L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

Accès à la terre et réalités d’une spoliation : gros plan sur le mouvement des soulaliyates

, par ATTAC Maroc

Bien qu’au Maroc, la dépossession des terres autochtones remonte à la période coloniale, elle continue de se manifester sous diverses formes depuis l’indépendance. Dans un contexte mondial de politiques néolibérales, la marchandisation et la privatisation des terres au Maroc ont pris une ampleur inédite. Ce phénomène a des répercussions dramatiques sur les petit·es exploitant·es et les ouvrier·es agricoles, notamment sur les femmes qui, en plus d’être dépossédées des terres collectives, ont été mises sur le banc de touche. Né d’une mobilisation populaire au début des années 2000, le mouvement des femmes soulaliyates s’est mué en un mouvement national de protestation contre la spoliation des terres. Unifié·es par un discours commun, ses membres revendiquent l’égalité des droits et des participations face à la privatisation et au morcellement de leurs terres.

Depuis la fin du XIXe siècle, l’économie marocaine est fortement tributaire des accords commerciaux et de libre-échange que le pays a conclus, lesquels ont un impact direct sur une grande partie de la population rurale du Maroc. Une récente étude menée par ATTAC Maroc a révélé une accélération de l’appauvrissement des petit·es exploitant·es, des ouvrier·ères agricoles et de leurs familles. Fruit d’un travail de terrain et du recueil de témoignages, cette étude dépeint le sombre tableau de la destruction des moyens de subsistance de ces populations.

Les formes de spoliation : les terres collectives

L’une des principales sources d’inquiétude réside dans l’acquisition à grande échelle de terres collectives au profit de sociétés publiques et privées. Au Maroc, les terres collectives représentent la plus grande part des terres disponibles et des ressources naturelles. D’une superficie totale avoisinant les 15 millions d’hectares, 85 % de ces terres collectives sont des terres pastorales, le reste (1 million d’hectares) étant des terres agricoles. Ces terres regorgent généralement de ressources naturelles et hydriques, et comptent également des carrières de pierre et de sable. Le système de partage collectif des terres est le fruit de traditions et de coutumes anciennes que l’on retrouve à l’échelle du Maghreb, où les terres sont exploitées collectivement par la communauté (tribu, village ou encore groupe ethnique). Les terres appartiennent collectivement aux membres de la communauté : il n’existe pas de distinction entre les droits des individus et le droit de la communauté dans son ensemble.

L’accaparement de ces terres remonte à la colonisation française : l’administration coloniale cherchait à démanteler les structures sociales traditionnelles et la propriété collective des terres en introduisant des modes de production capitalistes. À l’aide d’un véritable arsenal de lois, ou dahirs, l’administration coloniale réorganisa les terres collectives de manière à s’ingérer dans leur gestion et à démanteler le système traditionnel de prise de décisions par les membres de la communauté. Ainsi, la loi du 12 août 1919 plaça les terres collectives sous la tutelle de l’État. En vertu de cette loi, un représentant (ou na’ib) était désigné comme le représentant légal et l’interlocuteur de la communauté. Ce représentant était sous la houlette des autorités coloniales, et aucune décision concernant les terres ne pouvait être prise sans son accord. Bien que la loi de 1919 ait été modifiée à plusieurs reprises depuis l’indépendance, elle reste en vigueur de nos jours.

En parallèle, l’État en personne a facilité activement le transfert de vastes étendues de terre à des compagnies publiques et privées. L’étude menée par ATTAC indique qu’au moment de l’indépendance officielle du Maroc, en 1956, les terres agricoles coloniales étaient estimées à plus d’un million d’hectares, dont les deux-tiers appartenaient à des particuliers ou des entreprises coloniales. Le reliquat était la propriété de l’administration coloniale. En 1973, l’État récupéra 657 188 hectares et en transféra plus de la moitié à des particuliers marocain·es. En 1980, la surface totale des terres acquises par des particuliers marocain·es passa à 498 872 hectares, contre 491 927 hectares pour les terres récupérées par l’État. Suite à la privatisation, en 2003, des deux entreprises publiques qui géraient la majeure partie des terres récupérées (la Société de développement agricole et la Société de gestion des terres agricoles), environ 90 % des terres récupérées ont été accaparées par une poignée de membres de l’élite du pays, dont des fonctionnaires des branches administrative, militaire et de la sécurité du pays.

