Violences, guerres, conflits armés : évolutions et résistances

Sommaire du dossier

De l’huile sur le feu : la France et la guerre contre le terrorisme en Afrique

, par Survie , GRANVAUD Raphaël

Avant-propos

Pendant près d’une décennie, la France s’est engagée dans une « guerre contre le terrorisme [1] » au Sahel. Avec les opérations Sabre, Serval et Barkhane, il s’agissait de l’engagement militaire français le plus important depuis la guerre d’Algérie. Si l’on en croit les autorités françaises, la France au Sahel aurait été « exemplaire [2] » : ni erreur, ni faute, ni crime, ni ingérence. L’opération Barkhane aurait été « un succès » de bout en bout. Ce refrain, entonné par tous les ministres successifs, conformément à la ligne fixée par l’Élysée, est aujourd’hui assorti d’une grossière réécriture de l’histoire : ce n’est qu’après le départ des troupes françaises, chassées du Mali, du Burkina Faso puis du Niger, que la situation sécuritaire au Sahel serait devenue catastrophique. En réalité, les groupes islamistes armés n’ont pas attendu le départ des militaires français pour étendre considérablement leur implantation, et le sort des populations civiles n’a cessé de s’aggraver depuis 2013.

Lorsqu’il est question de la débâcle états-unienne en Afghanistan, la question de savoir si les effets délétères d’une ingérence politico-militaire étrangère et de la « guerre contre le terrorisme » a contribué à renforcer l’ennemi qu’on prétendait anéantir, les talibans, ne fait guère débat. Pour la guerre menée au Sahel, en revanche, la question ne semble pas devoir se poser. Mon récent livre, De l’huile sur le feu. La France et la guerre contre le terrorisme en Afrique, ne prétend pas analyser tous les aspects de la crise sahélienne, mais il entend rendre compte des modalités méconnues de l’intervention française et de ses effets : la banalisation des assassinats ciblés, le contre-terrorisme aérien et le recours aux drones armés, les procédures de ciblage qui posent question au regard du droit international, les bavures systématiquement niées, la réhabilitation de la contre-insurrection, le recours à des milices communautaires, les illusions de la « guerre psychologique », et un soutien aux pires régimes sous couvert de lutte contre le terrorisme.

Si l’armée française a porté des coups très durs aux groupes djihadistes, décimant leurs cadres et leurs combattants, elle a dans le même temps contribué à aggraver le terreau sur lequel ces derniers prospèrent, fourni du carburant à leur rhétorique et involontairement favorisé des recrutements toujours plus nombreux. Le volet militaire de la « guerre contre le terrorisme » s’est accompagné d’un volet civil dans le cadre d’une « méthode globale » de gestion de la crise. Celui-ci s’est principalement traduit par des formes de state-building qui ne disent pas leur nom, et par une instrumentalisation de l’aide au développement, qui n’était pas non plus dénuée d’effets pervers. C’est ce dernier aspect qui est traité dans le chapitre 13, reproduit ci-dessous.

Opération Eclipse. Un militaire français discute avec un soldat malien au cours d’une opération conjointe.
Crédit : Armée de Terre (licence ouverte)

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Les autorités françaises se défendent de tout miser sur les dimensions militaire et sécuritaire au Sahel [3] : « la solution militaire n’existe pas », proclame même la ministre des Armées d’alors. Elles préfèrent afficher une conception de la résolution des conflits très en vogue dans les organisations internationales et théorisée sous les termes d’« approche globale », ou « approche intégrée », ou « multidimensionnelle », ou « continuum sécurité-développement », ou « nexus sécurité-développement » ou encore – spécificité française – « 3D », pour « diplomatie, défense et développement ».

Ces stratégies, développées à partir des opérations menées en Sierra Leone, en Irak et en Afghanistan dans les années 2000, ont été mises en œuvre par la France pour la première fois au Sahel. [4] Concrètement, il s’agit d’articuler, en lien avec les opérations militaires, des réponses de court, moyen et long terme censées répondre aux besoins des populations : des actions civilo-militaires, des programmes d’aide au développement et des « actions de stabilisation » rapides. [5] Il ne suffit pas de gagner la guerre, il faut « gagner la paix [6] ».

