L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

Le changement climatique en Tunisie, entre les approches institutionnelles et les effets sur la paysannerie

, par GTSA

La Tunisie s’est engagée lors de la 21ème Conférence des Parties (COP 21) à réduire de 41% ses émissions de CO2, à l’horizon 2030. Cet engagement exprime la détermination de la Tunisie à prendre sa part de responsabilité et à contribuer à l’effort mondial dans la lutte contre le réchauffement climatique. Une stratégie Nationale [1] a été mise en place en octobre 2012 dans le cadre de la mise en œuvre de la convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique, et cela avec l’appui de la coopération allemande GIZ. Elle propose trois scénarios [2] et en évaluent l’impact à perspective de 2020 et 2050 ci-dessous.

Le gouvernement tunisien n’a pas annoncé clairement quel scénario a finalement été retenu, mais ses choix de développement économique et son attitude de suivisme nous poussent à croire qu’il a opté, en dépit de son inefficacité, pour le scénario « tout économique ». Ce choix implique une sensibilité extrême au jeu pétrolier et un très fort besoin d’adaptation. Nous nous attendons donc qu’à l’occasion de la conférence des parties, la Tunisie négocie en mettant en valeur ses besoins en adaptation et présente une politique qui priorise la protection de la population vulnérable et soutienne les secteurs sensibles, notamment le secteur agricole. Cet article souhaite contribuer à ce débat en montrant comment le changement climatique participe à marginaliser et à précariser encore davantage la paysannerie tunisienne.

L’inégalité face au changement climatique : réchauffement climatique, à qui incombe la responsabilité ?

Il est légitime de se demander à qui incombe la dette écologique que l’Humanité tente désespérément à combler par des mesures de réduction des émissions de CO2 et de lutte contre le réchauffement.

La Tunisie occupe la 74èmeplace du classement des pays selon leurs émissions CO2, celles-ci s’élevaient en 2011 à 25643 kilotonnes, soit 0,8% des émissions mondiales de la même année [3], bien loin derrière des pays tels que la Chine ou les États Unis, tel que l’indique le tableau suivant :

Parmi les grands pollueurs mondiaux, certains font peser une dette écologique colossale sur la planète. Car pendant des décennies, les pays industrialisé et émetteurs de gaz à effet de serre, ont épuisé les ressources et pollué sans aucune contrainte. Ils sont directement responsables de l’accélération du réchauffement climatique et de ses effets désastreux sur l’environnement. A titre d’exemple, en 1960, la Tunisie émettait à hauteur de 0,6 tonnes métriques par habitant, pendant que des pays tels que le Canada, les États Unis ou le Royaume Uni affichaient des émissions à deux chiffres. [4]

L’approche adoptée par la COP pour déterminer la contribution de chaque pays dans l’effort mondial de réduction des émissions fait complètement abstraction de cette dette faisant porter la responsabilité de la course à l’industrialisation à des pays qui n’y ont pas pris part. Il s’agit d’une amnistie pure et simple accordée sans conditions aux pays industriels et aux multinationales permettant ainsi de les soustraire à l’obligation de rendre compte et réparer les dégâts. Or, en plus de l’absence de la question de la dette écologique, s’ajoute une inégalité dans les risques encourus par les pays à cause du changement climatique, comme nous allons le voir dans le paragraphe prochain.

Qu’est-ce que le changement climatique pour les paysan·nes tunisien·nes ?

Tout d’abord, dressons un portrait rapide du milieu rural agricole tunisien. La dernière enquête publiée sur la structure des propriétés agricoles en Tunisie remonte à 2006 [5], elle estime le nombre d’exploitations agricoles à 516 000 unités. Parmi ces exploitations, 54% disposent de moins de 5 Ha et 75% ont moins de 10 Ha. Par ailleurs, seulement 3% de l’ensemble des exploitations couvrent 50 Ha et détiennent 34% des superficies agricoles. Comme nous pouvons déjà le constater, le secteur agricole tunisien est marqué par une forté inégalité d’accès aux resources et aux moyens de productions. En effet, on remarque que la structure agraire tunisienne est caractérisée par un accaparement des ressources par une petite majorité et des morcellements importants.

En dehors de l’accès aux ressources, le secteur agricole est parmi les rares secteurs qui connait une baisse du marché de l’emploi, il a perdu 160.000 emplois entre 1994 et 2014. [6] Cela se traduit par un dépeuplement du monde rural et un exode vers les villes côtières. Il s’agit aussi d’un secteur qui s’appauvrit, se précarise et s’« informalise » de plus en plus. En effet, seulement 36,7% [7] de la main d’œuvre bénéficie d’une couverture sociale et la force de travail est de plus en plus constituée de main d’œuvre féminine docile, saisonnière et bon marché.