Comme en écho à l’actuelle vague mondiale de libéralisation économique et de privatisation, les terres collectives marocaines sont elles aussi accaparées, vendues et louées à des entreprises publiques et privées. Avec l’approbation des représentants des communautés, le ministère de l’Intérieur loue les terres collectives à des compagnies publiques et privées en vue d’y mener à bien divers projets économiques : agriculture, tourisme, exploitation de carrières ou encore extraction du phosphate.

Les sociétés publiques et privées, ainsi que les particuliers qui forment l’élite du pays, conservent leur mainmise sur les terres collectives grâce à des dispositifs formels ou en usant de moyens officieux : pression sur les fonctionnaires pour qu’ils et elles ferment les yeux sur les irrégularités, contournement de la loi, lobbying visant à abroger les lois qui entravent le processus d’accaparement des terres... Par ailleurs, l’État est passé à la vitesse supérieure en promulguant des lois sur l’acquisition des terres qui ciblent de vastes territoires. L’État s’oriente progressivement vers la confiscation pure et simple des richesses collectives, et intensifie actuellement le rythme de l’enregistrement foncier des terres collectives. S’appuyant sur la législation, il œuvre en ce moment à l’acquisition de vastes étendues de terres arables, notamment dans les zones irriguées et à proximité immédiate des zones urbaines.

Cette frénésie d’acquisition de terres est en train d’appauvrir à un rythme effréné les petit·es exploitant·es agricoles qui, ne pouvant investir ni concurrencer les grand·es exploitant·es agricoles et les grandes entreprises, se voient forcé·es de vendre ou de louer leurs terres. Au Maroc, environ 71 % de tous les agriculteur·rices possèdent moins de 5 hectares de terres ; ils et elles représentent quelque 24 % des surfaces agricoles du pays. De leur côté, les agriculteur·rices possédant plus de 20 hectares représentent 4 % du total, et exploitent environ 33 % de la superficie totale des terres agricoles. La concentration de la propriété dans les mains d’une poignée de propriétaires terriens publics et privés est le fruit d’une métamorphose généralisée des terres collectives en propriétés individuelles, avec de graves implications pour les agriculteur·rices et les ouvrier·es agricoles.

« Liberté, équité sociale et justice » : Le mouvement soulaliyate

Au Maroc, les « femmes soulaliyates » sont les femmes appartenant à l’ethnie du même nom qui vivent sur des terres collectives. Le mouvement des femmes soulaliyates est né au début des années 2000, dans un contexte de marchandisation et de privatisation intensives des terres collectives. En réponse à la privatisation et au morcellement annoncés de leurs terres, les femmes de cette ethnie se mirent à revendiquer l’égalité des droits et des participations dans les terres. Malgré les intimidations, les arrestations et les attaques menées par les pouvoirs publics, ce mouvement s’est depuis étendu à tout le pays, rassemblant des femmes des différentes régions au nom de l’égalité et de la justice.

La suite de cet article présente certains des combats menés par les femmes soulaliyates à travers le Maroc.

« Ces terres sont à nous, pas à vous »
Au début des années 2000, des femmes soulaliyates de la communauté ethnique des Oulad Boubker, dans la province de Béni Mellal, manifestent devant la préfecture de Béni Mellal. Au départ, ces manifestations semblent porter leurs fruits : la Direction des affaires rurales du ministère de l’Intérieur crée deux comités en 2000 et 2001 pour étudier les revendications des manifestantes. Les autorités décident toutefois que les Soulaliyates n’ont aucun droit légal sur ces terres. Malgré la campagne d’intimidation orchestrée par des acteurs privés, malgré les arrestations et la torture pratiquée par la gendarmerie, les Oulad Boubker n’ont pas abandonné la lutte. Depuis 2010, ils et elles ont organisé plus de vingt manifestations et marches pour réclamer leurs droits sur les terres.

