Nous publions un extrait de l’ouvrage de la juriste Marta Torre-Schaub, « Justice climatique, procès et actions », paru le 5 novembre 2020 aux éditions CNRS. Dans ce passage, l’autrice tente de définir le cadre qui a vu émerger ces dernières années un peu partout dans le monde des « procès climatiques », qu’ils visent des États ou des entreprises. Retrouvez également sur notre site l’ensemble des articles de Marta Torre-Schaub consacrés à ces initiatives.
Les recours climatiques visent à une mise en œuvre effective de la justice climatique au moyen d’une mobilisation du droit et des droits. D’autres types de mobilisations citoyennes ont vu le jour au début des années 2000 autour des Conférences des Parties dans le cadre des négociations climatiques au sein des Nations unies, réunissant les pays signataires de la Convention cadre sur les changements climatiques (CCUCN) de 1992 et le Protocole de Kyoto (1997). Elles prenaient tantôt la forme de side events, à l’écart des négociations « officielles », tantôt celle de mouvements locaux de protestation contre certains projets précis jugés « climaticides », notamment en Amérique latine.
La mobilisation de la société civile autour des ONG locales ou internationales, prenant pour principal mode d’action le droit et l’utilisant pour attaquer en justice des États et/ou des entreprises est plus récente et, si elle apparaît dans certains pays anglo-saxons au début des années 2000, elle connaît un plus grand développement et se généralise à partir de 2015, autour de l’affaire Urgenda aux Pays-Bas. Aujourd’hui, cette mobilisation du droit est pleinement assumée par les ONG militantes, et utilisée comme stratégie à la fois contentieuse et politique.
Que l’on ne s’y trompe pas, la justice climatique au moyen des actions judiciaires est un acte juridique, mais il n’en est pas moins politique. Pour les ONG militantes, ces actions sont un moyen d’occuper un terrain politique de plus en plus concurrentiel. Le but de ces mobilisations du droit autour de la justice climatique est triple. D’une part, faire entendre de nouvelles voix face à la menace climatique. D’autre part, mettre les États et les entreprises face à leurs responsabilités suite aux inactions ou à l’insuffisance des mesures d’atténuation et d’adaptation, car, comme l’a confirmé l’Accord de Paris, aucun texte international en matière climatique n’impose des obligations juridiques et contraignantes aux États. Enfin, lutter contre le changement climatique de manière innovante et originale.
Les villes aussi se mobilisent autour du climat, en dénonçant des politiques publiques parfois trop centralisées, et peu adaptées aux enjeux locaux. Puis, plus récemment, ce sont des adolescents de différents pays qui ont organisé des « marches pour le climat », des « grèves scolaires » et autres contestations ou actes de désobéissance civile. En novembre 2019, Greta Thunberg s’est rendue à la COP25 du climat à Madrid, après un voyage largement médiatisé, afin de témoigner du manque d’action de la communauté internationale et des États face au changement climatique. Deux mois plus tôt, au cours du Sommet pour le Climat des Nations unies qui s’est tenu à New York, elle s’était présentée, accompagnée d’un groupe formé de quinze camarades, devant le Comité de défense des droits des enfants pour déposer une plainte contre six pays, dont la France. L’objet de cette plainte était de dénoncer le fait que les effets du changement climatique entraînaient une violation des droits des enfants. La France ayant signé le Protocole de protection des droits des enfants, pourrait notamment faire l’objet d’une enquête du Comité, dans le cas où ce dernier estimerait qu’une violation grave et systématique de ces droits a été commise.
Au Royaume-Uni, mais également en France depuis peu, l’urgence climatique, si elle n’a pas de contenu juridique certain, est reconnue et admise par les différents parlements et assemblées. En septembre 2019, le juge du tribunal correctionnel de Lyon rendait même une décision assez controversée en prononçant la relâche des militants écologiques qui avaient décroché des portraits du président de la République dans plusieurs mairies : un « état de nécessité », conséquence du changement climatique et de l’inaction de l’État, « justifierait » ces actes et permettrait ainsi de ne pas considérer ces actions comme un délit, alors qu’elles avaient pourtant au préalable été qualifiées ainsi par le Procureur de la République. Si cette décision largement critiquée n’a pas été suivie par d’autres magistrats, elle montre bien que l’état d’urgence climatique peut parfois primer sur le respect des symboles de la République.
Mais dans ce contexte, quel droit est mobilisé pour la justice climatique et quels droits servent d’inspiration à ces actions ?
Une mobilisation du droit et des « droits »
Aller au prétoire pour résoudre un problème planétaire mal résolu par le droit international, voilà qui est novateur.
Il conviendrait avant toutes choses de se mettre d’accord sur ce que nous entendons par procès climatique. Il n’en existe pas à ce jour de définition standard ni prédéterminée. Nous ne saurions pour l’heure que nous contenter d’indices sur ce type de contentieux. Il existe cependant des études récentes dédiées à ces actions en justice qui proposent des définitions assez rapprochées. Alors qu’il s’agit pour la plupart de ces contentieux d’obtenir un effet de médiatisation de certains enjeux – profitant d’événements comme les COP –, certains éléments communs à ces procès nous permettent néanmoins de les caractériser comme des « groupes » processuels ou du moins thématiques. Prenant ainsi toutes précautions épistémologiques, « le Climate Change Litigation » se définit, selon les auteurs Markell et Ruhl, comme « tout litige administratif ou judiciaire fédéral, étatique, tribal ou local dans lequel les dépôts de pièces ou les décisions du tribunal soulèvent directement et expressément une question de fait ou de droit concernant la substance ou la politique des causes et des impacts du changement climatique ».
La définition étant assez large, elle permet autant de couvrir des litiges considérés comme « emblématiques » ou « symboliques » que des actions ayant pour objectif de faire annuler des projets concrets et précis (un projet d’ouvrage d’aéroport, une activité d’exploitation de ressources extractives ou minières, par exemple) considérés comme nocifs pour le climat. On doit également y inclure des actions relevant de la dimension pénale, comme celles des « décrocheurs » des portraits du président Emmanuel Macron en France.
Un rapport du PNUE a proposé un recensement de ce type de contentieux. Selon cette étude, mise à jour en mai 2017, des actions climatiques ont été déposées dans 24 pays dont 654 affaires aux États-Unis et plus de 230 dans les autres pays du monde. Plus récemment, le Sabin Center de l’Université de Columbia à New York a recensé environ 950 recours climatiques.
Il est également utile d’établir une typologie des actions, qui permet d’avoir une meilleure visibilité de la nature des recours en justice. Pour ce faire, nous pouvons nous fonder sur les différents types de droits invoqués par les plaignants – droits substantiels, droits procéduraux, droit national, droit international, droit civil, droit administratif, commercial ou pénal. On peut même motiver sa demande sur les droits fondamentaux, ou à l’appui des droits de l’homme, ou encore invoquer le droit de propriété, ou le droit de la responsabilité patrimoniale administrative, ou encore de manière plus précise le droit du climat, le droit de la biodiversité ou le droit de l’environnement dans son ensemble, etc.