Chacun connaît l’adage selon lequel les "combattants de la liberté" des uns sont les "terroristes" des autres. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, ceux qui se dénommaient "résistants" étaient appelés "terroristes" par le gouvernement de Vichy et les autorités d’occupation. Pendant la guerre d’Algérie, le gouvernement et l’armée française affublèrent du label "terroriste" les militants du FLN alors qu’eux-mêmes se considéraient comme des "moudjahidines" (des combattants d’une armée de libération), des "révolutionnaires" ou des "résistants". De nos jours, Israël et la plupart des pays occidentaux qualifient les membres de Hamas et de Hezbollah de "terroristes" alors que ceux-ci récusent ce label. Ces usages normatifs de la notion de "terrorisme" dont le droit pénal constitue l’un des principaux instruments donnent souvent lieu à des caractérisations mimétiques et croisées. Le gouvernement des États-Unis a par exemple placé les Gardiens de la révolution iranienne parmi les organisations "terroristes" pour leur soutien au Hezbollah. L’Iran a répliqué en plaçant les forces armées états-uniennes sur sa propre liste des organisations "terroristes" au motif qu’elles auraient visé des cibles civiles lors de la guerre d’Irak en 2003. La démarche des sciences sociales implique d’être le plus neutre possible ou, si l’on estime que c’est impossible, de faire preuve de réflexivité par rapport à sa position. Cela pose la question de savoir si les sciences sociales peuvent parler du terrorisme et, si oui, comment. J’expose dans ce texte les deux grandes réponses qu’on peut apporter à cette question.

L’approche "positive"
La première approche s’inspire de la démarche "positive" [1] d’Émile Durkheim. Son point de départ est la production d’une définition suffisamment neutre pour qu’on puisse se passer des guillemets. Une manière simple de procéder consiste à revenir à la conception du terrorisme qui prévalait avant que le terme ne se charge de la connotation négative qu’on lui connaît. C’était le cas lors du débat entre l’historien marxiste Karl Kautsky et le révolutionnaire russe Léon Trotski au lendemain de la Première guerre mondiale. Le débat portait sur l’opportunité d’avoir recours au terrorisme pour ériger le socialisme. Trotski et Kautsky n’étaient pas d’accord sur l’intérêt stratégique du terrorisme. Le premier l’envisageait comme un instrument révolutionnaire. Kautsky estimait qu’on peut s’en passer. Cependant, même sous la plume de l’historien autrichien, le mot était utilisé de manière descriptive. L’un et l’autre estimaient que le terrorisme est une méthode consistant à "effrayer l’adversaire en faisant violence à des gens sans défense". [2] L’intérêt de cette définition réside dans le fait qu’elle reprend deux éléments qu’on retrouve dans certains usages communs du terme terrorisme : le fait de s’attaquer à des "gens sans défense" - on pourrait aussi dire des civils - et l’intention de terroriser.
L’approche durkheimienne suppose ensuite de "comprendre dans la même recherche tous [les phénomènes] qui répondent à cette définition". [3] Cette étape est très importante car elle permet de prendre des distances par rapport à ses propres préjugés ou aux conceptions juridiques, nationalement situées, du terrorisme. Cela implique d’admettre, dans le cas qui nous intéresse, que la cartographie du terrorisme ne recoupe pas exactement celle du "terrorisme" tel qu’il est défini dans l’espace euro-atlantique. Appliquée aux débats contemporains, cette démarche conduit à estimer que des groupes "terroristes" comme al Qaeda, l’organisation Etat-Islamique ou Hamas ont parfois recours au terrorisme ainsi défini. Ce fut le cas, par exemple, lors des attentats du 11 septembre 2001, ceux des années 2015-2017 en France ou encore lors du massacre du 7 octobre 2023 en Israël. En revanche, les attaques de ces groupes contre les militaires ne relèvent pas du terrorisme ainsi défini. Plus troublant, on constate aussi que les États en guerre contre le "terrorisme" ont parfois recours à ce terrorisme. La politique de torture mise en œuvre par l’administration Bush entre 2001 et 2008 illustre cette tendance. Les forces armées états-uniennes et la CIA savaient que la plupart des prisonniers étaient innocents. Un sous-officier de la prison militaire de Guantanamo a concédé ce point dans un entretien avec Tony Lagouranis, un interrogateur repenti : "Tout le monde n’est peut-être pas coupable mais ils savent quelque chose. Nous avons fabriqué un gros filet". [4] L’intention "d’effrayer" était, par ailleurs, caractérisée. La technique numéro "35" du répertoire de "techniques d’interrogation standard" de la prison d’Abu Ghraib prévoyait par exemple l’utilisation des chiens pour "terroriser" les détenus. [5] De nos jours, Israël a aussi recours à la torture contre les prisonniers palestiniens. Ses techniques de "conditionnement" et de "interrogatoires renforcés" ont même inspiré les Etats-Uniens. [6]
