L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

Au Maroc, la destruction de l’agriculture locale et de subsistance par un modèle tourné vers l’exportation

, par ATTAC Maroc

Au Maroc, le « développement rural » est totalement absent des stratégies agricoles. Il a fallu attendre la crise de la dette et les programmes d’ajustement structurel (PAS) pour que les institutions financières internationales soulignent, un peu tard, l’importance du développement rural en vue de « soutenir la croissance ». Dans le même ordre d’idées, les stratégies agricoles élaborées au Maroc à partir des années 1990 n’ont envisagé le « développement rural » que sous l’angle d’une approche mercantile. La plupart des stratégies agricoles conçues par le gouvernement n’ont cependant jamais vu le jour. Le développement agricole a pour finalité le soutien à la croissance et l’accumulation de capitaux par le secteur privé et la bourgeoisie d’État. L’État s’est ainsi désengagé de l’agriculture traditionnelle pour tout miser sur le puissant secteur de l’agriculture tournée vers l’exportation.

L’important secteur agricole tourné vers l’exportation regroupe de grandes exploitations de plus de 50 hectares qui représentent moins de 5 % du total des exploitations, mais contrôlent plus d’un tiers de la superficie agricole totale au Maroc. Quant à l’agriculture traditionnelle, elle est constituée de petites et micro exploitations familiales qui survivent grâce à l’agriculture de subsistance. Les petit·es exploitant·es, dont les terres couvrent entre 5 et 50 ha et sont alimentées par les pluies, représentent 56,7 % de tous les agriculteur·rices. De leur côté, les micro-exploitant·es possèdent moins de 3 ha de terres, pratiquent l’agriculture pluviale dans des régions non irriguées, et représentent 41 % du total de la population rurale.

L’agriculture capitaliste encouragée par l’État

Au Maroc, le subventionnement du secteur agricole remonte à la loi sur les investissements agricoles de 1969. Ces aides se sont inscrites dans une stratégie globale élaborée par l’État, désormais indépendant, et ont préparé le terrain pour l’essor d’une classe agro-capitaliste intégrée au marché mondial. L’État a accompagné le secteur agricole en fournissant du matériel agricole ; en adoptant des mesures de protection et d’amélioration de la productivité des terres, des cultures et du bétail ; en soutenant la recherche et le développement dans le secteur agricole ; en lançant des programmes d’éducation aux pratiques agricoles ; et en réglementant le marché, les régimes fonciers et la délivrance des titres de propriété.

Depuis la mise en œuvre des PAS, l’aide fournie par l’État marocain à la classe privée agro-capitaliste s’est considérablement accrue. Ainsi, depuis la création du Fonds de développement agricole en 1986, dont la gestion a été confiée au Crédit Agricole, un groupe bancaire marocain à capitaux publics, les subventions de l’État à l’agriculture bénéficient entièrement aux plus gros producteurs et exportateurs agricoles.

Le Plan Maroc Vert a renforcé le soutien apporté par l’État au puissant secteur agricole tourné vers l’exportation. En vertu de la dernière stratégie agricole du pays, qui date de 2008, les subventions de l’État sont essentiellement attribuées à l’agrobusiness, au détriment des petit·es et moyen·nes exploitant·es. L’État marocain a en effet instauré un système d’aide financière destiné à encourager les investissements, par le biais de subventions à l’irrigation et aux équipements agricoles (machines, structures, serres et bien d’autres). Ce système de subventionnement de l’agriculture est conçu pour encourager et promouvoir un modèle d’agriculture commerciale, industrielle et tournée vers l’exportation, au lieu d’améliorer les conditions socioéconomiques des petit·es exploitant·es.

Au cours de notre mission sur le terrain, tout·es les petit·es exploitant·es que nous avons rencontré·es nous ont dit que les subventions de l’État à l’agriculture ne leur sont d’aucune aide. Selon elles et eux, ces subventions ne visent pas à encourager leurs pratiques agricoles traditionnelles. Les subventions accordées par l’État n’aident en rien les petit·es exploitant·es car ceux et celles-ci ne peuvent rivaliser avec le modèle d’agriculture commerciale, industrielle et tournée vers l’exportation. En effet, ces subventions concernent exclusivement des projets onéreux dans lesquels de petit·es exploitant·es n’ont pas les moyens d’investir : forage de puits, construction de réservoirs d’eau sur mesure, installation de systèmes d’irrigation goutte à goutte, acquisition de machines agricoles, construction de serres, achat de semences et de plants d’arbres certifiés... Sans même parler de la corruption généralisée au sein de l’administration marocaine, ces aides financières sont très complexes et difficiles à obtenir, en raison d’une procédure harassante et de la paperasserie.

