Tout commence au cours d’un congrès de cardiologie en 1980 : un participant a un arrêt cardiaque, et deux cardiologues se précipitent pour le réanimer. Il s’agit d’un étatsunien, Bernard Lown, et d’un soviétique, Evgeni Chazov : après l’alerte, ils en viennent à parler de prolifération nucléaire. Ils s’accordent totalement sur un point : en cas d’utilisation de la bombe, aucun traitement, aucun secours n’est possible par des soignant·es irradié·es. Faute de traitement, seule la prévention est possible. Ils fondent alors dans leur deux pays respective une internationale, l’IPPNW (Internationale des praticiens pour la prévention de la guerre nucléaire) en 1980. Avec un seul objectif : la prévention, à rebours des mouvements anti nucléaires classiques qui réclament la paix sans s’attaquer aux causes premières de la guerre. La section française, l’AMFPGN, se crée en 1984, suivie par 80 pays au-delà de tous le pays dotées de l’arme nucléaire. En 1988, nous recevons le prix Nobel de la paix.
Un choix redoutable : comment s’y prendre en santé publique ?
Contrairement à la médecine de soin, la prévention exige d’avoir recours à toute une batterie d’actions pour convaincre des patient·es… en pleine santé. Pour ce faire, il faut être à la fois simple et accessible, en proposant des solutions acceptables et efficaces pour combattre ce mal, comme le port du masque pendant une épidémie.
L’IPPNW propose un simple schéma, la pyramide de la violence, et part en campagne pour expliquer les liens entrent les différents étages, mais aussi le chemin inverse pour la désescalade. La base de cette pyramide est la violence sociale sous toutes ses formes, l’étage au dessus est sa transformation en terrorisme qui conduit à des conflits civils et parfois en conflits militaires, préalables à l’utilisation de l’arme nucléaire. L’objectif est la redescente de la pyramide avec des mesures préventives à chaque étage.
Comment agir pour prendre la voie de la désescalade ? La première action est logique : l’IPPNW va rencontrer les grands de ce monde, surtout Gorbatchev et Nixon, avec une question simple : « Pourquoi voulez vous détruire dix fois la planète, une seule frappe ne vous suffit pas ? » Le premier touché par cette simple question fut Gorbatchev, et ses initiatives pour stopper puis amorcer la diminution du stock insensé de son armement atomique ont porté leurs fruits. Les États-Unis ont ensuite suivi le même mouvement.
Un de nos arguments a été le caractère exorbitant de la prolifération nucléaire, avec plus de 10 000 têtes atomiques de chaque côté au moment de notre entrevue. Le raisonnement est simple, de chaque côté l’objectif peut se résumer ainsi : “l’autosuffisance“ c’est à dire le même nombre de têtes que l’adversaire, avec un petit plus juste pour se positionner devant lui. Il s’agit d’une situation exponentielle, avec un temps de doublement de l’ordre de 1 an ! Cela a convaincu les russes puis les américains de la vanité de leur course aux armements, plus efficacement que les longs discours moralisateurs des mouvements de la paix.
De 1980 à 2014
Pas à pas, avec comme moteur l’opinion publique, ce regroupement médical va agir pour patiemment détricoter le délire atomique avec l’augmentation hors du commun des ogives nucléaires en s’attaquant, pièce par pièce à toutes les causes du délire prolifératif vertical (le nombre de puissances “dotées“ de l’arme nucléaire) et horizontal : la fièvre proliférative qui sévit dans le monde (avec le passage de 5 à 9 puissances “dotées“). C’est successivement le traité de non prolifération, les différents traités START (pour la nette diminution du stock des différents missiles atomiques) - étapes du désarmement réciproque - puis l’interdiction des essais nucléaires, qui sont un moyen efficace de stopper la prolifération. Nous avons agi dans ce domaine uniquement a partir des effets nocifs sur la santé publique, preuves scientifiques à l’appui. Le stock de plus de 10 000 têtes nucléaires par pays (Etats-Unis et URSS) va décroître à quelques centaines. Nous allons ensuite parcourir le monde pour arrêter et au moins freiner la prolifération atomique. Avec les collègues de l’association internationale, je suis parti plaider cette cause à Moscou, Washington, Pékin, New Dehli, Karachi, sans oublier Londres, Paris, et même Pyong Yang. En traînant les pieds, la France et le Royaume-Uni vont aussi diminuer leur stock.
