L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

L’oppression des ouvrières agricoles marocaines dans le secteur agricole à l’intérieur et à l’extérieur du Maroc

, par ATTAC Maroc

Afin d’attirer des capitaux étrangers et de créer un climat des affaires qui favorise l’investissement et le développement du secteur privé, le Maroc met en place des politiques qui entraînent une déréglementation du marché du travail à travers la baisse des salaires et la réduction de la protection sociale. Dans le secteur agricole, le Maroc encourage les entreprises agricoles tournées vers l’exportation, qu’elles soient nationales ou internationales, par le biais d’exonérations fiscales, de subventions, de terres et d’une offre de main-d’œuvre bon marché. D’ailleurs, le secteur agricole est un des secteurs les plus importants en termes d’emploi au Maroc. Le secteur agricole représentait, en 2017, 37.7% des emplois au Maroc. En 2020, ce chiffre est estimé à 35.8% des emplois au Maroc. Les ouvrier·es et main d’œuvre agricole dans le secteur agricole et dans la pêche représentent 24.2% de ces emplois selon une étude du HCP (Haut-Commissariat au Plan). Les femmes constituent la majorité de la main-d’œuvre dans ce secteur, en particulier dans le secteur des légumes. Le Code du travail, en vigueur depuis juin 2004, est régi par le principe de flexibilité et de discrimination dans le salaire minimum entre les travailleur·ses masculins et féminines dans les secteurs agricole et industriel.

Lors de nos enquêtes de terrain dans différentes régions du Maroc, nous avons constaté que les conditions dans lesquelles la majorité des ouvrières agricoles travaillent sont catastrophiques et extrêmement précaires, et qu’elles subissent différentes formes d’exploitation. Durant nos entretiens, nous avons découvert que la majorité des travailleuses interrogées subissent un harcèlement sexuel et ont été victimes d’agressions sexuelles. Par ailleurs, les ouvrières agricoles ont souvent peur de dénoncer ces abus et agressions qui ont lieu dans les champs agricoles. Elles sont non seulement menacées par leurs responsables – qui souvent sont eux-mêmes responsables de ces agressions – mais elles subissent une pression de la part d’autres ouvrières pour ne pas dévoiler ces actes par peur d’expulsion. En dehors de ces agressions, un autre problème que rencontrent les ouvrières agricoles est celui de transport. Si dans certaines exploitations, la mobilisation syndicale a réussi à améliorer les conditions de transports de milliers d’ouvrier·es agricoles, il n’en demeure pas moins que la majorité se déplace encore dans des conditions très dangereuses. En effet, les déplacements se font fréquemment dans des véhicules usés, sans normes de sécurité, comme des tracteurs, camionnettes ou pick up. Ces véhicules sont souvent surpeuplés avec un nombre dépassant de loin leur capacité de charge. À cause de cela, ces dernières années, le nombre d’accidents de la route qui touchent les travailleur·ses agricoles a dramatiquement augmenté, menant à de nombreuses morts et personnes blessées.

Des femmes marocaines trient et emballent les oranges dans une usine de la Co-operative Company for Agricultural Services à Beni Khaled. La machine est désormais louée à une entreprise privée en raison de difficultés financières - Nabeul. Crédit photo : Al Warcha - Groupe de Travail sur la Souveraineté Alimentaire - Tunisie.

Au Maroc, les politiques agricoles favorisent une minorité capitaliste agricole et, à travers le pillage des ressources, l’évasion fiscale et l’adoption de cultures d’exportation, facilite leur enrichissement et leur accumulation du capital. Cela se fait au détriment des masses de petit·es paysan·nes, ouvriers et ouvrières agricoles dont la pauvreté s’accentue et dont les conditions de vie se dégradent. Ces dernier·es se retrouvent contraint·es à participer aux programmes de migration temporaire pour travailler dans des conditions encore plus précaires dans d’autres pays européens.

« Dames de fraises » marocaines dans les champs de Huelva, Andalousie.

À Huelva, une petite ville au sud de l’Andalousie, la production intensive de fraises destinées aux marchés européens a besoin pour quelque mois seulement d’une main-d’œuvre bon marché et temporaire constituée majoritairement de travailleuses migrantes. Dans ce cadre, afin de subvenir aux besoins du marché mais aussi de réguler le flux migratoire, l’État espagnol a mis en place un système de visas pour contrats saisonniers appelés contratación en origen, dans l’optique de recruter des milliers de travailleuses agricoles dans leur pays d’origine pour travailler durant la saison des récoltes dans les champs de fraises espagnoles, en s’engageant à repartir dans leur pays une fois que le contrat terminé. C’est dans ce cadre que le Ministère du Travail et de l’Insertion Professionnelle Marocain a signé une convention bilatérale en juillet 2001 avec le gouvernement espagnol à travers laquelle le Maroc s’engage à envoyer des milliers de « dames de fraises » dans les champs de fraise de Huelva. Ainsi, en l’espace de 6 ans, le nombre de travailleuses marocaines dans les champs de Huelva est passé de 2.549 en 2012 à 15.114 en 2018, pour atteindre 20.000 travailleuses en 2019, selon les chiffres du Ministère marocain du Travail et de l’Insertion Professionnelle.