Les faux-semblants de l’aide publique au développement

L’aide publique au développement de la France est le principal volet non militaire de cette « approche globale » contre le terrorisme au Sahel. Ses montants sont régulièrement convoqués pour attester de la générosité et du désintéressement de la politique française. « Entre 2013 et 2017, la France a engagé 473 millions d’euros pour le Mali dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture, du développement rural, des services sociaux de base, de la santé, de l’éducation [7] », témoigne le député Ladislas Poniatowski. En 2017, le Mali a bénéficié de 357 millions d’euros de l’AFD et, en 2019, de 206 millions. [8] Entre 2012 et 2020, l’aide publique au développement a représenté 5,3 milliards d’euros, [9] ce qui ne représente guère plus qu’une grosse centaine de millions d’euros par pays et par an en moyenne.

L’« exemplarité » de l’aide française est loin de faire l’unanimité. Plusieurs rapports parlementaires ont pointé un décalage récurrent entre les promesses et les réalisations, [10] comme la distorsion entre la répartition de l’aide et les besoins réels des pays : « En ce qui concerne les six pays du Sahel, cela se traduit par une part très modeste (5,6 % de l’aide nette totale) en baisse de 29 % par rapport à l’année précédente [11] », constate-t-on en 2018. Début 2021, un rapport de la Cour des comptes enfonçait le clou et confirmait que « la priorité affichée en faveur de la zone Sahel ne s’est pas traduite dans les faits [12] ». Et les coûts militaires de la France sont restés plus importants et ont augmenté bien plus rapidement que les dépenses de « stabilisation et développement » dans les pays du G5 Sahel.

Par ailleurs, ces chiffres sont un trompe-l’œil. Pour gonfler les montants et tenir leurs promesses de solidarité internationale, les autorités comptabilisent traditionnellement sous la rubrique « aide au développement » des actions et des programmes très divers, voire de simples jeux d’écriture ne donnant lieu à aucun transfert de fonds : frais de scolarité d’étudiants étrangers, dépenses liées à l’accueil des réfugiés, actions relevant de la « diplomatie culturelle et d’influence », « frais administratifs » colossaux, et même des dépenses militaires qui n’entretiennent qu’un rapport lointain avec le « développement »… Entre 2006 et 2016, seule la moitié de l’aide française constituait une aide « transférable », c’est-à-dire des versements et des ressources supplémentaires, et un tiers de cette aide transférable l’était sous forme de prêts et non de dons, alors qu’elle s’adressait aux pays parmi les plus pauvres de la planète pour la plupart déjà lourdement et injustement endettés. [13] En 2018, le président français a annoncé des ruptures en la matière, sans effets probants. [14]

Cependant, même la part consacrée aux dons n’est pas exempte de critiques : avec respectivement 6,7 % et 2,4 %, entre 2012 et 2016, « l’aide alimentaire et l’aide humanitaire représentent une part marginale de l’aide transférable française dans les pays du Sahel [15] ». En 2021, plusieurs associations et personnalités ont appelé à refonder « la politique sahélienne de la France », constatant que la France « participait à moins de 1 % des besoins de financements humanitaires », alors que « 19,6 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire et plus de 6,7 millions de Sahélien·ne·s souffriront de la faim d’ici à l’été 2021 ». [16] L’insécurité a en effet profondément aggravé les conditions de vie et le problème de la faim au Sahel. Pourtant, « les plans de réponses humanitaires au Sahel central sont largement sous-financés », constatent plusieurs responsables d’ONG en 2020, ce que confirment régulièrement les rapports de l’ONU. [17] L’aide en faveur d’une autosuffisance alimentaire et du développement de l’agriculture vivrière reste également très faible, et les résultats en matière de réduction de la pauvreté sont insignifiants. [18] Selon l’ancien diplomate Laurent Bigot, dans le nord du Mali, « aucun projet financé par l’aide au développement ne subsisterait cinq ans après son achèvement ». Il va même plus loin : « L’échec de l’aide au développement au Sahel est total. [19] Jusqu’en 2021, l’aide publique au développement restait évaluée sur la base des volumes financiers annoncés, et non des résultats. [20]