Que peut-on faire pour les pays futures cibles et non nucléaires ? L’idée est venue de la filiale australienne de l’IPPNW. Le 30 avril 2007, nous proposons un traité d’interdiction des armes nucléaires (le TIAN), visant directement à l’abolition de toutes armes atomiques. Ceci, non seulement pour stopper la prolifération mais aussi pour être une issue possible pour les états nucléarisés. Le succès de la campagne du TIAN soutenue par plus de 100 pays nous a valut un deuxième prix Nobel, en cohérence avec le premier en 1988. Même si cela est difficile, c’est en s’appuyant sur la volonté populaire tout particulièrement exprimée dans les pays cibles du tiers monde, que nous avons contribué dans de telles avancées. Ceci est particulièrement le cas en Afrique, par des Etats inquiets devant l’extension de la menace nucléaire pour leur continent.
2014, le grand tournant
Le vertige du succès nous a empêcher de voir de suite, le grand changement. Contrairement aux diverses actions bellicistes des États-Unis avec occupation de différents pays comme l’Irak ou l’Afghanistan, la Russie ouvre une nouvelle ère avec l’annexion de territoires comme la Crimée, sous couvert du parapluie nucléaire : à chaque étape des conquêtes russes, la menace atomique sert à empêcher toute riposte des occidentaux. Il faut être honnête, nous n’avons pas su tirer toutes les conséquences de ces annexions, et nous avons laissé nos compatriotes se laisser bercer par les discours lénifiants sur le maintien de la paix.
En 2022, la guerre en Ukraine est venu confirmer le changement total de paradigme : dans la pyramide de la violence, la violence d’état conduit à une fusion des 4 premiers étages. Dans cette guerre de conquête la terreur d’état est décisive : en Russie, le conflit avec l’Ukraine entraîne non seulement une violence sociale interne, non seulement l’écrasement de tous les terrorismes comme celui des Tchétchènes, mais l’étouffement de toute révolte civile comme en Géorgie : la violence d’État s’introduit ainsi dans la pyramide.
Que faire ? Comment reconstruire une problématique de prévention alors que la guerre est à nos portes, et que le délire russe d’annexion règne en Ukraine comme à Taïwan par la Chine, autorisés par la menace de l’usage de la force nucléaire ? Comment agir alors que d’autres conflits s’éternisent comme à Gaza ? Peut on retrouver un dialogue audible avec nos compatriotes terrifiés et qui se réfugient sous l’aine de la dissuasion nucléaire totalement inefficaces ? En effet, les armes stratégiques ne peuvent pas être utilisées à cause de la réciprocité, puisque la riposte du pays cible est immédiate, même sous la forme des “armes tactiques“ (le prototype étant la bombe d’Hiroshima) qui sont de courte portée – qui serait efficace uniquement… contre l’Allemagne, que de toute façon nous n’avons pas. Il y a bien en Europe un sursaut anti guerre, mais il se heurte très vite à la question nucléaire : comment imposer la paix, qui ne soit pas une capitulation en rase campagne devant les annexions par la Russie, sans tenir compte de leur menaces atomiques ? Même si nous sommes actuellement inaudible, notre tâche actuelle est la ré écriture complète de notre récit en préalable à l’action.
Notre récit :
L’agitation nucléariste de la Russie ne repose sur rien, l’utilisation de ces armes mêmes tactiques en Ukraine entraînerait des effets du côté russe, les villes cibles étant proche de la frontière.
Nous devons reprendre notre bâton de pèlerin avec de simples questions :
- Après la destruction massive actuelle des villes d’Ukraine, en quoi un supplément atomique change la donne ?
- Puisque le “parapluie atomique“, c’est-à-dire l’utilisation automatique des armes nucléaires de l’OTAN en cas d’agression sur un des États de l’alliance, est strictement lié aux futurs résultats des élections étatsuniennes, pourquoi attendre pour trancher le nœud gordien de la terreur d’État en Russie par un dialogue direct avec son peuple ?
