits armés. Ce cadre légal, issu de conventions telles que celles de Genève ou de La Haye, impose des restrictions strictes sur la conduite des hostilités, en particulier en ce qui concerne l’usage de certaines armes ou le traitement des civil·es. En refusant d’admettre qu’une intervention est une guerre, les États peuvent ainsi éviter de rendre des comptes pour certaines actions qui, dans un cadre de guerre formel, seraient illégales.
Ce choix permet également aux gouvernements de minimiser leur responsabilité. Dans une guerre, des victimes civiles doivent être reconnues comme des victimes de guerre, ce qui impose des responsabilités aux autorités, voire des réparations aux victimes. En désignant un conflit comme une « opération de pacification », les gouvernants esquivent ces obligations. C’est dans cette logique que des lieux comme Guantanamo, en dehors du cadre juridique international, ont pu voir le jour. Guantanamo, où les États-Unis en y pratiquant la torture à grande échelle, se revendiquent de l’école et de la doctrine militaire française.
Cette stratégie n’est pas propre à un État en particulier. Par exemple, la Russie nie être en guerre en Ukraine, soutenant que ce territoire fait partie intégrante de son espace national. De manière similaire, la France a jusqu’en 1999 refusé de qualifier le conflit en Algérie de guerre, préférant le terme « événements » ou « troubles » pour ne pas reconnaître la souveraineté du peuple algérien.
Bien nommer est politique. Reconnaître ou non un conflit comme une guerre est donc un acte politique, ne serait-ce que parce qu’admettre l’existence d’une guerre implique de reconnaître que l’adversaire est légitime et qu’il devra être considéré comme un partenaire dans la négociation de la paix.
Car la finalité de la guerre est tout de même la paix. C’est-à-dire, physiquement, de faire s’asseoir l’adversaire à une table pour signer la paix, ce qui implique (l’espèrent les parties prenantes) une situation différente à la situation initiale, plus favorable à ses intérêts. L’adversaire est une personne, ou un groupe, avec lequel on négocie : en somme, un égal.
Et lorsque la guerre finie, il s’agit de la fabriquer cette paix — ce qui est un travail long et difficile. En Europe, là où on n’a pas fabriqué la paix, la guerre est revenue périodiquement. En 1945, la France a fini par construire de la paix avec l’Allemagne, depuis le jumelage de villes, jusqu’à la création d’une chaîne de télévision franco-allemande, en passant par diverses formes d’ententes industrielles — bref, faire des choses ensemble. Si la France reconnaissait qu’elle a été en guerre avec ces anciennes « possessions d’outre-mer », cela permettrait peut-être de créer des relations égalitaires, en tant que partenaires de la paix, avec des pays avec lesquels les relations restent tendues.
III — Un contexte de dilution et d’omniprésence de la guerre
Ce refus de qualifier des conflits de guerres s’inscrit dans un contexte plus large, où la notion de guerre devient floue et omniprésente. Par exemple, la « guerre contre le terrorisme » a modifié notre perception des conflits, en les rendant plus diffus, échappant aux définitions. Lorsque le président de la République déclare « nous sommes en guerre », nous le sommes. Son verbe est performatif. Son expression engage l’ensemble de la nation, même si elle peut être utilisée dans des contextes variés, comme les attentats ou les pandémies. À la fois (« en même temps »), on ne nomme pas la guerre quand elle existe, et à la fois on la déclare contre tout et n’importe quoi : ce qui nous fait réellement rentrer dans cette ambiance nouvelle et terrifiante.
Il y a un enjeu fondamentalement démocratique à bien nommer les choses. Le terrorisme est une arme, pas un ennemi en soi. Le fait de terroriser les populations civiles est un instrument pour influer sur le cours des choses. Un technique que n’a pas répugné à utiliser, par exemple, la République française française au Cameroun : embarquer des rebelles en hélicoptère pour les jeter vivant dans le village rebelle est un message politique intimidant, terrorisant. Les actes terroristes sont multiples et très divers : on peut aussi terroriser sa propre population en assumant de crever des yeux ou d’arracher des mains au cours de manifestations.
Dans ce cadre, il est essentiel de poser que le terrorisme est une arme comme une Kalachnikov ou un sous-marin. Le terrorisme ne peut donc pas être un ennemi (comme le kalashnikovisme ou le sous-marinisme ne peuvent pas être des ennemis) contre lequel on peut prétendre partir en guerre. L’amalgame entre terrorisme et ennemi a permis aux gouvernements de justifier des interventions militaires sans fin, en l’absence d’un adversaire clairement identifié. Cela ouvre la voie à des dérives juridiques, où des mesures d’exception deviennent la norme. On remarquera également que seuls les pays coloniaux semblent autorisés à marquer du sceau « terroriste » des groupes humains. En les qualifiant ainsi de « terroriste », il s’agit surtout de les disqualifier comme adversaire. La rhétorique animalisante n’est alors jamais loin, permettant de ne plus avoir à traiter l’autre comme un égal, un humain que l’on combat, mais comme une autre espèce que l’on pourrait « éliminer », « éradiquer », « exterminer ».