La mesure de l’efficacité de l’aide est d’autant plus difficile à mener que la traçabilité des fonds décaissés par les bailleurs de fonds internationaux est un véritable casse-tête. De 2012 à 2016, seuls 18 % des versements de la Banque mondiale apparaissent dans la comptabilité nationale du Tchad, 27 % pour l’aide états-unienne, 37 % pour l’UE et 60 % pour la France. Au Niger, 99 % de l’aide européenne était tracée, mais 37 % des versements de la France avaient disparu, comme 71 % de ceux de l’Allemagne et la quasi-totalité de l’aide états-unienne. L’aide était mieux suivie au Mali et au Burkina Faso, même si la multiplication des acteurs et des modalités d’intervention complique le suivi des flux financiers. [21] Le chercheur Jean-Pierre Olivier de Sardan a par ailleurs étudié comment « le développement tel qu’il est mené au Sahel (depuis fort longtemps) souffre du même mal profond qui a handicapé l’opération Barkhane : tous deux ont pour particularité première d’être des interventions conçues, pilotées et financées essentiellement de l’extérieur » par des experts qui « ignorent les réalités locales ». Les programmes d’aide standardisés, sous forme de « modèles voyageurs » qu’on exporte d’un pays à l’autre, sont « contournés, détournés, démembrés, par ceux qui en sont les “bénéficiaires” (ou les cibles) comme par ceux qui les mettent en œuvre sur le terrain [22] ». C’est ce que le chercheur nomme la « revanche des contextes [23] ».

Si l’aide publique au développement ne change pas de logique malgré son échec complet, c’est qu’elle reste une « aide-intérêt [24] » dont la finalité est d’abord de servir de « relais d’influence [25] » pour le pays donateur. Elle constitue souvent une aide déguisée aux entreprises françaises [26] et un moyen de pression pour imposer des politiques économiques favorables aux entreprises occidentales ou des politiques de restriction des flux migratoires.

Les effets pervers de l’aide

L’aide publique au développement française (mais la critique vaut pour les autres bailleurs de fonds) n’est pas simplement inefficace pour répondre aux besoins économiques et sociaux des populations sahéliennes, elle contribue également à produire des effets dont les groupes djihadistes peuvent bénéficier.

Là aussi, il faut commencer par interroger le diagnostic avancé par les autorités françaises : « Les terroristes prospèrent sur la misère. Nous avons un travail de développement de long terme à conduire. [27] » La formule du président Macron résume une vision largement partagée des causes du djihadisme et justifie la politique d’aide au développement menée par la France et d’autres acteurs dans le cadre de l’« approche globale ». [28] L’idée d’une relation de cause à effet entre pauvreté et développement du djihadisme est pourtant contredite par les chercheurs, qui y voient un diagnostic réducteur masquant les causes principales du phénomène. Ce dernier résulte davantage de l’incapacité de l’État à gérer les rivalités que des pénuries elles-mêmes.

« Formuler des réponses basées avant tout sur le lien entre changement climatique, diminution des ressources et violences repose sur un diagnostic erroné de la situation et ne permettra pas d’y remédier [29] », note par exemple une analyse de l’ICG. C’est moins la pauvreté que les sentiments d’injustice causés par l’inaction, les défaillances ou les abus des États africains qui sont en cause. Mettre la crise sur « le compte de la pauvreté » plutôt que sur « l’accaparement des ressources par la classe dirigeante » est une « manière de dépolitiser le djihadisme en entretenant de grandes illusions sur les mérites de l’aide publique au développement pour acheter la paix sociale », [30] estime le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos. De plus, « l’injection des ressources de la communauté internationale est un enjeu de compétition qui peut provoquer de nouveaux affrontements et prolonger les hostilités [31] », surtout dans un contexte de tensions communautaires où les discriminations peuvent être instrumentalisées. [32]

Par ailleurs, quand bien même est-elle accompagnée d’un discours sur la priorité accordée à la « bonne gouvernance », l’aide publique telle qu’elle est organisée tend à favoriser la corruption. « Personne n’est dupe de l’ampleur des détournements », constate Le Monde, qui cite une étude du FMI évoquant de « grandes lacunes d’efficience » et une « évaporation » importante des dépenses publiques financées par l’aide internationale. [33] « Nous avons peut-être signé trop de chèques en blanc [34] », reconnaissait Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne. Mais à l’entendre, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, les détournements de fonds semblant excusables au regard de la situation de guerre et de pauvreté.

De même que l’aide au développement est parfaitement compatible avec le développement de la corruption, elle s’accommode également de la poursuite des politiques les plus inégalitaires, voire les encourage, au risque de renforcer les sentiments d’injustices qui poussent à s’engager dans des groupes recourant à la violence. Les projets de « développement » se substituent aux politiques de redistribution sociale, et l’aide humanitaire internationale, si elle permet évidemment à des populations de survivre, encourage les gouvernements à se défausser de leurs responsabilités. Le fait qu’une assistance alimentaire, mais également des services de santé, de scolarisation, de développement économique soient fournis par des organismes étrangers souligne en creux l’incurie des États africains à assumer leurs fonctions sociales et renforce leur discrédit aux yeux des populations. [35] C’est un puissant carburant dont profitent les groupes djihadistes.