En termes de valeur ajoutée et de contribution au PIB, le secteur agricole tunisien a dégringolé en moyenne de 20% dans les années 1970 et en moyenne de 9% ces dix dernières années. Mais il faut noter que la plus grande part de la valeur ajoutée est accaparée par les intermédiaires, les commerçants et les exportateurs. Aucun chiffre officiel sur le revenu agricole en milieu rural n’est disponible, mais l’agriculture continue à employer près de 15% des occupé·es et de constituer le revenu principal dans les régions intérieures.

L’appauvrissement du secteur agricole se répercute directement sur la population rurale et la paysannerie. Pour maintenir leur activité, les petit·es et les moyen·nes agriculteur·rices sont obligé·es de s’endetter auprès des banques et/ou auprès des détaillants d’intrants ou les entreprises d’agroalimentaire. Aucune étude n’a été réalisée pour mesurer l’endettement des petit·es agriculteur·rices auprès des commerçants, mais auprès de la Banque Nationale Agricole « L’endettement global agricole [auprès des banques] s’élève à 1760 millions de TND dont 760 millions de TND échus (43 %) pour 120 000 agriculteur·rices (23% du nombre total des exploitations) dont 72% de petit·es agriculteur·rices disposant de dettes inférieures à 4 000 dinars. » [8] Les arboriculteur·rices sont les plus touché·es par l’endettement, ils et elles cumulent 40% de la dette, suivi·es par les éleveur·ses 20%, et les cultivateur·rices de céréales 17%. De plus, en nous intéressant aux causes de l’endettement, nous constatons que les aléas climatiques ont un rôle important dans cet endettement, notamment en l’absence d’un mécanisme efficace de couverture des risques. [9]

La paysannerie tunisienne est constituée essentiellement d’ouvrier·es agricoles et de petit·es et moyen·nes agriculteur·rices. Comme l’illustre parfaitement les chiffres, cette population s’est dramatiquement appauvrie et glisse vers la précarité. Au vu de son emplacement géographique et de la fragilité de sa situation socioéconomique, elle sera très affectée par le changement climatique et aura beaucoup de mal à s’adapter et à maintenir son activité.

Le changement climatique à travers les paysan·nes tunisien·nes

Dans la région du Cap Bon, habituellement, au mois de juin, la température augmente, les orangers fleurissent, la chaleur provoque un processus de sélection naturelle et l’arbre perd l’excédent de fleurs pour ne garder que la quantité de fruits qui peut arriver à maturité dans de bonnes conditions. En Juin 2016, la vague de chaleur caractéristique de la saison printanière a pris beaucoup de retard. Ce retard a non seulement gravement impacté les paysan·nes de la région et mais a aussi bénéficié les grand·es agriculteur·rices. En effet, les grand·es producteur·rices d’agrumes, alertés par leurs ingénieur·es agronomes, ont pu réagir à temps et investir pour sauver la récolte, soit en débarrassant manuellement les arbres du surplus de fleurs ou en dopant de fertilisants chimiques les arbres fruitiers. Quant aux petit·es et moyen·nes paysan·nes, ils et elles se sont retrouvé·es avec une surproduction d’agrumes dont la taille n’atteint pas les normes européennes. En réalité, le marché d’exportation n’atteint pas les 10% de la production, mais il influence fortement le prix, il s’en est suivi une chute dramatique du prix au niveau du marché local, faisant vendre les paysan·nes leur récolte à perte.

Face à cette situation induit par le changement climatique, les paysan·nes ne bénéficient d’aucun soutien de l’État. L’impact du changement climatique sur les paysan·nes a accentué leur précarité et impacté la situation socio-économique. A cause de cela, les petit·es et moyen·nes producteur·rices d’agrumes ont été forcé de commencer la saison suivante avec des handicaps majeurs. En effet, la majorité des agriculteur·rices rencontré·es avaient des réserves financières insuffisantes pour couvrir les dépenses, ce qui a provoqué un endettement important auprès des banques et des commerçants d’intrants. Par ailleurs, le changement climatique a aussi impacté les arbres : étant donné qu’ils étaient fatigués d’avoir surproduit l’année précédente, la prochaine récolte connaîtra certainement une baisse importante.

Quelques kilomètres au sud du Cap Bon, à Kébili, région aride du sud du pays aux portières du désert, l’élevage des ovins fait partie du mode de vie semi-nomade ancestral qui permettait jusqu’à récemment aux populations locales de subvenir à leurs besoins en viande et en produits laitiers et d’assurer une autonomie alimentaire minimale dans les conditions climatiques extrêmes. La production de laine contribuait également à élever le niveau de vie et à équilibrer les finances des ménages.