Les travailleuses des champs espagnols sont soumises à différentes formes d’exploitation et à toutes sortes de harcèlement, de persécution et de discrimination en tant que travailleuses et migrantes. En 2018, quelques travailleuses agricoles marocaines ont déclaré être victimes de harcèlement et d’agression sexuelle dans les champs où elles travaillent, agressions qui par la suite ont été largement couvertes par les médias nationaux et internationaux. Le journal espagnol El País a publié un rapport avec des témoignages en direct, qui met en lumière les conditions précaires de travail et de résidence inhumaines dont souffrent les travailleuses saisonnières marocaines, ainsi que leurs horribles douleurs et leurs souffrances quotidiennes, décrivant les plantations de fraises comme un véritable enfer. Plusieurs associations et syndicats ont tiré la sonnette d’alarme au moment où le Ministère marocain du Travail et de l’Insertion Professionnelle déclarait qu’il s’agissait d’une information inexacte et contradictoire. En effet, ce dernier est soucieux de maximiser les profits des capitalistes étrangers et de faciliter l’exploitation des travailleuses et des travailleurs marocain·es dans des conditions de travail proches de l’esclavagisme.

Entretien avec une travailleuse agricole marocaine dans les champs de fraise à Huelva. [1]

Hanane [2] a 44 ans, elle habite à Souk al-Sabt et travaille dans les champs agricoles de Souk al-Sabt et al-Faqih bin Saleh. Hanane est mariée et mère de 4 enfants, dont l’aîné est âgé de 18 ans.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler comme ouvrière agricole ?

Ma situation de fragilité financière et l’extrême pauvreté m’ont poussé à rejoindre le marché de travail depuis un jeune âge. Mon mari ne me prend pas en charge, il consomme de la drogue et de l’alcool, je dois soutenir financièrement mes quatre enfants dont le plus jeune a moins de 4 ans et demi. Cela fait plus de 17 ans que je travaille comme ouvrière agricole, j’ai pratiqué différents types d’activités agricoles ; de la récolte des olives au travail dans les produits de base de roses et citron à al-Faqih bin Saleh. Je n’ai pas d’autre choix que d’aller travailler, j’ai des enfants à charge, ma famille ne pourra pas m’aider et mon mari est violent à cause de sa consommation de l’alcool.

Combien vous gagnez par mois ?

Actuellement, je travaille dans la récolte des roses, je gagne 80 dirhams par jour (8 euros), et des fois quand je travaille dans les fermes étrangères, je gagne 100 dirhams (10 euros) par jour.

Ces revenus vous suffisent-ils ?

Bien sûr que non ! Mais bon, des fois nous obtenons des légumes et des fruits pour les enfants, et j’ai également d’autres revenus.

D’où viennent ces revenus ?

Comme vous le savez, le revenu des travailleuses agricoles n’est pas suffisant, à cause de cela il y a celles qui vendent leur corps, elles se prostituent.

Moi-même, ma situation financière très précaire m’a amenée à la prostitution avec des clients à l’intérieur et à l’extérieur des champs. Comment pourrais-je vivre avec 80 dirhams ou 100 dirhams ? Ce n’est pas suffisant pour acheter du lait et des vêtements pour quatre enfants. En plus de cela, mon mari me fait du chantage, je devais lui donner la moitié de mon salaire journalier en contrepartie de quoi il me laisse travailler. Je n’ai pas d’autre choix que de vendre mon corps comme le reste des filles et des ouvrières agricoles.

Quelles sont les conditions de travail dans lesquelles vous et vos collègues travaillez ?

Les conditions de travail à Tadla sont plus dures et précaires. Les salaires sont très faibles et les propriétaires plantations ne donnent pas des fois la « quincena » (salaire mi-mensuel, environ tous les 15 jours) alors que c’est commun dans le domaine agricole. Finalement il ne paye qu’à la fin du mois. Ils font cela comme menace pour s’assurer que nous allons continuer à travailler tout le mois.

Êtes-vous inscrit à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ?

Non, je n’ai pas ce droit. Seuls certains techniciens agricoles sont inscrits à la CNSS. Quant aux travailleuses, elles ne sont pas permanentes au travail. Nous travaillons par saison, par exemple à la saison des olives, le prix de la récolte atteint 100 dirhams par jour. Ce qui est bien, du coup, nous changeons de ferme pour aller travailler dans celle qui nous offre un meilleur revenu et plus d’avantages. Nous faisons la même chose lors de la saison de la récolte d’orange et des petits pois.

Par ailleurs, si nous demandons aux propriétaires de nous inscrire à CNSS, ils nous licencient immédiatement. Donc, même si nous sommes conscientes que la CNSS est notre droit en tant que salariées, nous ne discutons pas de cela. On en parle entre nous en chuchotant pendant notre travail sans que cela arrive aux manageurs de ferme.