Le principal problème posé par cette définition réside dans le fait qu’il n’est pas toujours possible d’objectiver l’intention des auteurs de la violence, que ce soit le fait de viser des "personnes innocentes" ou de les "effrayer". Dans les semaines qui ont précédé l’invasion de l’Irak en 2003, par exemple, les forces aériennes états-uniennes ont massivement bombardé ce pays dans le but officiel de produire du "choc et de l’effroi". Cependant, ni les derniers théoriciens de cette vielle stratégie guerrière – Harlan K. Ullman et James P. Wade –, ni les pilotes qui l’ont mise en œuvre n’ont totalement assumé une intention terroriste. [7] Les premiers ont expliqué que leur objectif n’était pas seulement "d’effrayer" et "faire peur" mais aussi de "intimider et désarmer" (to frighten, scare, intimidate, and disarm). [8] Les seconds ont souligné qu’ils respectaient le droit de la guerre : "Je n’ai pas voulu tuer des civils. Je me suis focalisé sur des cibles militaires et j’ai fait de mon mieux pour minimiser le nombre de victimes civiles". [9] On peut faire exactement les mêmes remarques à propos de la doctrine israélienne Dahiya conçue en 2006 par le général Gadi Eizenkot. Elle prescrit de faire un usage "disproportionné" de la force contre des "zones civiles" sans pour autant reconnaître que le but est de terroriser les habitants.
Ce problème a conduit des spécialistes à rejeter cette définition du terrorisme et à en privilégier d’autres qui ont le mérite de laisser de côté la difficile question de l’intention. Raymond Aron appelait terrorisme toute action violente dont "les effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques". [10] Isabelle Sommier va dans le même sens tout en réintroduisant l’idée de violence dirigée contre les civils. Selon elle, le terrorisme produit des effets psychologiques disproportionnés en raison de la "disjonction entre victimes (des ’non-combattants’, des ’innocents’) et cible (le pouvoir politique)". [11]
Si cette approche est opératoire pour penser le terrorisme domestique, elle se heurte à un problème en ce qui concerne le terrorisme transnational. Ce dernier est en grande partie une réponse aux occupations ou aux interventions militaires, [12] or les adversaires de ce terrorisme transnational pratiquent eux-mêmes le terrorisme ainsi défini. C’est par exemple le cas quand ils utilisent des drones armés. Ces engins pilotés à distance peuvent rester sur zone pendant des heures, ce qui permet aux opérateurs de bien vérifier l’identité de la cible. Les frappes de drones font ainsi moins de morts, en moyenne, que celles des chasseurs bombardiers ou des tirs d’artillerie. Si les "résultats purement physiques" provoqués par ces aéronefs sont relativement faibles, il en va tout autrement des effets psychologiques sur les populations concernées. Jürgen Todenhöfer se trouvait à Mossoul en décembre 2014 quand les drones états-uniens effectuaient des reconnaissances ponctuées par quelques bombardements : "Leur vrombissement est si fort qu’il couvre même les ventilateurs de chauffage que nous avons allumés uniquement pour ne plus entendre les drones. Ainsi, on nous rappelle constamment que tout peut s’arrêter à tout moment. Nous avons un sentiment de grande impuissance et d’incapacité à nous défendre. Un lâche quelconque dans la salle informatique d’un pays lointain a notre vie entre ses mains". [13] Remarquons, au passage, que les drones engendrent des effets psychologiques très important pour la raison précise qui leur permet de limiter la violence : le fait qu’ils peuvent tourner autour de leur cible pendant des heures et, pour reprendre l’expression d’Isabelle Sommier, qu’ils opèrent une "disjonction entre victimes (des ’non-combattants’, des ’innocents’) et cible (le pouvoir politique)."