Les dépenses militaires des États sahéliens ont fortement augmenté dans la décennie 2010-2020. Elles ont doublé au Niger, presque triplé au Burkina Faso et quadruplé au Mali, absorbant de 15 à 30 % du budget de l’État selon les pays. Il peut sembler légitime de vouloir se doter d’un outil militaire plus performant face à l’agression de groupes djihadistes. Mais cela pose problème dans un contexte de corruption généralisée et de violation massive des droits humains par les armées. En outre, plus les dépenses de sécurité augmentent, plus le financement du développement s’amoindrit. [36] Et si les dirigeants africains reconnaissent volontiers cette situation, voire les bénéfices que les djihadistes peuvent tirer de l’amputation des budgets consacrés à l’éducation, à la santé et à la satisfaction d’autres besoins essentiels, [37] ils se contentent généralement de réitérer des appels à davantage d’aide publique internationale. [38]

Le développement au service des militaires

Les militaires rattachent volontiers la doctrine du « continuum sécurité-développement » à la tradition coloniale de « pacification » et de « contreinsurrection » de l’armée française. Dans la pratique, ils ont tendance à considérer l’aide au développement comme un prolongement de leurs actions civilo-militaires (constructions de puits, rénovations d’écoles, visites médicales…) menées pour favoriser l’acceptation de leur présence et obtenir du renseignement. Pour eux, le « développement » n’est pas une finalité en soi, mais un moyen de pacification qui doit donc être subordonné aux opérations qu’ils mènent dans leur « guerre contre le terrorisme ».

C’est à leur demande qu’un accord de collaboration entre l’AFD et l’état-major des armées a ainsi été conclu sous le mandat de François Hollande. [39] Mais celui-ci n’a vraiment pris son essor que sous la présidence d’Emmanuel Macron, en raison notamment de l’hostilité des personnels de l’AFD à l’instrumentalisation de leur agence par les militaires. [40] Ces derniers ont bénéficié du soutien de Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de la Défense. En septembre 2018, il a personnellement présenté « les nouvelles orientations gouvernementales ainsi que la réorganisation du système d’aide bilatéral les accompagnant [41] » au siège de l’AFD. « Nous avons obtenu, expliquait le général François Lecointre quelques mois plus tard, que, au fil de l’avancée de la pacification que nous pouvons faire et du retour de l’État, [l’AFD] facilite le retour d’une activité économique permettant de faire revenir la population et de la stabiliser », par « des projets spécifiques de développement ». Pour pousser l’AFD à « “synchroniser” ses propres programmes de développement avec le calendrier et la géographie des opérations militaires [42] », un officier de Barkhane a été détaché au sein de l’AFD, et un administrateur de l’AFD a été accueilli au poste de commandement de l’opération Barkhane.

Opération Barkane. L’armée français au contact avec la population dans le Sud du Mali.
Crédit : TM1972 (CC BY-SA 4.0)

C’est la région du Liptako malien qui a fait figure d’« expérience pilote [43] ». En 2018, Barkhane a mené une campagne aux côtés des milices locales – éliminant ainsi plus « d’une centaine d’insurgés ». L’AFD et les autorités étatiques ont alors « élaboré des plans de redéploiement des services dans la zone, en particulier du personnel administratif local (préfets et sous-préfets), des tribunaux et des écoles [44] », en plus de plusieurs projets en matière de « relèvement socioéconomique » ou de « réconciliation [45] ». Cette stratégie est directement inspirée de la doctrine coloniale de pacification en « tache d’huile [46] », héritée, comme on l’a vu, des officiers coloniaux comme Galliéni et Lyautey, expliquait le chef d’état-major des armées françaises.
Mais la « pacification » n’a été que très temporaire, et bientôt le niveau d’insécurité a empêché « le personnel d’aide au développement d’opérer en dehors de la ville de Ménaka [47] ». Si les officiers de Barkhane ont ensuite estimé que les « interventions ont été précipitées à Ménaka [48] », ils mettaient en avant l’« exemplarité » de l’articulation des acteurs à Gossi. [49] Mais pas plus à Ménaka qu’à Gossi, l’« approche globale » n’a fonctionné sur la durée.