Par où commencer ? Il y a de fait, même confusément, un sentiment anti guerre en Europe, mais il existe aussi en Russie, après le massacre massif de ses soldats. Il y a là une base commune pour un dialogue direct. Dans les faits, il existe déjà avec une minorité anti-Poutine : le dialogue avec des organisations contestataires en Ukraine et en Russie existe depuis les manifestations de Maidan. Peut on bâtir un front commun sur la simple base d’en finir avec ce massacre ? L’assassinat de Glavalny et les mobilisations en Russie et dans le monde entier, est un des exemples de cette possible unification des mouvements y compris en Russie.
Le CEDETIM (Centre d’études et initiatives de solidarité internationale, association de solidarité internationale fondée en 1966) est par exemple impliqué dans cette tâche : au fil des zooms et autres webinaires internationaux à propos de la guerre, les conversations se tissent entre militant·es russes anti-guerre et militant·es internationalistes européen·nes, dans le cadre de réseau comme le Helsinki Citizens’ Assembly ou encore de la petite Assemblée européenne des citoyens (AEC) en France. La participation active du CEDETIM à la coalition Civil M+ (ou l’on retrouve Ukrainien·nes, Russes, Allemand·es, Français·es, Néerlandais·es et autres) depuis de longues années a également permis de renforcer des liens politiques et/ou personnels étroits, qui permettent des actions des plus individuelles et concrètes (aider à évacuer des journalistes et des familles, par exemple) jusqu’à la coordination d’actions plus collectives (relayer et soutenir les actions anti-guerre en Russie et les résistances en Ukraine).
Nous avons gardé des liens avec des républiques en Sibérie, qui sont sous le joug de la terreur d’État russe : peut on appuyer leur demande actuelle d’un retour au pays de leurs soldats ? Cela existe dans toutes les républiques caucasiennes, mais la répression féroce a mis à mal nos liens en particulier avec le Kazakhstan.
Comment détricoter la fusion des quatre étages de la pyramide par la violence d’État ?
La première démarche, à notre niveau, est de populariser chez nous la grande plainte des victimes de cette guerre. Pour ceux d’Ukraine, les médias le font, pourquoi ne le fait-on pas pour les victimes de la population russe ?
La seconde est d’initier l’entraide civile : nous l’avons fait dans le milieu médical français au cours de l’hiver 2023-2024 quand le hôpitaux ukrainiens gelaient faute d’électricité. Il y a eu un mouvement parmi nous, avec l’envoi dans 14 hôpitaux de générateurs électriques de secours. Avec nos liens avec la Croix Rouge, peut-on envisager de telles aides y compris pour la population russe ?
Mais il y aussi un travail interne chez nous, les soignant·es, pour revoir les fondements de notre prévention dans ce contexte actuel. Nous ne pouvons pas nous cantonner aux secours médicaux pour les victimes : le passage à la prévention, qui nous est familière dans notre métier, doit aussi se faire dans ce contexte.
En conclusion
C’est parce que nous sommes pressés devant l’aggravation de la situation qu’il faut aller lentement. Il n’y a pas pire que les “propositions“ qui jaillissent dans l’affolement (rappelons les leçons du Covid, avec le tombereau de bêtises parfois mortelles, comme les traitements inefficaces liées à la panique) : par exemple, le recours à l’arme nucléaire de représailles brandie dès maintenant par certains États limitrophes de la Russie.
Toute nouvelle idée doit être testée dans l’action et obligatoirement évaluée avant de l‘étendre. Faut il alourdir encore les sanctions contre la Russie ? Comment prendre en compte les effets sur la seule population russe ? Comment croiser la juste campagne contre les horreurs de la guerre pour les Ukrainien·nes, sans dire un mot des victimes russes ? Cela entraîne un effort considérable et un dialogue intense, comparable à celui qui nous a animé au début de l’IPPNW. Nous n’avons pas le choix, c’est l’unique chemin pour redevenir audible.
Premier objectif pour la synthèse, notre congrès mondial en 2025 à Hiroshima.
BIBLIOGRAPHIE :
- "Le parcours de l’Association internationale des Médecins pour la prévention de la guerre nucléaire." Anne-Marie Roucayrol Dans La Pensée 2018/3 (N° 395), pages 74 à 85
- La pyramide de la violence , A.BEHAR, médecine et guerre nucléaire, 2008, 3, vol 24*