Habituellement, le troupeau familial est placé en pâturage dans le désert pendant les mois frais et humides, il est ensuite ramené au village et installé dans des enclos à proximité des habitations. Pendant cette période, les animaux sont nourris de fourrages. Cette transhumance permet aux paysan·nes de limiter les dépenses faisant profiter leurs troupeaux des pâturages naturels. Or depuis quelques années, le désert s’est « asséché », comme en témoigne Fatma, une mère de famille du village de Sabriaau Sud de Kébili : « avant, j’envoyais mes quelques brebis au désert, mon fils allait à la fin du printemps me les ramener, je leur préparais du fourrage pour l’été. Aujourd’hui, je suis obligée de les garder toute l’année à la maison, je dépense plus pour les nourrir que pour nourrir mes propres enfants ». La mère de famille se voit donc dans l’obligation de garder son petit troupeau à proximité et de le nourrir à ses frais, alors que le prix du fourrage et des aliments composés sont en constante augmentation et que la pénurie d’eau l’empêche de produire elle-même le fourrage nécessaire, l’équilibre est ainsi rompu.

La dégradation des parcours pastoraux est un problème majeur à l’échelle nationale, on note « une réduction alarmante des superficies des parcours dans le nord, le centre et le sud du pays. En effet, la contribution des parcours dans le calendrier alimentaire a chuté d’une manière dramatique (- 39% entre 1964 et 1990) créant ainsi un déséquilibre entre les besoins des animaux et le nombre d’unités fourragères permis par ces ressources » [10]. Cette dégradation touche en particulier le Sud et la région de Kébili, ou la désertification fait des ravages malgré les efforts des populations locales et de l’État pour bloquer l’avancement des dunes. La disparition progressive du cheptel tunisien est en réalité déjà en cours par manque d’alimentation, et aucun dispositif d’adaptation n’est prévu pour aider les petit·es et les moyen·nes agriculteur·rices à adapter leur activité d’élevage. Il en résulte une dégradation grave du niveau de vie des paysan·nes et une baisse de l’accessibilité des produits d’élevage pour les populations, dû à une augmentation des prix et une indisponibilité sur le marché.

Réduction des émissions de CO2 ou renforcement des communautés paysannes ?

Ces deux histoires issues de contextes paysans très différents offrent des illustrations intéressantes des impacts du changement climatique à l’échelle micro, celles des petites exploitations et des ménages ruraux. Des situations semblables sont vécues par des dizaines de milliers de paysan·nes à travers la Tunisie sans qu’aucune mesure ne soit prévue par l’État tunisien pour les aider à faire face au changement. Les paysan·nes qui souffrent d’ores et déjà d’une baisse grave de ses revenus, de l’absence de services publics suffisants, d’une augmentation importante de ses dépenses (due à l’inflation et au recours aux intrants importés) et de grandes difficultés d’accès à la terre et à l’eau, seront le secteur social le plus gravement touché par les effets du changement climatique sachant qu’il occupe les régions les plus défavorisées de la Tunisie.

Sur le moyen terme, si des mesures d’adaptation sérieuses ne sont pas mises en œuvre, la détérioration de la situation de la paysannerie amènera progressivement à l’arrêt de l’activité et à la vente des parcelles. La rupture des équilibres précaires occasionnera la disparition de l’agriculture vivrière au profit de l’agriculture commerciale, des investisseurs et des grands propriétaires qui bénéficieront désormais des ressources. Les dispositifs d’adaptation sont nécessaires pour augmenter la résilience des petit·es et des moyen·nes agriculteur·rices face au changement et les aider à maintenir et développer une agriculture diversifiée adaptée au climat. L’investissement public nécessaire à cette orientation se mesure à la part qu’occupe l’effort d’adaptation, en comparaison avec l’effort d’atténuation, dans le scénario adopté pour faire face au changement climatique.
La Tunisie, qui insiste à jouer le jeu du bon élève des pays du Nord et industrialisés, a choisi d’axer sa « transition écologique » sur l’appui de la lutte contre les émissions de CO2 d’une industrie quasi-inexistante, au lieu de répondre aux impératifs d’adaptation et de promouvoir des politiques publiques qui pourraient rendre les populations rurales plus résilientes face aux effets du changement climatique.

Notes

[1Stratégie Nationale sur le Changement Climatique, République Tunisienne - Ministère de l’environnement et la coopération allemande au développement GIZ, octobre 2012.

[2Idem

[3Actualis, Atlas de statistiques sur les pays

[5Ministère de l’agriculture et des ressources hydrauliques, Enquête sur les structures d’exploitation agricoles 2004-2005, janvier 2006.

[6Institut National de la Statistique

[7Idem

[8Tunisie, financement du secteur agricole, FAO, 2013

[9Idem

[10A. Mohamed-Brahmi, R. Khaldi, G. Khaldi, L’élevage extensif en Tunisie, disponibilité alimentaire et innovation pour la valorisation des ressources fourragères locales, Hal Archives Ouvertes.

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Cet article, écrit par le Groupe de Travail sur la Souveraineté Alimentaire (GTSA), Tunisie, a été édité et/ou traduit par Fayrouz Yousfi.