D’autre part, pour certaines ONG, les actions civilo-militaires brouillent les frontières entre humanitaire et militaire. En principe, les projets dits à « impact rapide » ne devraient pas empiéter sur les champs de l’intervention humanitaire (santé ou éducation en urgence, distribution de vivres, accès à l’eau potable) pour éviter les confusions. Or ces règles ne sont pas observées par les militaires français. [50] Les membres des ONG qui respectent un principe de neutralité risquent alors d’être ciblés en tant qu’auxiliaires des forces étrangères. La délégation de programmes de développement par l’AFD à ces mêmes ONG introduit une confusion supplémentaire. Si certaines d’entre elles acceptent cette logique pour continuer à bénéficier de financements, d’autres dénoncent la logique d’instrumentalisation de l’aide humanitaire et de l’aide au développement par les militaires, dans un contexte où la tendance est à l’extension des « continuums » – il est ensuite question de « continuum sécurité-développement-humanitaire [51] ».

Si l’on écoute les protagonistes du « continuum sécurité-développement », l’échec est essentiellement imputable à des différences de rythmes. « Les acteurs du développement doivent penser au temps long, quand les militaires pensent au temps court [52] », estime un agent de l’AFD. Les « développeurs » reprochent aux militaires de ne vouloir que des projets immédiatement visibles pour « gagner les cœurs et les esprits [53] ». Ils constatent aussi que la sécurisation d’une zone par des moyens militaires n’a que des effets limités dans le temps et que le retour de l’insécurité rend impossible la mise en œuvre des projets plus importants. [54]

Les militaires de Barkhane, quant à eux, reprochent à l’AFD la lourdeur et la lenteur de ses procédures et, pour l’anecdote, ils ne sont pas les seuls. Dans le cadre de l’« approche globale », les militaires ont en effet « noué un partenariat intéressant avec le MEDEF, en vue de faciliter le recours à l’expertise privée ». « Or les représentants du MEDEF International ont jugé insuffisants les résultats de cette organisation, non pas à cause des armées, mais en raison de difficultés posées par les procédures et les pratiques de l’AFD, avec laquelle “les relations sont souvent compliquées”. Pour eux, “l’AFD possède un ‘trésor’ qu’elle n’arrive pas à décaisser” [55] », rapportent les députés français.
Les politiques d’aides devraient, en théorie, être déterminées et priorisées en fonction des besoins réels des populations, et non subordonnées aux objectifs militaires. Qu’il s’agisse des budgets ou de l’articulation entre l’aide et le militaire, l’« approche globale » traduit bien le primat de la logique sécuritaire. Depuis plusieurs années, ONG et chercheurs n’ont de cesse de déplorer cette logique quasi exclusivement militaire qui ne règle aucun des problèmes de fonds à l’origine du développement du djihadisme. Et s’il y a un décalage entre l’inflation des discours sur l’« approche globale » et la permanence d’une priorité donnée au militaire, c’est que ces discours eux-mêmes servent de caution à l’intervention armée, estime le chercheur Bruno Charbonneau. [56]

L’« approche globale » n’aura finalement constitué qu’une parenthèse dans la « guerre contre le terrorisme » de la France au Sahel. En juin 2021, alors qu’il annonçait une « transformation profonde de notre présence militaire au Sahel », le président Macron expliquait : « Ce n’est pas notre rôle de suppléer les services publics, les administrations. […] Nous allons nous recentrer sur cette lutte contre le terrorisme. [57] »

Quelques temps après un discours d’Emmanuel Macron en février 2023 annonçant la réforme des statuts des bases militaires françaises permanentes en Afrique, en l’espace de quelques mois, après le Mali et le Burkina Faso, le Niger a été le troisième pays à exiger le départ de l’armée française, en dépit des menaces et des représailles de la diplomatie française. L’exigence d’en finir avec l’ingérence française est partagée par les citoyens et citoyennes des pays africains, qui aspirent à une véritable souveraineté et une vraie autonomie et la fin des conséquences des violations du droit national et international commises par la France au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Au Tchad, dernier pays sahélien dans lequel des forces françaises sont présentes en nombre, les voix de l’opposition démocratique se font également entendre, malgré les risques qu’elles encourent, pour demander le retrait de l’armée française qui soutient la dictature du fils Déby après avoir soutenu celle du père pendant 42 ans. Dans les autres pays où la France conserve une base permanente (Côte d’Ivoire, Gabon, Sénégal, Djibouti) mais également dans les pays voisins, ces mêmes exigences sont portées par un large arc de forces politiques, syndicales ou associatives.