Un combat contre les valeurs patriarcales
Dans certaines régions montagneuses, la tradition veut que les hommes héritent d’une part des biens de leur père, tandis que les femmes reçoivent la moitié de la part des hommes pour le foyer ; les terres vierges reviennent en totalité aux hommes de la famille. Dans les régions du Sud et de l’Est, la tradition accorde aux hommes le profit de ces terres lorsqu’ils se marient et fondent une famille, tandis que les femmes sont lésées, sauf dans les rares cas où celles-ci ont plus de 48 ans. Dans l’Ouest du pays, les terres collectives sont vendues aux entreprises du bâtiment, et les seuls bénéficiaires sont les hommes âgés de plus de 16 ans. Cette tradition qui consiste à priver les femmes de leur part est censée préserver la propriété collective de la tribu : les femmes sont dépossédées de leur droit sur les terres de crainte qu’elles ne se marient avec des hommes étrangers à leur tribu. Les femmes soulaliyates de l’Ouest du Maroc ont organisé des sit-ins et des manifestations devant les sièges des autorités locales, afin d’exiger une juste indemnisation en cas de vente de leurs terres collectives. Dans l’Ouest du pays, les premières manifestations ont eu lieu en 2007 sous forme de rassemblements et de marches, durant lesquels les femmes réclamaient une juste distribution des terres collectives.

Restitution
En raison d’un processus d’urbanisation effrénée, les terres aux abords de la ville de Kénitra suscitent la convoitise d’investisseurs publics et privés. En 2007, des femmes soulaliyates de la ville de Mehdia, dans la province de Kénitra, organisent des manifestations dans la ville de Kénitra. Deux autres manifestations ont lieu à Rabat, la capitale marocaine, en 2008 et 2010. En 2013, les protestataires ont pu se réjouir car le ministère de l’Intérieur a tranché en faveur des femmes soulaliyates. Cette décision a été prise à la suite d’un jugement historique du Tribunal administratif de Rabat, qui a donné raison aux femmes soulaliyates en leur attribuant l’accès aux terres collectives, rejetant par là-même les arguments de la défense, selon qui la décision des représentants tribaux et les traditions de la communauté soulaliyate n’étaient pas contestables. Les femmes de la ville de Mehdia sont devenues propriétaires terriennes pour la première fois. Au total, 128 hectares de terres attribuées à une société immobilière ont été octroyés à 867 femmes.

Complicité de l’État
Les femmes soulaliyates d’Aït Merouel, une tribu qui détient collectivement 115 000 hectares de terre, ont engagé un combat de longue haleine pour faire le jour sur la mise en location de leurs terres. La plupart de ces terres ont été louées sans que les détentrices des droits sur ces terres, qui vivent pour la plupart dans une grande pauvreté, n’aient été correctement indemnisées. Au cours d’une marche de protestation pacifique, dans la province de Khénifra, les forces de l’ordre sont intervenues et ont blessé plusieurs femmes dont une mortellement : Fadila Akioui, une femme soulaliyate âgée de 38 ans.

Depuis 2014, les femmes soulaliyates de la tribu des Oulad Sbita se battent à Bouknadel contre l’acquisition de plus de 800 hectares de leurs terres par Addoha, une société immobilière. Ces terres ont été vendues en 2007 par une poignée de membres de la communauté, pour une somme dérisoire et très inférieure au cours du marché (50 dirhams le mètre carré). Addoha revend à présent ces terres à un prix 50 fois supérieur à leur prix d’origine. Les membres de la communauté exigent que tous les détenteur·rices de droits, hommes et femmes, soient indemnisé·es financièrement et en nature. Bien que plus de 400 familles soient concernées, les autorités locales n’en ont recensé que 226. Addoha propose à la vente 315 lots de terrain ; d’après les autochtones, certains lots ont notamment été achetés par des fonctionnaires.

La privatisation des terres de la communauté soulaliyate menace les foyers et les moyens de subsistance des centaines de milliers de femmes qui y vivent, car traditionnellement, seuls les hommes reçoivent une compensation, soit financière, soit sous forme de lots ailleurs. Tous ces exemples témoignent de la ténacité et de la détermination des femmes soulaliyates, qui poursuivent leur combat malgré la progression irrésistible de la loi du marché au Maroc.