L’universel au détriment du particulier : la tension entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire »

Le piège des concepts entre « sécurité alimentaire » et « souveraineté alimentaire » : où se positionnent les peuples ?

, par GTSA

La création et le détournement des concepts constituent une partie intégrante des stratégies de communication employées par le système libéral dans différents secteurs. En effet, le « concept » n’est pas simplement la description et l’explication d’idées, il est devenu un outil de propagande pour promouvoir des politiques antipopulaires et créer un semblant de consensus autour. Examinés en tant qu’outils de propagande, les concepts employés dans les discours et la littérature des diverses institutions et organisations sont des éléments révélateurs d’intention, de projets et de stratégies sur lesquels il est important de s’arrêter.

En examinant de près les concepts de «  souveraineté alimentaire  » et de «  sécurité alimentaire  » nous mettrons en évidence ce que nous appelons le piège des concepts, car derrière l’amalgame entre les termes de « souveraineté » et « sécurité » et la difficulté d’en distinguer la nuance, se cache une confusion entre deux projets économiques, sociaux, politiques et environnementaux opposés. La clarification des deux concepts nous aidera à mieux distinguer les fondements, les connotations et les perspectives de chacun d’entre eux.

Pendant nos enquêtes de terrain, nous avons tenté de comprendre comment les paysan·nes perçoivent les termes de sécurité alimentaire et de souveraineté alimentaire. Malgré le fait que la majorité des paysan·nes avec qui nous avons discuté ne différencient pas la portée des deux termes, ils parviennent, à travers leur vécu quotidien, à plaider en faveur de l’un des concepts, celui de souveraineté alimentaire. Cela en décrivant leurs situations et ce qu’il conviendrait de faire pour les améliorer. En effet, leurs témoignages et leurs analyses sont souvent bien plus éloquents que beaucoup d’études scientifiques et académiques.

Cet article souhaite décortiquer les deux concepts et lever les confusions et les imprécisions qui les entourent. Nous souhaiterons éclaircir ces concepts du point de vue des petit·es paysan·es, principales·aux acteur·rices de la production agricole. Par ailleurs, cet article souhaite ajouter une contribution des pays du sud au débat « souveraineté alimentaire vs sécurité alimentaire ».

Au bord d’une route, un paysan transporte sa récolte à dos de mule. Crédit photo : Ali Aznague.

Le concept de sécurité alimentaire : l’aliment, un outil d’hégémonie et d’asservissement

C’est au début des années 1970 que le terme « sécurité alimentaire » est apparu. Depuis, il est devenu, sans conteste, le concept le plus employé dans les politiques agricoles implémentées par les gouvernements sous la bénédiction des différentes Institutions Financières Internationales (IFIs). Pour la FAO, « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Selon cette approche, la sécurité alimentaire traite donc de l’abondance des denrées alimentaires à l’échelle mondiale sans aucune considération de leurs provenances, les conditions de leur production et commercialisation.

Or, si l’existence d’une production locale n’est pas une condition fondamentale pour atteindre la sécurité alimentaire, quelles sont les solutions prônées par les politiques néolibérales afin de garantir la disponibilité des denrées sur le marché de l’alimentaire en tout lieu et à tout moment ?

En réalité, la réponse à cette question nous permet de saisir les significations du concept de sécurité alimentaire ainsi que de comprendre ses impacts négatifs sur non seulement les peuples des pays du Sud mais plus particulièrement sur les paysans. Car, l’absence d’une production locale suffisante impose un recours au marché international pour importer ce que l’on ne produit pas (ou plus). Selon cette vision, un pays n’est pas tenu de produire ses besoins en aliments tant que le marché de l’importation en permet la disponibilité.

En réalité, les politiques de sécurité alimentaire ont pour effet de progressivement détruire l’agriculture vivrière au profit d’une agriculture commerciale et mondialisée qui participe à la marginalisation et l’appauvrissement des paysan·nes et d’affamer les peuples et de détruire leur souveraineté.