Par solidarité avec ces revendications et par refus que s’impose l’idée d’une présence naturelle et indépassable des armées françaises en Afrique échappant à tout contrôle démocratique, l’association Survie a lancé en novembre 2023 un appel unitaire pour demander le départ rapide et complet des militaires français d’Afrique. Une trentaine d’associations, syndicats et partis politiques qui militent en France se sont rassemblés autour du slogan «  Armée française, hors d’Afrique !  » pour exiger :

  • que les bases militaires françaises soient purement et simplement démantelées,
  • que les opérations et les ingérences extérieures prennent fin,
  • que la coopération militaire et policière avec les régimes autoritaires cesse.

L’organisation d’un meeting à la Bourse du Travail de Paris, le 28 février 2024 (un an après les déclarations du Président Macron sur la reconfiguration du maillage militaire français), a été l’occasion d’un échange transversal sur les constats et les moyens d’action. Les prises de parole ont rassemblé des chercheur·ses pour retracer l’histoire de la présence militaire française et de la force destructrice des opérations jusqu’à l’échec de la décennie de guerre contre le terrorisme ; des militantes tchadiennes et de la diaspora camerounaise pour évoquer le regain des mobilisations populaires contre la présence militaire française en Afrique ; et des journalistes et un ancien sénateur pour évoquer le difficile exercice de contre-pouvoirs, de contrôle et débat démocratiques sur la présence militaire française en Afrique. Cet événement a été décliné au niveau local avec certaines sections régionales des organisations signataires.

Le collectif qui s’est formé à cette occasion estime que le retrait de l’armée française d’Afrique ne sera certes pas suffisant pour que le continent se dégage des multiples formes de domination que lui imposent la France. Ces organisations sont pleinement engagées dans de multiples formes de solidarité avec les mouvements sociaux sur place et dans des mobilisations contre le franc CFA, la dette, les accords de libre-échange, le pillage par les multinationales et l’évasion fiscale, les politiques migratoires criminelles, etc. Mais elles partagent la certitude qu’une énième reconfiguration n’est pas suffisante et qu’un agenda de retrait militaire total serait un pas concret en direction d’une véritable décolonisation.

Signataires de l’appel unitaire : Artisans du Monde Paris, ATTAC, Cases Rebelles, CADTM France, CEDETIM, CGT, Coalition internationale des sans papiers et des migrant‧es, Comité Vérité et Justice pour Lamine Dieng, Confédération Paysanne, CORENS, CIBELE, CRID, DIEL, Dynamique Unitaire Panafricaine, EELV, Ensemble !, FASTI, FIDL, FSU, LP UMOJA, Mouvement pour une Alternative non Violente, MRAP, Mwasi, NPA, Partit Occitan, PCF, PEPS, Poing Levé, Rejoignons-Nous, Révolution Permanente, RITIMO, Sawtche, Survie, Union Communiste Libertaire, Union Syndicale Solidaires.

Notes

[1L’expression, qui renvoie à la rhétorique de la global war on terror (guerre globale contre le terrorisme) américaine, est utilisée entre guillemets en raison des nombreuses critiques qu’elle soulève, à commencer le constat qu’on fait la guerre à un ennemi et non à un mode d’action, comme l’avait souligné le président Barack Obama.

[2Rémi Carayol, « Pas de coopération militaire avec les putschistes : la mémoire sélective du Quai d’Orsay », Mediapart, 5 octobre 2023.

[3Comprendre ici : Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad.

[4Comprendre ici : Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad.

[5Jean-Michel Jacques et Manuela Kéclard-Mondésir, « Le continuum entre sécurité et développement », rapport d’information no 2 696, Assemblée nationale, 19 février 2020.

[6Par exemple Pierre de Villiers, « Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix », Le Monde, 18 janvier 2016.

[7« Compte rendu de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées », Sénat, 18 avril 2018.

[8« Mali », site de l’Agence française de développement, s. d.

[9Sereine Mauborgne et Nathalie Serre, « Opération Barkhane », rapport d’information no 4 089, Assemblée nationale, 14 avril 2021.