L’approche nominaliste
La deuxième approche, dite "nominaliste", consiste à se focaliser sur les désignations "terroristes". On ne se demande pas si les acteurs sociaux ont raison ou tort d’utiliser le mot "terrorisme" pour qualifier tel ou tel État, groupe ou pratique. On constate qu’ils le font et on reproduit ces usages. Ces derniers étant contradictoires, comme dans le cas des caractérisations "terroristes" croisées de l’Iran et des États-Unis aujourd’hui, cette approche nominaliste oblige à reproduire une perspective particulière. Le refus du nationalisme épistémologique et la quête de neutralité axiologique interdisent de choisir la perspective dont on est le plus proche culturellement ou normativement. Une manière de contourner ce problème consiste à reprendre la désignation dominante dans le contexte historique et culturel où l’on se trouve - dans notre cas l’espace euro-atlantique - et à utiliser les guillemets pour souligner que le mot "terrorisme" n’est pas utilisé en tant que concept.
Il existe quelques divergences, en matière de désignations "terroristes", au sein de l’ensemble euro-atlantique. Par exemple, les États-Unis, Israël et quelques pays européens qualifient le Hezbollah d’organisation "terroriste" alors que d’autres pays européens et l’Union Européenne dans son ensemble réservent cette appellation à la seule branche armée de cette organisation. Il existe aussi quelques incongruités. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est considéré comme une organisation "terroriste" par les États-Unis, le Canada et l’Union Européenne mais ces pays coopèrent avec sa branche syrienne dans le cadre de leur guerre contre l’EI. Dans le cas de la guerre française au Mali, le gouvernement malien qui a invité la France à intervenir militairement en 2013 considère les groupes armés touaregs comme des "terroristes" alors que Paris a fait, au contraire, alliance avec eux contre d’autres "terroristes". Par ailleurs, les labellisations "terroristes" cessent quand on décide de négocier ouvertement. C’est ce qui s’est passé avec certains groupes sunnites irakiens au moment de la politique de la main tendue aux "tribus" au début des années 2010.
On peut cependant relever deux constantes dans les labellisations "terroristes" produites en Amérique du Nord, en Europe et en Israël. La première réside dans l’exclusion quasi systématique de la catégorie "terrorisme" des violences produites par les États. Cette limitation de la notion aux groupes non-étatique transparaît, par exemple, de la définition du "terrorisme" dont s’est dotée l’Organisation du traité de Atlantique Nord (OTAN) en 2001. L’OTAN définit comme terroriste "l’usage illicite ou la menace d’usage illicite de la force ou de la violence, inspirant la peur et la terreur, contre des individus ou des biens dans le but de contraindre ou d’intimider des gouvernements ou des sociétés, ou de prendre le contrôle d’une population, pour atteindre des objectifs politiques, religieux ou idéologiques". [14] Dans un monde où les États revendiquent le monopole de la violence légitime, la violence illicite est principalement produite par les groupes non-étatiques.
La deuxième constante est le caractère tautologique de la désignation "terroriste". Les États qualifient de "terroristes" les violences politiques armées perpétrées par les groupes… qu’ils qualifient de "terroristes", que ces attaques soient dirigées contre des civils ou contre des combattants. On peut citer à ce propos cet extrait des "Notes de guerre" d’un des commandants de la guerre française au Mali en 2013. Ce général évoquait dans les termes suivants une attaque à la bombe perpétrée par une femme contre un check-point tenu par l’armée malienne sur la route de Bourem. Cette femme n’avait visiblement aucune intention d’attaquer des civils. D’ailleurs, la charge n’a fait que deux victimes : elle-même et un soldat "blessé légèrement". Il s’agissait pourtant, d’après ce général, d’une action "terroriste" caractérisée.