Pour les pays du Sud, la question de la production et de la disponibilité des aliments est un enjeu stratégique et urgent. Or, l’approche de la sécurité alimentaire, ainsi que la marchandisation des denrées alimentaires, les piègent dans le cercle vicieux de la dépendance en les empêchant d’être les producteur·rices de leur propre consommation alimentaire de base. Une fois sur le marché international, les denrées alimentaires deviennent des marchandises comme les autres, obéissant à la théorie des avantages comparatifs et soumises à la loi de l’offre et à la demande. Les opérations de production et de distribution ne répondent plus aux conditions d’une activité agricole saine et pérenne, mais à la logique pécuniaire visant à accumuler le profit. Ainsi, l’introduction des denrées alimentaires sur les marchés boursiers internationaux et la spéculation sur leurs prix démontrent que l’objectif final de ces politiques n’est plus de nourrir l’humanité mais de faire de l’aliment un instrument d’accumulation de richesses et d’asservissement des peuples qui n’en disposent pas.

Par ailleurs, ces politiques d’importation participent à la destruction des moyens de production locaux et à la paupérisation et la marginalisation des petit·es et moyen·nes agriculteur·rices. En effet, durant nos différents entretiens avec les paysan·nes, nous avons remarqué que l’entrée des produits agricoles importés sur le marché local, conjuguée à la compétitivité réduite de la production locale, pousse les agriculteur·rices locales·aux vers la faillite, les obligeant à s’endetter et s’adapter à la logique du marché. Certains d’entre elles et eux ont été contraint·es et forcé·es à abandonner leurs exploitations agricoles et les modes de production traditionnels. D’autant plus que cette approche a entraîné le remplacement de l’agriculture vivrière par une production de denrées secondaires plus lucratives sur le marché international. Il va de soi que le modèle prôné participe à la destruction des réserves de semences locales en faveur des semences commerciales génétiquement modifiées, avec ce qui en résulte comme dépendance aux fournisseurs de semences et de divers intrants. Tous ces mécanismes ne font que renforcer et approfondir la dépendance économique et alimentaire envers les marchés mondiaux des denrées alimentaires et des intrants agricoles.

En conclusion, le concept de sécurité alimentaire renferme de dangereux sophismes et cache une vision du monde agricole peu rassurante. De la destruction de l’agriculture vivrière à la généralisation des modes de production intensifs et agressifs, les politiques découlant du concept de sécurité alimentaire ne servent que les intérêts des acteurs du système néolibéral aux dépens des peuples du sud et, particulièrement, de ses paysan·nes. En effet, cette approche fait de l’accès à l’alimentation un outil de contrôle des biens, des ressources et des individus. La sécurité alimentaire n’est au final que l’expression de la domination des capitaux et des multinationales sur le marché de l’alimentaire.

Bien que le concept de sécurité alimentaire soit opposé aux intérêts des peuples et à la durabilité des activités agricoles paysannes, il reste en Tunisie indissociable des discours des gouvernements et des diverses organisations nationales (syndicats, associations, partis politiques). Ceci s’explique par l’adhésion de la plupart de ces acteurs aux thèses néolibérales et le rôle actif qu’ils jouent dans l’implémentation des réformes et autres ajustements structurels dans le secteur. En effet, le soutien des organisations d’agriculteur·rices à ces politiques indique toute la divergence d’intérêts entre, d’une part, investisseurs en agriculture et grands propriétaires fonciers qui s’accaparent illégitimement la représentation des agriculteur·rices auprès des décideurs ; et d’autre part, petit·es et moyen·nes exploitant·es, exclu·es des sphères de décisions, non organisé·es dans des structures propres et dans l’incapacité de défendre leurs droits et leur activité.

En soulevant le débat sur le concept de sécurité alimentaire, nous souhaitons mettre en lumière l’outil d’hégémonie et de propagande libérale, car il nous paraît primordial que les petit·es et les moyen·nes agriculteur·rices puissent appréhender ce flou conceptuel et son impact sur leurs modes de production et sur leurs situations économiques et sociales. La recherche et l’élaboration de concepts alternatifs, fidèles aux intérêts et attentes des acteurs principaux de l’agriculture alternative que sont les petit·es et moyen·nes agriculteur·rices, nous parait donc impératif. La souveraineté alimentaire semble dans ce contexte apporter un angle d’analyse intéressant.

Le concept de souveraineté alimentaire : pour la souveraineté des paysan·nes et des peuples.