Des troupeaux paissent sur des terres arides. Crédit photo : Ali Aznague.

Le système de subvention du secteur agricole devient un moyen pour les grands capitalistes et les grandes compagnies agricoles de piller l’argent public. Prenons par exemple l’installation d’un système d’irrigation goutte à goutte sur des terres agricoles : pour ce faire, les propriétaires de l’exploitation doivent faire appel à une société spécialisée dans l’irrigation goutte à goutte, à condition que celle-ci assume la responsabilité de chaque étape du projet. Les propriétaires ne payent pour les prestations fournies qu’après avoir reçu leur aide de l’État. Toutefois, les entreprises imposent un diktat sur les prix, et les petit·es exploitant·es n’ont souvent d’autre choix que d’abandonner la procédure de remboursement en raison de l’absence de contrôle qualité sur les types d’équipement concernés, de leur méconnaissance de ces équipements et de la corruption généralisée dans l’administration. Ces entreprises sont donc les véritables bénéficiaires des subventions au matériel agricole. Par ailleurs, d’autres sociétés bénéficient d’aides financières directes : c’est par exemple le cas des sociétés d’exportation de produits agricoles, ou encore des laboratoires d’analyse du sol et de l’eau. Ces sociétés font en outre appel à des agents pour suivre leur procédure de remboursement auprès du guichet unique constitué des directions régionales de l’agriculture et du Crédit Agricole et ses succursales régionales. Le système de subvention à l’agriculture permet donc aux producteurs agricoles et aux sociétés agricoles privées de s’enrichir facilement au détriment des petit·es exploitant·es.

Soutien aux produits d’exportation et marginalisation de l’agriculture de subsistance

À l’époque coloniale, la France voyait dans le secteur agricole marocain un moyen d’approvisionner son propre marché intérieur en cultures céréalières. L’administration coloniale complétait ainsi sa production céréalière avec celle du Maroc.

Afin de préserver les intérêts de ses producteur·trices, la France n’alimentait son marché intérieur en cultures céréalières marocaines qu’en complément de sa production, lorsque cela s’avérait nécessaire. Le marché intérieur français a longtemps eu besoin d’importer des céréales en grandes quantités. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le textile et l’huile brute représentaient la majeure partie des exportations du Maroc colonial. Au début des années 1950, le secteur agricole du Maroc commença à se concentrer sur la production d’agrumes et de légumes. Suite à l’indépendance du pays en 1956, le Maroc poursuivit la politique agricole coloniale, alors qualifiée de « politique barrage » : celle-ci encouragea les cultures d’exportation par le biais d’énormes investissements publics, notamment dans les zones irriguées, et marginalisa l’agriculture pluviale de subsistance. La production agricole ne fut cependant pas à la hauteur des résultats escomptés.

Les cultures céréalières se caractérisèrent quant à elles par un rythme de croissance limité et une très faible production, en raison de la transition vers la culture du blé tendre qui se généralisa dans les zones céréalières. La superficie occupée par le blé passa ainsi de 500 000 ha en 1980 à quelque 2 millions d’hectares en 2002 ; il s’agit principalement de champs irrigués. L’État encouragea un peu plus la production de blé tendre en la subventionnant et en finançant les tracteurs, au détriment du blé dur produit par les petit·es exploitant·es, principalement dans des zones pratiquant l’agriculture pluviale, dont la superficie a régressé d’environ un tiers. En parallèle, le secteur des légumineuses, dont la production est essentiellement assurée par les petit·es exploitant·es, a vu ses volumes et ses surfaces d’exploitation fortement décliner.

Les surfaces couvertes par les cultures industrielles et les oléagineux progressèrent avec l’introduction du tournesol, dont la superficie passa d’environ 34 700 ha à 160 000 ha entre 1985 et 1990, mais la production déclina par la suite du fait de prix trop bas, conséquence de leur libéralisation.

Les cultures irriguées, telles que le fourrage et les arbres fruitiers, sont les seules dont l’augmentation des surfaces cultivées va de pair avec une hausse de la production ; quant aux légumes (dont ceux tournés essentiellement vers l’exportation), leur production a connu une forte croissance.

Au fil des ans, les petit·es exploitant·es se sont retrouvé·es de plus en plus marginalisé·es, n’étant pas en mesure de suivre le rythme dicté par les stratégies agricoles de l’État, de supporter le coût des investissements agricoles ni de rivaliser avec les grands producteurs agricoles fortement subventionnés. En outre, puisqu’ils et elles dépendent entièrement de l’agriculture pluviale, cette marginalisation s’est accrue à la suite de l’épisode de sécheresse qui a frappé le pays de 1991 à 2002. De fait, l’État a abandonné les agriculteur·trices pauvres au bénéfice des gros exploitants capitalistes ; un processus qui a débuté avec les premières mesures libérales ayant accompagné les PAS (1985) et qui a culminé avec l’adhésion du Maroc à l’Organisation mondiale du commerce (1995).

