« Nous sommes en guerre » affirmait il y a peu le président Macron, appelant à un réarmement tous azimuts, économique, mais également civique, démographique, etc. Comme si la guerre avait disparu de l’horizon politique, alors qu’elle n’a jamais eu de cesse de façonner nos sociétés et d’impacter les relations internationales. La guerre russo-ukrainienne n’est pas le déclencheur du mouvement de réarmement mondial, seulement un amplificateur. Atrophiée par la politique des « dividendes de la paix » des années 1990 consécutive à la dislocation de l’URSS, la Russie chaotique ne représentait plus, aux yeux des dirigeants occidentaux, une menace existentielle. Le mouvement de réarmement a été amorcé il y a déjà une dizaine d’années, dès le début de la décennie 2010, face notamment à la volonté chinoise d’ouvrir de nouvelles routes de la soie et de combler leur retard militaire vis-à-vis des États-Unis.
Bien sûr au sein de la société civile et du mouvement de solidarités internationales, quelques personnes et associations ont toujours tiré la sonnette d’alarme, mais sans grand succès. D’autant que face à l’armée et plus largement à la question militaire, nous nous heurtons très vite à l’opacité — sous couvert de secret défense — qui vient mettre un frein à tout sensibilisation et aux mobilisations. Sans oublier que les avancées dans ce domaine s’inscrivent dans le temps long.
Confiscation du débat démocratique
Le chef de l’État revendique de jouer un rôle-clé, non seulement sur la scène internationale mais également dans le domaine militaire au nom de ce qu’il est convenu d’appeler son « domaine réservé ». Objectif : transformer les citoyen·nes que nous sommes en simple sujets passifs, à l’opposé du principe démocratique qui devrait régir notre société. Mais cette confiscation par l’exécutif n’a rien de sanctuarisée dans la Constitution. La lecture du texte conduit à un « domaine partagé » non seulement entre la présidence et le gouvernement, mais également avec les parlementaires en charge du contrôle de l’activité du gouvernement.
Certes, selon l’article 15 de la constitution de la Ve République, [1] le président de la République est le chef des armées. De plus il est élu au suffrage universel depuis 1962 pour avoir la légitimité populaire d’appuyer sur le bouton rouge, c’est-à-dire déclencher les foudres de l’anéantissement nucléaire. Mais c’est le gouvernement et son Premier ministre qui dispose de la force armée (article 20) et qui sont chargés de l’organiser pour que le président puisse en disposer en cas de besoin. Les parlementaires, quant à elles et eux, non seulement votent le budget, mais ont aussi comme mission de contrôler l’action du gouvernement (article 24). Sauf qu’il s’agit d’un contrôle qui, de fait, s’exerce a posteriori, ce qui en restreint fortement la pertinence.
Cette confiscation du débat permet à l’exécutif d’intervenir militairement dans n’importe quelle partie du monde à son bon vouloir. Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, le Parlement n’avait tout simplement aucune voix au chapitre sur l’engagement des militaires à l’extérieur du territoire, les Opex, sauf cas particulier de la déclaration de guerre. Un cas de figure qui est devenu extrêmement rare. La dernière déclaration de guerre de la France remonte au 3 septembre 1939 contre l’Allemagne nazie… Alors que les armées françaises ont été engagées dans quelque 111 opérations menées à l’extérieur des frontières nationales depuis 1995, selon une source officielle. [2]
Lorsque le gouvernement veut engager une opération militaire, sa seule obligation est de prévenir le Parlement dans les trois jours qui suivent la décision. D’ailleurs c’est souvent par le biais des médias que les parlementaires apprennent l’envoi des troupes. Il faut attendre quatre mois pour que le gouvernement soit obligé d’organiser un débat au Parlement et lui demander l’autorisation de poursuivre l’opération.
Le fait que l’armée soit constituée uniquement de professionnels depuis fin 2001, contribue à cette absence de débat au sein de la société. Il ne s’agit pas bien sûr de réclamer le retour d’un service national dont l’inutilité n’est plus à démontrer ! Mais un des arguments avancés pour sa suppression, outre son caractère inégal et discriminatoire, était justement qu’il favorisait le développement de l’antimilitarisme au sein de la société.
Armement, un système bien verrouillé
En matière de production et de transferts d’armement, le système mis en place comporte lui aussi des verrous particulièrement efficaces. Le régime juridique, adopté avant même l’instauration de la Ve République, est celui de la prohibition. Pour fabriquer, vendre et exporter du matériel militaire — détaillé dans une liste spécifique —, les industriels sont soumis à autorisation du gouvernement. Pour la fabrication, il s’agit d’une autorisation renouvelable tous les cinq ans. Pour le commerce et l’exportation, l’autorisation est délivrée au cas par cas. Ce qui signifie que pour chaque exportation de matériel militaire, elle doit être demandée auprès de la Cieemg (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre) avant toute négociation avec un éventuel acheteur. Ce sont ensuite les services du Premier ministre qui délivrent le précieux sésame sous forme de licences d’exportation pouvant contenir différentes restrictions pour l’utilisateur (par exemple, une clause de non-réexportation). Sauf que bien sûr toute cette procédure et les documents associés sont classés secret défense. Ce qui entrave les éventuelles actions en Justice pour contester telle ou telle décision et arriver à bloquer l’envoi du matériel.
L’instrument majeur permettant au gouvernement d’empêcher qu’un débat démocratique puisse s’installer, est l’utilisation à outrance du secret défense qui vient drastiquement limiter l’accès à l’information. Sans rentrer dans le détail des différentes catégories et des procédures de classement des documents, ni de son évolution au fil des années, le régime du secret défense permet bien évidemment au pouvoir de protéger des informations sensibles, mais également de dissimuler des agissements sujets à contestation s’ils étaient connus. Une utilisation du secret défense auquel se heurtent tout particulièrement les journalistes tout comme les chercheur·ses ou les associations qui veulent alerter notamment sur les transferts d’armes de la France.