Ce mélange des termes très divers permet aussi d’engager de façon très concrète des armées sans bornes temporelles : le terrorisme ne s’élimine jamais, par définition. La guerre contre le terrorisme est d’autant plus une boîte de pandore, que les lois antiterroristes (lois d’exception et d’état d’urgence) ont commencé à entrer dans la législation commune.
Par ailleurs, la banalisation de termes comme le fait d’être « en guerre » contre un virus, contre des attentats, contre la migration… associée à la logique d’un « réarmement démographique » nous fait basculer dans une autre dimension. Et nous nous accommodons à voir nos militaires quadriller en permanence l’espace public, nous nous accommodons aux caméras, aux fouilles sans discernement. C’est cette rhétorique sécuritaire, souvent plus théâtralisée que réelle, qui a permis de justifier des mesures grandement liberticides, notamment en France.
IV — La bataille de la mémoire
Dans un contexte de violence étatique et de dilution des normes, la reconnaissance des guerres passées devient un enjeu de premier plan. La reconnaissance officielle de ces conflits, souvent retardée de plusieurs décennies, permet alors de rendre justice aux victimes et de restaurer la crédibilité éthique des démocraties. Ce processus de reconnaissance est indispensable pour la mémoire collective et pour garantir que les gouvernements ne puissent échapper à leurs responsabilités.
Ce n’est qu’en 1999 par le biais d’une loi que la France a accordé le statut de « guerre » au conflit en Algérie. Quarante ans de silence qui pèsent par exemple sur les viols collectifs commis par l’armée française, quarante années de traumatisme psychique et de transmission intergénérationnelle par le non-dit et le tabou, rendant le traitement des séquelles bien plus difficiles à traiter.
C’est le problème du « deux poids — deux mesures » : condamner et dénoncer des actes de guerre ici et ne pas les reconnaitre là. Cela décrédibilise nos arguments moraux et éthiques qui parlent de valeurs universelles — et nos adversaires ne se privent pas de mettre en lumière l’hypocrisie des gouvernements occidentaux, ainsi que le gouffre entre leurs discours et leurs pratiques. C’est en ce sens, donc, que se pose la question de la pertinence de continuer à taire des actes passés et présents, contraires aux valeurs que l’on déclare porter : si des organisations politiques aux agendas plus que problématiques sortent ces dossiers à notre place, on s’en retrouve d’autant plus discrédités, et cela invalide notre capacité à peser sur l’évolution d’une situation.
V — Quelles propositions pour l’avenir ?
Il est crucial de réexaminer de manière critique le langage employé pour décrire les conflits armés et les opérations militaires.
On l’a dit, la guerre c’est d’abord des mots. C’est d’abord avec des mots qu’on désigne des adversaires, ou bien… des ennemis — et ce n’est pas la même chose. Lorsqu’on commence à parler d’ennemi, on quitte la sphère de la raison, de la réflexion, et on commence à justifier nos actes par autre chose, par des émotions, des passions. On ne traite pas pareil l’ennemi et l’adversaire, et ce n’est pas un détail. Si on commence à s’approprier ces termes quand ils sont posés par le pouvoir, on sort de la neutralité. Si un ou plusieurs de nos médias se mettent à l’unisson pour désigner des ennemis, il est probable qu’on assiste à un embrigadement qu’on ne peut pas négliger. Dans le flou des mots, il y a des loups à débusquer. Et reprendre leurs mots, c’est embrasser leur position politique, leurs intérêts stratégiques : on se prive d’une possibilité de critique du pouvoir.
Alors, que faire ? À mon niveau, je fais des spectacles. Je suis un saltimbanque qui parsème ses propositions d’outils de compréhension pour décortiquer les mots, les rhétoriques, les histoires occultées ; pour donner du sens au monde dans lequel on vit. Et mes spectacles ou mes films reflètent mon sentiment qu’il y a urgence à devoir désactiver le plus possible le pouvoir exorbitant attribué aux Présidents de la Ve république. Pour cela, on a peut-être intérêt à s’inspirer d’autres types de démocraties reconnues par la France. Par exemple, le Congrès états-unien contrôle effectivement le Président ; quand un haut responsable états-unien ment devant l’ONU et qu’il est ensuite traîné devant la commission du Congrès spécialisée sur la question, on ne l’entend plus jamais après. En comparaison, nos commissions parlementaires sont moins que sous-dotées : personne à l’Assemblée n’est en mesure de faire un bilan de nos opérations extérieures au Sahel ou en Méditerranée, par exemple. En France, quand un Président détruit un pays comme la Libye, il continue à fanfaronner sur les plateaux télé des décennies durant.
En renforçant le contrôle parlementaire sur les opérations extérieures, nous pourrions déjà assurer un premier contrôle démocratique sur ces décisions qui nous engagent dans des conflits armés, réaffirmant ainsi les principes de responsabilité et de transparence dans les affaires militaires.
Non ?