Qu’en est-il des moyens de travail, y compris des vêtements et des médicaments ?

Nous n’avons aucun vêtement, couverture ou moyen pour empêcher l’utilisation de matières toxiques et dangereuses. Nous travaillons avec nos vêtements de tous les jours, nous essayons de couvrir le visage du soleil et des odeurs de médicaments des plantes avec un voile.

Avez-vous déjà exigé de tels moyens de protection ?

Oui nous l’avons demandé, mais personne ne répond. Nous avons peur d’être renvoyées du travail et d’être remplacées par d’autres travailleuses agricoles.

Et si quelqu’une d’entre vous se blesse ou tombe malade ?

Ils ne peuvent rien nous faire. Si on tombe malade, ils nous marquent absent·e et on perd le salaire de la journée. En cas d’accident à l’intérieur de la ferme, on est transporté·e secrètement au dispensaire le plus proche, ils nous font faire quelques tests et nous laissent livrées à nous-mêmes.

Avez-vous déjà travaillé dans une ferme agricole avec un syndicat qui a contribué à améliorer les conditions de travail ?

Il y a très peu de syndicats du secteur agricole, et on en trouve quelques-uns dans les grandes exploitations agricoles, mais leur marges de manœuvre sont très limitées et très faibles, et les syndicalistes sont souvent expulsé·es et menacé·es.

Est-ce que le syndicat est présent dans les grandes exploitations agricoles ? En particulier, est-ce que le syndicat est présent dans la lutte pour l’amélioration des conditions de travail des travailleuses agricoles ?

Oui bien sûr, mais ils ne le laissent pas travailler. Le syndicat est absolument rejeté. Par conséquent, la plupart des travailleuses agricoles quittent le travail dans les fermes pour migrer vers les usines où, au moins, il y a du travail pendant un nombre précis d’heures. Par exemple, le syndicat agricole est plus présent dans les usines et arrivent à améliorer les conditions de travail, c’est le cas dans l’usine de laiterie Ajbal, où les ouvrier·es ont réussi à négocier le salaire minimal.

Vous êtes actuellement une travailleuse agricole au Maroc, alors pourquoi préféreriez-vous l’immigration dans les champs de fraises en Espagne ?

J’ai préféré l’immigration parce que j’ai vu un groupe de jeunes femmes qui ont quitté les fermes agricoles de Tadla et leurs conditions se sont améliorées, au moins elles travaillent sous un système de protection et de salaire acceptable, et la plupart d’entre elles ont acheté des terrains dans la région d’al-Faqih bin Saleh et Bni Melal, certaines d’entre elles possèdent même une voiture. De nombreuses femmes de la région de Tadla se rendent en Espagne et travaillent dans les champs de fraises. Des centaines de travailleuses agricoles ont migré vers l’Espagne. Les conditions de travail à Tadla sont horribles, un enfer ! On travaille dans des conditions d’esclavagisme, c’est inhumain !

Comment avez-vous obtenu le contrat de travail pour travailler dans les champs de fraises espagnols ?

Les contrats pour opérer dans les champs de fraises ont commencé à se répandre rapidement, nous avons enregistré nos noms auprès de l’ANAPEC (l’Agence nationale pour la Promotion de l’Emploi et des Compétences), chaque année, plus de 500 à 600 femmes se rendent en Espagne. J’ai été chanceuse d’être prise, maintenant je connais les conditions de travail des femmes qui travaillent dans les champs de fraises.

Les Espagnol·es admirent également le travail professionnel et la technicité des ouvrières agricoles qui viennent de la région de Tadla et dans le Moyen Atlas. C’est pour cela qu’il y a plus d’opportunité pour les femmes de Tadla.

Connaissez-vous les conditions de travail dans les champs d’ail ?

Oui, je les connais. C’est mieux que de travailler dans les champs des grands propriétaires à Tadla, qui nous exploitent sans salaire décent ni droits syndicaux ou sécurité sociale. J’ai des copines qui y travaillent. Le travail est dur, c’est vrai, mais au moins elles ont un meilleur salaire et une meilleure protection sociale.

Cependant, êtes-vous au courant du harcèlement, du viol et de l’exploitation sexuelle des filles dans les champs de fraises ?

Ce sont des nouvelles que j’ai entendues à travers des copines qui y travaillent. Mais ces choses existent aussi chez nous, elle prend des formes bien plus esclavagistes mais elles sont moins exposées chez nous. Les travailleuses agricoles ont peur d’exposer ces agressions sexuelles et harcèlement qu’elles subissent dans ces grandes fermes au Maroc. En Espagne, les travailleuses agricoles ont exposé leur exploitation sexuelle sans qu’elles soient forcées à quitter leur travail, car leur objectif est d’améliorer leurs revenus et de retourner dans leur pays afin d’aider leurs familles. En fait, je suis très heureuse de travailler là-bas et de sortir de cet enfer appelé Tadla.