Un exemple parmi d’autres : le 19 juillet 2024, en rendant son jugement, le tribunal administratif de Montreuil s’est opposé à ce que Amnesty International France, le Centre pour les droits humains et constitutionnels et Disclose accèdent aux documents douaniers liés aux livraisons d’armes françaises vers l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis, soupçonnés de crimes contre l’humanité au Yémen. Une procédure judiciaire initiée quatre ans auparavant par les associations qui se sont pourvues en cassation devant le Conseil d’État. [3]
Or, mi-novembre, le président Macron affirmait que « cesser les exportations d’armes qui sont utilisées sur ces théâtres de guerre » est « l’unique levier qui pourra aujourd’hui y mettre un terme ». Certes, il parlait uniquement de la guerre que mène Israël contre Gaza et le Liban. Ce constat, cela fait de nombreuses années que les associations l’ont élargi à l’ensemble des guerres dans lesquelles la France est impliquée. De plus, le président visait uniquement les exportations d’armes prêtes à l’usage. Or, il s’agit d’un secteur industriel qui s’est fortement mondialisé. Les armes intègrent des éléments pouvant provenir non seulement du monde entier, mais également des composants à double usage, civil et militaire. Les entreprises elles-mêmes sont de plus en plus mondialisées, délocalisant leur production ou créant des filiales étrangères et autres coentreprises. Ce qui permet, en cas de besoin, de contourner les réglementations nationales ou les mesures d’embargo prises par les instances régionales comme l’Union européenne ou internationales au niveau de l’ONU.
Des avancées en matière de transparence
Pour dépasser le seul stade de la dénonciation et par exemple engager des poursuites judiciaires, il faut disposer d’éléments de preuves, en règle générale inaccessibles car couverts par le secret défense. Cela relève du parcours du combattant même si des avancées ont eu lieu en matière de transparence. En effet, depuis le début des années 2000, suite notamment à des campagnes menées par différentes ONG, le gouvernement français publie un rapport annuel sur les exportations d’armement contenant la répartition des exportations d’armement par pays.
Depuis 2023 ce sont les exportations des biens à double usage civil et militaire qui font l’objet d’une publication annuelle permettant de disposer des montants financiers par pays répartis en dix grandes catégories de type de matériel.
Ces rapports sont un premier pas, mais sont encore très insuffisants. Au minimum, il faudrait qu’ils contiennent les listes des produits exportés et pas seulement des montants financiers. Des avancées qui restent à obtenir !
Vers l’implication du Parlement ?
Les demandes de renforcement du contrôle des transferts d’armes ne sont pas nouvelles : elles ont été exprimées par des chercheur·ses et des centres d’expertises indépendants comme l’Observatoire des armements ou différentes associations (Agir Ici, devenue Oxfam France, Amnesty International, etc.) dès la première guerre du Golfe en 1991, puis ont été rééditées suite à d’autres conflits impliquant la France comme l’Angolagate et le Rwanda (1994). En 2000, une première mission d’information conduite par les députés Sandrier, Veyret et Martin a été mise en place. [4] Son constat : « Ce qu’on connaît le mieux du système français de contrôle des exportations d’armement, c’est son opacité. L’ensemble du système apparaît en effet comme une sorte de boîte noire, un monde d’initiés appliquant des règles inconnues de façon incontrôlable. Pire encore, cette situation amène certains à considérer qu’en réalité les exportations d’armement en France ne sont régies par aucune règle. » Les propositions d’amélioration que la mission avait formulées pour renforcer le contrôle et la transparence sont restées lettre morte.
Rebelote vingt ans après, suite à la guerre du Yémen où là encore les armes françaises se sont trouvées en première ligne aux mains notamment de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. La commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale décide d’une nouvelle mission d’information. Leur constat est similaire : « Dans notre pays, l’exécutif est juge et partie de la qualité du processus d’examen des demandes de licences, notamment quant à l’examen rigoureux du respect du droit humanitaire international. Cette situation n’est pas à la hauteur d’une démocratie mature organisant un contrôle de l’action publique », notaient Jacques Maire et Michèle Tabarot dans leur rapport sur le contrôle des exportations d’armement publié en novembre 2020. [5]
Cette seconde mission parlementaire débouche sur deux principales mesures : la publication du rapport sur les exportations des biens à double usage évoqué plus haut ; et la création d’une « commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement d’exportation de matériels de guerre et de matériels assimilés, de transfert de produits liés à la défense ainsi que d’exportation et de transfert de biens à double usage ». [6] La dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024 n’a pas permis que cette commission démarre ses travaux.
Sans vouloir préjuger d’avance des résultats, il s’agit d’un premier pas fort modeste compte tenu de sa composition très limitée, 3 sénateur·rices et 3 député·es, et qu’il s’agit d’un contrôle a posteriori. De plus le texte de loi ne prévoit pas l’audition des associations ou d’organismes de recherche indépendants, ni l’obligation de publication d’un rapport de son activité.
En conclusion de ce rapide tour d’horizon, nous pouvons constater que briser le secret défense et l’impunité, et favoriser un véritable contrôle démocratique des questions militaires, nécessitera un long chemin d’engagement des différentes associations regroupées au sein de collectifs. Au risque, sinon, que se poursuivent la complicité de la France dans les guerres qui se déroulent. Il y a urgence.