C’est en 1996 que le concept de souveraineté alimentaire est apparu lors du forum des organisations de la société civile de Rome, organisé par un Comité international de planification autonome d’organisations de la société civile. Introduite par la Via Campesina, la souveraineté alimentaire est le droit des peuples à suivre des régimes alimentaires sains et culturellement adaptés à base de denrées alimentaires produites de façon durable. La souveraineté alimentaire est fondée sur la priorité donnée à l’alimentation des populations, la valorisation des producteur·rices d’aliments, l’établissement de systèmes locaux de production, le renforcement du contrôle local [1], la consolidation des savoirs et savoir-faire ainsi que la valorisation du travail avec la nature. [2]

Paysage d’un village d’Afrique du Nord. Crédit photo : Ali Aznague.

Bien qu’il soit récent, le concept de souveraineté alimentaire exprime le fond des aspirations paysannes car « [il] a émané des personnes les plus menacées par les processus de consolidation de pouvoir dans les systèmes alimentaires et agricoles : les paysans et paysannes. Plutôt que d’accepter la fatalité historique, ils et elles avancent une proposition pour solutionner les crises multiples auxquelles l’humanité fait face. » [3] Il englobe l’ensemble des alternatives proposées par les paysan·nes pour contrer les politiques qui entravent leur activité et exprime leur propre vision d’un projet agricole futur respectueux de leurs intérêts et ceux des peuples.

Ce concept constitue la marque d’un refus conscient et une tentative de rompre avec les politiques agricoles néo-libérales et néocoloniales en énonçant les principes généraux d’un projet agricole alternatif et résistant. Dans ce projet, le/la paysan·ne retrouve sa place d’acteur·rice principal·e de production avec l’objectif de nourrir les peuples en veillant à la durabilité des ressources, condition essentielle pour réaliser la souveraineté alimentaire.

Ainsi, malgré leur proximité apparente, les deux concepts renvoient en réalité vers deux significations opposées : alors que la sécurité alimentaire prône l’importation des denrées et octroie un rôle central aux marchés internationaux, la souveraineté alimentaire soutient la production locale et donne aux paysan·nes le droit de contribuer à définir les politiques agricoles et les priorités alimentaires. En effet, la souveraineté alimentaire, en plus de prioriser les producteur·rices locales·aux, revendique la nécessité de lier les prix des denrées aux coûts de leur production afin de garantir aux paysan·nes un niveau de vie digne et de pérenniser leurs modes de production. Par ailleurs, la souveraineté alimentaire fait obstacle aux politiques de spéculation et considère que seul·es les paysan·nes et les petit·es et moyen·nes cultivateur·rices, c’est-à-dire les véritables producteur·rices de nourriture et non les investisseurs et autres opérateurs du marché mondial de l’agroalimentaire, devraient disposer du droit d’accès à ces ressources.

Conclusion

En Tunisie comme dans le reste du monde, le futur de l’agriculture oscille entre deux projets opposés, l’un s’appuyant sur le concept de sécurité alimentaire, centré sur le profit et rassemblant multinationales, États colonialistes et Institutions Financières internationales ; l’autre prônant le concept de souveraineté alimentaire et portant un projet agricole populaire et durable qui représente des milliers de paysan·nes et l’espoir qu’ils et elles portent d’une alimentation digne pour tou·tes.

Nous avons tenu à présenter cet examen terminologique afin d’indiquer l’angle adopté lors de l’enquête et dans les analyses, celui d’un diagnostic au regard du concept de souveraineté alimentaire qui plaide en faveur du droit des peuples à une nourriture saine, abordable, adaptée et non conditionnée.

Nous voudrions également souligner qu’à travers l’examen des concepts opposés de sécurité alimentaire et de souveraineté alimentaire, notre objectif était aussi de mettre en lumière leurs fondements respectifs et leurs répercussions directes et indirectes sur la vie quotidienne des paysan·nes. Cela nous permet de mieux comprendre les enjeux liés aux politiques agricoles et aux modes de production, de distribution et de consommation afin de cibler nos terrains d’investigations, les produits sur lesquels nous concentrerons nos observations et les problématiques que nous aborderons dans le cadre de ce dossier.