La parole aux paysan·nes du Sud du Maroc

Un boucher de 42 ans vivant dans la commune rurale de Lamhadi, dans la région de Souss Massa.

Ce boucher âgé de 42 ans est un ancien paysan : il cultivait des agrumes sur une exploitation d’un hectare et demi. Il nous a confié que dans sa campagne, bon nombre de petit·es paysan·nes qui cultivaient divers produits, tels que des légumes et des agrumes, se sont vu dans l’obligation d’arrêter l’agriculture dans les années 1990. Dans la région de Souss Massa, l’agriculture vivrière décline rapidement sous la pression de bouleversements sociaux, politiques et économiques. Le modèle agricole du Maroc repose sur l’incitation à produire des cultures à haute valeur ajoutée, gourmandes en eau et nécessitant beaucoup de main-d’œuvre. Dans la région rurale de Lamhadi, les eaux souterraines se tarissent progressivement, de sorte que les paysan·nes sont contraint·es de forer jusqu’à 260 mètres pour trouver de l’eau.

Cette surexploitation de l’eau a marginalisé les paysan·nes n’ayant pas les moyens de forer leurs propres puits. De plus, le manque d’eau a poussé des paysan·nes à louer leurs terres à de gros producteurs, qui pratiquent l’agrobusiness au détriment des petit·es exploitant·es. Cependant, même les gros producteurs ont été touchés par la pénurie d’eau à Lamhadi. Bon nombre d’importantes exploitations d’agrumes ont ainsi dû cesser leur activité suite à la mort des arbres fruitiers, en raison du tarissement de la nappe phréatique. D’après le boucher que nous avons interrogé, cinq grandes exploitations d’agrumes ont mis la clé sous la porte. Certains gros producteurs irriguent leurs cultures avec l’eau d’un barrage, pour un coût de 35 centimes par tonne, ce qui est relativement cher.

Ce boucher a également assisté à un autre changement dans la campagne aux abords de Lamhadi : l’étalement urbain sur les terres agricoles, et notamment sur les exploitations d’agrumes des petit·es paysan·nes. Toujours selon lui, le lent déclin de l’agriculture vivrière dans la région rurale de Lamhadi est dû, entre autres choses, au développement de deux grandes coopératives qui rassemblent les grandes exploitations et possèdent leur propre site de conditionnement.

Ahmed, chauffeur routier de la région de Houara

Dans les années 1980, les petit·es paysan·nes irriguaient leurs cultures à l’aide de puits, une pratique courante dans de nombreuses régions arides, telle que la nôtre. À l’époque, les puits à eau n’étaient profonds que de 90 mètres ; de nos jours, il arrive que l’on ne trouve pas d’eau même en forant à 220 mètres de profondeur, voire plus. Les petit·es paysan·nes faisaient pousser des citronniers et des melons.

En raison de l’abaissement considérable de la nappe phréatique, la région de Houara est le théâtre de la disparition progressive de l’agriculture familiale et à petite échelle. D’après Ahmed, le nombre de petit·es exploitant·es a chuté de 70 % ces dernières décennies. Bon nombre de paysan·nes ont vu leurs citronniers s’assécher et mourir à petit feu. Selon Ahmed, la grave pénurie d’eau a transformé ces terres agricoles en véritables friches.

Ne pouvant plus exploiter la terre, de nombreux·ses autochtones qui travaillaient auparavant comme ouvrier·es agricoles ont été contraint·es de migrer. Quant aux agriculteur·rices forcé·es d’abandonner la production d’agrumes, certain·es d’entre eux et elles ont modifié leurs pratiques agricoles et se sont orienté·es vers l’élevage, ce qui leur a porté préjudice. En effet, Ahmed estime que leurs familles ont ainsi sombré dans le dénuement économique et la marginalisation. De plus, ces paysan·nes ont dû se tourner vers d’autres activités rémunératrices, comme le métier de chauffeur dans le secteur formel ou informel des transports. Malheureusement, même cette « profession » est sur le déclin du fait de la migration des agriculteur·trices vers les villages environnants. Ahmed affirme que dans sa région, il ne reste plus un·e seul·e paysan·ne. Bon nombre d’entre elles et eux travaillent désormais comme ouvrier·res agricoles sur de grandes exploitations d’agrumes.