[10Par exemple, Jacques Gautier et al., « Interventions extérieures de la France : renforcer l’efficacité militaire par une approche globale coordonnée », rapport d’information no 794, Sénat, 13 juillet 2016 ; Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret, « Sahel : repenser l’aide publique au développement », rapport d’information no 728, Sénat, 29 juin 2016.

[11Hervé Berville, Un monde commun, un avenir pour chacun. Rapport sur la modernisation de la politique partenariale de développement et de solidarité internationale, remis au premier ministre Édouard Philippe et présenté au président de la République Emmanuel Macron, août 2018, p. 30.

[12Pierre Moscovici, « Les actions civiles et militaires de la France dans les pays du G5 Sahel et leur relation avec l’aide publique au développement », lettre au premier ministre, Cour des comptes, 9 février 2021.

[13Sylviane Guillaumont Jeanneney, Delphine Barret et Axelle Kéré, Analyse de l’aide accordée aux pays du Sahel. Première partie : Analyse à partir des statistiques du Comité d’aide au développement de l’OCDE, Ouagadougou, Chaire Sahel de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (FERDI), décembre 2018 ; Broulaye Bagayoko, « La dette en Afrique subsaharienne et les différentes initiatives contre la dette », CADTM, 14 septembre 2022.

[14Philippe Marchesin, « Aide au développement : que fait la France ? », The Conversation, 5 janvier 2022.

[15Guillaumont Jeanneney, Barret et Kéré, Analyse de l’aide accordée aux pays du Sahel, op. cit., p. 72

[16« Appel pour une refondation de la politique sahélienne de la France », Oxfam France, 22 avril 2021.

[17« Sahel central : il faudra 2 milliards de dollars pour la réponse humanitaire en 2022 », ONU Info, 27 janvier 2022. Voir aussi Sahel : ce qui a changé. Rapport de suivi de la Coalition citoyenne pour le Sahel, s. l., Coalition citoyenne pour le Sahel, juin 2022.

[18Ibrahima Coulibaly, « Le Sahel a besoin d’une révolution agroécologique », Le Monde, 1er avril 2019 ; Agnès Faivre, « Serge Michailof : “L’aide française au Sahel n’est que du saupoudrage” », Le Point, 9 mai 2017.

[19Raincourt et Conway-Mouret, « L’aide publique au développement au Sahel », loc. cit.]] » Un constat partagé par d’autres observateurs de terrain.[[Olivier Vallée, « Les militaires nigériens, supplétifs du complexe militaro-humanitaire dans le grand Sahel ? », Libération, 5 juillet 2019 ; Raoul Mbog, « Alliance Sahel : le double pari de sortir de l’humanitaire et de faire accepter le militaire », Le Monde, 10 septembre 2020.

[20Berville, Un monde commun, un avenir pour chacun, op. cit.

[21Laurence Caramel, « La crise que traverse le Mali signe aussi l’échec de décennies d’intervention internationale », Le Monde, 9 septembre 2020.

[22Jean-Pierre Olivier de Sardan, « De Barkhane au développement : la revanche des contextes », AOC, 14 juin 2021.

[23Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2021.

[24Philippe Marchesin, La politique française de coopération. Je t’aide, moi non plus, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 25-346.

[25Feuille de route de l’influence, Paris, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, décembre 2021.

[26Voir par exemple Thomas Borrel, « Convertir la dette en influence française », Billets d’Afrique, juillet-août 2017.

[27Camille Belsœur, « Emmanuel Macron doit voir que l’armée française s’ensable au Mali », Slate, 19 mai 2017.

[28On trouve des analyses similaires dans les rapports de la Banque mondiale ou sous la plume du secrétaire général de l’ONU. Par exemple : « Situation au Mali. Rapport du secrétaire général », rapport S/2019/454, ONU, 31 mai 2019.

[29« Le Sahel central, théâtre des nouvelles guerres climatiques ? », Briefing Afrique no 154, International Crisis Group, 24 avril 2020.

[30Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue. La France au Sahel, Paris, JC Lattès, 2020, p. 103.

[31Ibid., p. 150.

[32Aline Brachet, « Les impacts de l’aide au développement sur les conflits et l’insécurité au Sahel. Peut-on faire autrement ? », document de travail P170, FERDI, octobre 2016.

[33Laurence Caramel, « L’aide financière au Mali à l’épreuve de la guerre et de la corruption », Le Monde, 26 juillet 2018 ; Julien Bouissou, « Une partie de l’aide au développement des pays pauvres est détournée vers les paradis fiscaux », Le Monde, 21 février 2020.