Contrairement à une idée préconçue, cette approche nominaliste qui insiste sur la dimension discursive du "terrorisme" ne nie pas sa matérialité en général et sa violence en particulier. Elle invite cependant à prendre la mesure du décalage entre la représentation du problème et sa réalité. Le réseau diplomatique "Geneva Declaration" a conduit une étude sur les "violences armées" entre 2000 et 2007. Le "terrorisme" n’était la cause que de 2% des 400.000 victimes civiles causées par ce type de violence. [15] La qualification "terroriste" de l’organisation État Islamique a, depuis, fait augmenter en valeur absolue de manière spectaculaire le niveau de la violence "terroriste" dans le Sud global. D’après Global Terrorism Database (GTD), une base de données qui repose implicitement sur la conception euro-atlantique du "terrorisme", [16] cette organisation a causé la mort d’environ 20.000 civils en Irak et en Syrie depuis son émergence en 2013. Ce chiffre est important mais il doit être mis en perspective avec la violence non-"terroriste" des autres acteurs de cette configuration violente. En ce qui concerne l’Irak, l’ONG Iraq Body Count estime que l’organisation État Islamique a fait quatre fois plus de victimes que les forces irakiennes et états-uniennes au cours de cette période. [17] En ce qui concerne la Syrie, en revanche, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme a calculé que l’État syrien a fait 40 fois plus de victimes civiles que l’EI. [18] La violence de l’EI n’est pas non plus disproportionnée par rapport à celle de la "coalition internationale" dirigée par les États-Unis. Le réseau Airwars estime que les bombardements états-uniens, britanniques et français ont causé la mort d’environ 10.000 civils irakiens et syriens au cours de la même période. [19]
On retrouve ce décalage entre la perception du problème "terroriste" et la réalité matérielle de cette violence en Israël/Palestine. Entre 2000 et 2023, le "terrorisme" palestinien a causé la mort de 2.900 civils et militaires israéliens (dont la moitié le 7 octobre 2023). [20] C’est beaucoup mais cette violence n’est pas plus importante que celle des homicides en Israël (environ 3.000 morts au cours de la même période). [21] Le nombre de victimes israéliennes du "terrorisme" palestinien est aussi bien moins important que celui du nombre de victimes palestiniennes du contre-"terrorisme" israélien. Avant l’attaque du 7 octobre 2023, le ratio était d’environ un à vingt, soit un Israélien tué pour vingt Palestiniens. [22] D’après une étude publiée dans la revue Lancet, le ratio est passé depuis le 7 octobre, malgré l’ampleur de cette attaque, à un pour vingt-cinq en ce qui concerne les morts directs et à un pour cent-trente pour les morts indirectes. [23]
Conclusion
J’ai présenté dans ce texte les deux principales approches scientifiques du terrorisme. La première consiste à définir le terrorisme de la manière la plus neutre possible et à faire preuve de réflexivité dans la classification des phénomènes. La seconde décrit ce qu’un groupe d’acteurs - généralement ceux qui dominent la production de savoirs dans l’espace euro-atlantique - appellent "terrorisme". Chaque approche apporte un éclairage original. La première permet observer que les pratiques consistant à cibler des civils à des fins d’intimidation sont très courantes en temps de guerre et que les "terroristes" n’en ont pas le monopole. C’est un résultat intéressant mais il conduit à diluer l’objet dans un ensemble de pratiques dont le discours hégémonique récuse l’unité.
La seconde approche prend pour objet ce que le discours hégémonique désigne comme "terroriste" tout en soulignant, avec les guillemets, que cette désignation embarque une part d’arbitraire. Cela permet d’apporter des réponses scientifiques à des questions qui dominent l’espace public comme, par exemple, celle sur les origines du "terrorisme". Des dizaines d’études qualitatives et quantitatives ont ainsi montré que les interventions militaires à l’étranger et les occupations militaires sont une cause majeure du "terrorisme" djihadiste. [24] La principale limite de cette approche réside dans le fait que les guillemets sont souvent mal compris. Ils provoquent des malentendus dont les "procès en wokisme" [25] ou en "islamo-gauchisme" sont une des manifestations. Ironiquement, la source du malentendu n’est pas le caractère idéologiquement orienté de la recherche en sciences sociales, comme le suggèrent les procureurs publics des procès en wokisme ou en islamo-gauchisme mais, au contraire, le décalage entre la perspective descriptive de ces sciences et celle, normative, du discours hégémonique et du droit. Ces deux perspectives ne sont pourtant pas totalement contradictoire. Il est utile, pour arrêter ou prévenir le "terrorisme", de comprendre ses déterminants.