[34Morgane Le Cam, « Josep Borrell : “Au Sahel, nous avons peut-être signé trop de chèques en blanc” », Le Monde, 28 avril 2021.

[35Philippe Bernard, « Au Mali, “l’aide au développement a participé au dépeçage de l’État” », Le Monde, 5 septembre 2020 ; « Sahel : priorité à la résilience et au développement », note d’information, Oxfam / Save the Children / Action contre la faim, décembre 2018.

[36Étude sur les dépenses de sécurité et leurs effets d’éviction sur le financement des dépenses de développement dans les pays du G5 Sahel, Ouagadougou, Chaire Sahel de la FERDI, 2021.

[37François Soudan, « Mahamadou Issoufou : “Ma décision de respecter la Constitution et de ne pas me représenter est irrévocable” », Jeune Afrique, 14 août 2019 ; Christophe Boisbouvier, « Il faut défendre le Niger pour montrer qu’un pays démocratique peut vaincre le terrorisme », RFI, 2 juillet 2021.

[38François Soudan, « Mali – Ibrahim Boubacar Keïta : “Nous sommes en guerre” », Jeune Afrique, 1er juillet 2019.

[39François Gaulme, Emmanuel Macron et l’Afrique. La vision et l’héritage, Paris, IFRI, coll. « Études de l’IFRI », janvier 2019.

[40Rémi Carayol, « Sahel, les militaires évincent le Quai d’Orsay », Le Monde diplomatique, juin 2019 ; Élise Vincent, « “Barkhane”, défaite d’une utopie politico-militaire », Le Monde, 18 février 2022 ; Jacques et Kéclard-Mondésir, « Le continuum entre sécurité et développement », loc. cit

[41Gaulme, Emmanuel Macron et l’Afrique, op. cit.

[42Jacques et Kéclard-Mondésir, « Le continuum entre sécurité et développement », loc. cit.

[43Nicolas Desgrais, Cinq ans après, une radioscopie du G5 Sahel. Des réformes nécessaires de l’architecture et du processus décisionnel, Levallois-Perret, Observatoire du Monde arabo-musulman et du Sahel, mars 2019.

[44Réordonner les stratégies de stabilisation du Sahel, Rapport Afrique no 299, Bruxelles, International Crisis Group,

[45« Barkhane, sécurité et aide à la population : la force, pleinement impliquée dans la stratégie 3D », ministère des Armées, 10 mars 2020.

[46Audition, à huis clos, du général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées, par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 6 novembre 2019.

[47Réordonner les stratégies de stabilisation du Sahel, op. cit., p. 12.

[48Jacques et Kéclard-Mondésir, « Le continuum entre sécurité et développement », loc. cit.

[49Ibid.

[50« Accès humanitaire et risques sécuritaires au Sahel », Black Coffee Morning, Conseil européen des relations internationales, 14 juin 2019.

[51Par exemple : Francis Sadeski et Anne-Gaëlle Muths, Revue analytique de la contribution française aux fonds fiduciaires multi-bailleurs, crise/post-crise (FFMB-CPC), Paris, AFD, coll. « Évaluations Ex-Post », avril 2019.

[52Rémi Carayol, « Au Sahel, la défaite des idéologues », Afrique XXI, 5 avril 2022.

[53Carayol, « Sahel, les militaires évincent le Quai d’Orsay », loc. cit.

[54Réordonner les stratégies de stabilisation du Sahel, op. cit.

[55Jacques et Kéclard-Mondésir, « Le continuum entre sécurité et développement », loc. cit.

[56Bruno Charbonneau, « Faire la paix au Mali : les limites de l’acharnement contre-terroriste », Revue canadienne des études africaines, vol. 53, no 3, 2019, p. 447-462.

[57Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, 10 juin 2021.

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Raphaël Granvaud est militant de l’association Survie et membre du comité de rédaction du bulletin Billets d’Afrique. Il a publié plusieurs ouvrage dans la collection Dossiers Noirs, aux éditions Agone puis Lux.
Survie est une association qui décrypte et lutte contre le néocolonialisme français en Afrique sous toutes ses formes, la Françafrique. Elle travaille aussi sur des situations toujours coloniales comme en Kanaky Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte.

Ce chapitre de l’ouvrage de l’auteur est republié ici avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur.