“Manger mieux” est aujourd’hui perçu comme “manger plus cher”. En Algérie, l’amélioration du pouvoir d’achat et l’augmentation des importations de produits alimentaires industriels au cours de la décennie 2010, ont permis aux Algérien·nes de manger de façon plus diversifiée. Mais les études montrent qu’en 10 ans, le nombre de diabétiques a doublé. Désormais le surpoids touche 50% de la population. En France, dans les quartiers nord de Marseille, déjà en 2009, une autre étude montrait que l’obésité augmentait parmi les foyers aux faibles revenus mettant l’accent sur l’importance d’une politique adaptée pour un accès à une alimentation saine pour tou·te·s.
Dans ce contexte, qu’est devenu le fameux régime méditerranéen vanté pour ses mérites et ses bienfaits pour la santé ? En Méditerranée, la mortalité liée aux maladies chroniques d’origine alimentaire est désormais supérieure à la moyenne mondiale. D’après les chiffres concernant l’obésité, plusieurs pays méditerranéens arrivent en tête des pays les plus touchés par l’épidémie, notamment la Libye et le Liban aux 19e et 20e rangs mondiaux mais aussi la Turquie et l’Égypte en 26e et 29e positions de ce classement réalisé par l’OMS en 2014. En Tunisie, selon l’Index Mundi, l’obésité touche 26,9% des personnes. Avec des conséquences non négligeables, puisque l’obésité a un impact direct sur l’espérance de vie ; cette dernière diminuant au fur et à mesure que l’IMC augmente. D’autant que l’obésité est associée à plusieurs comorbidités et complications.
Au Liban, une étude nationale effectuée en 2009 a montré que la prévalence de l’obésité a doublé en l’espace de dix ans. Menée par une équipe de la faculté d’agriculture et des sciences alimentaires à l’Université américaine de Beyrouth, elle a inclus plus de 2 000 personnes âgées de plus de 6 ans.
Les résultats ont montré que 65 % de la population adulte libanaise affiche soit une obésité (28,1 %), soit un surpoids (36,8 %). Quant aux enfants et adolescent·es, 32,1 % d’entre eux et elles sont obèses et 21,2 % ont un excès de poids.
Dans sa thèse sur le sujet*, Hala Youssef, professeur à l’Université Libanaise en éducation physique, explique ainsi que dans les pays dit « en développement », la prévalence de l’obésité est d’autant plus importante que la CSP est élevée, quels que soient le sexe et l’âge. En effet, au sein de ces familles plus aisées, les enfants adoptent plus facilement des habitudes alimentaires malsaines (fast-food, snacks énergétiques, sucreries, etc.) et diminuent leur consommation de nourriture traditionnelle méditerranéenne (céréales, légumes et fruits).
En France, la société est globalement plutôt bien protégée selon le professeur Didier Courbet, professeur à l’Université Aix-Marseille : « les repas sont structurés en famille, le rituel de manger ensemble se perpétue. C’est un réel avantage, car manger ensemble cela veut dire prendre le temps et donc manger moins ». Il observe malgré tout une évolution de ces principes et une tendance à la déstructuration de ces temps de repas avec la dernière génération.
A l’inverse du Liban, les inégalités sociales montrent plutôt une tendance à mieux manger quand on est socialement favorisé. « Dans une famille socialement défavorisée, la valorisation passe souvent par la nourriture. On va vouloir faire plaisir aux enfants en mettant des boissons sucrées de marque sur la table par exemple. »
Marketing alimentaire et obésité, un lien démontré
Comment les sociétés méditerranéennes sont-elles aujourd’hui impactées par les choix de production, de distribution et de marketing alimentaires ? A l’Institut méditerranéen des sciences de l’Information et de la communication à Marseille, Didier Courbet décortique l’enjeu de la communication autour des produits alimentaires depuis plusieurs années. Face à l’évolution du nombre de personnes en situation de surpoids ou d’obésité, les études ont montré que la publicité avait un effet dès l’enfance sur nos manières de manger : « Aux États-Unis, une étude précise que presque un tiers des enfants ne seraient pas obèses s’ils n’avaient pas subi des publicités ». Et les grandes marques alimentaires déploient de nombreuses techniques pour atteindre le public dès son plus âge : « On enrobe la marque d’émotions positives. Par exemple, en créant des mascottes. L’esprit de l’enfant associe le produit à des émotions positives. Quand il revoit le produit en magasin, les mêmes émotions positives surviennent et donnent envie d’acheter. »
Aujourd’hui, les marques utilisent de plus en plus les techniques des jeux vidéo pour toucher les enfants et les adolescents directement. « On appelle cela, les Adver game ou In game ad, poursuit Didier Courbet. L’enfant en train de jouer est dans un état émotionnel positif. Il va alors voir les marques sur les maillots. Le cerveau les mémorise et les associe à des événements agréables ». Les marques utilisent également les influenceur·ses et passent des contrats pour mettre en avant leurs produits. Tous les coups sont permis.
Un des moyens pour contrecarrer ces effets passent par des campagnes de santé publique, si elles sont bien conçues, pour faire en sorte que les personnes consomment plus sainement. Didier Courbet travaille au Ministère de la Santé, via l’agence Santé Publique France. « J’avais envie de mettre en place des campagnes efficaces via des leviers issus des sciences comportementales pour influencer les consommateurs. Le Ministère de la santé est de plus en plus ouvert ». L’idée proposée est de faire évoluer les messages de prévention pour un autre système : « Nous souhaitons enlever les bandeaux en bas des publicités, peu lisibles et les insérer en plein écran dès le début ». Mais en haut lieu, décideur·ses politiques et chercheur·ses de bonne volonté se heurtent facilement à des lobbys industriels. Au sein même du gouvernement, les désaccords entre ministères existent. « Et assez souvent ce n’est pas en faveur de la santé mais plutôt de l’économie », regrette le chercheur.
Ce dernier espère à présent passer par l’Union Européenne pour faire voter l’interdiction des publicités ciblées pour les enfants pour les produits de Nutri-score D et E (les plus gras et les plus sucrés). Des discussions sont en cours « même si les chances sont faibles », relative Didier Courbet. L’industrie agro-alimentaire pèse plusieurs milliards de dollars et les moyens engagés dans le lobbying sont à la hauteur de cette manne financière.
L’enjeu de la précarité
Sur le terrain, plusieurs expérimentations ont été lancées pour faire changer les mentalités pas à pas, loin des batailles financières et politiques. A Marseille, une recherche action mise en place entre 2012 et 2014 et confirmée depuis, a fait son chemin pour proposer des méthodes de sensibilisation aux questions de la “malbouffe” et proposer des outils pour les contourner, notamment à destination des personnes les plus précaires. Soutenu depuis 2014 par l’Agence Régionale de Santé et le Cres PACA (Comité régional d’éducation pour la santé), le programme est mené par une équipe de trois chercheur·ses et formateur·rices Nicole Darmon, Hind Gaigi et Christophe Dubois. Le constat dressé est le suivant : « moins on a d’argent, plus on est soumis à être en surpoids ou obésité », indique Hind Gaigi. Dans ses travaux, Nicole Darmon, directrice de recherche à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), a par exemple montré qu’en dessous d’un certain seuil, impossible de manger équilibré. En France, ce seuil a été estimé à 3,80 euros par jour et par personne.
« Une idée courante veut que “les pauvres mangent mal”, lance Hind Gaigi. Oui, car les pâtes, le riz, les sucreries sont des calories pas chères. Les fruits et légumes, au contraire, sont des calories très chères. Par cette étude, nous avons montré pourquoi quand on est contraint, on fait des choix et on abandonne les fruits et légumes, le poisson, ou les produits les plus riches en vitamines, minéraux, etc. »
En 2010, l’équipe propose à l’ARS de tester un travail d’expérimentation sur les tickets de caisse des courses alimentaires. « Un indicateur plus objectif pour jauger l’équilibre alimentaire des personnes plutôt que du simple déclaratif », explique Hind Gaigi. Le projet est développé et co-construit dans les quartiers nord de Marseille avec une idée centrale : « comment la science peut nous aider à manger équilibré avec un petit budget ».
La recherche action est lancée autour d’ateliers avec des personnes intéressées et concernées par la contrainte de budget mais aussi avec les patients d’un service d’endocrinologie de l’hôpital Nord. Parmi elles, 70% de personnes sont en situation de précarité. « Nous avons d’abord étudié les tickets de caisse et puis nous leur avons montré qu’ils et elles ont eux-mêmes les ressources pour trouver des produits sains et pas chers. Certaines personnes développent des capacités expérientielles pour dénicher des aliments sains sans dépasser leur budget. Je me souviens ainsi d’une dame qui connaissait exactement les jours de démarque dans les magasins, un autre savait où trouver les poivrons les moins chers sur les étals de Noailles – un marché du centre-ville ». La science est alors au service d’une éducation populaire qui part du savoir de chaque participant.
Aujourd’hui, la recherche action est terminée mais l’équipe fondatrice souhaite poursuivre ses formations pour transmettre cette méthode dans des centres sociaux, des épiceries solidaires, des unités de prise en charge de patients diabétiques. « Tous ceux et celles qui peuvent être face à des personnes qui ont des problèmes d’alimentation et des contraintes par le budget, conclut Hind Gaigi. On s’adapte au contexte à chaque fois. Par exemple à Mende on s’est rendu compte qu’il était moins compliqué d’accéder à de la viande de qualité, pas chère, en allant directement chez le producteur ».
Vers une alimentation saine pour tou·tes
Des initiatives locales qui donnent vie à un concept plus global édicté par les Nations Unies : le droit à l’alimentation saine. Concept qui se heurte, les exemples le montrent, aux obstacles économiques, sociaux et politiques. En France, un collectif tente de proposer un autre modèle, à l’encontre des intérêts des lobbys alimentaires les plus puissants. La tâche est ardue et passe notamment par une idée symbolique qui fait parler d’elle ces derniers temps ; la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Un groupe de recherche travaille sur ce projet depuis deux ans. Dans ce collectif on retrouve notamment le réseau Civam, Ingénieurs sans frontières, Réseau Salariat et un groupe de chercheurs de la région de Montpellier. « Il y a une dizaine d’années, la question qui occupait les médias était celle de l’agriculture et des atteintes à l’environnement par l’agriculture industrielle, explique Jean-Claude Balbot, administrateur du Civam (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural). Depuis deux ou trois ans, le sujet principal est devenu celui de l’alimentation, avant même de parler d’agriculture et des moyens de produire cette alimentation. Pour nous, il est nécessaire de ne pas oublier les relations entre les deux ».
La première pierre de l’édifice de cette construction politique est de combler l’ignorance entre ceux qui mangent et ceux qui produisent, constitutive à l’industrialisation de l’agriculture, selon Jean-Claude Balbot, lui-même ancien éleveur à la retraite : « Nous ne savons pas comment se nourrissent les Français·es et les Français·es ne savent pas comment on produit leur alimentation ». Il explique ainsi que 26 millions de Français·es déclarent ne pas manger ce qu’ils souhaitent et que d’un autre côté, chez les producteur·rices, on observe une perte constante de richesse.
Le groupe de recherche insiste sur la nécessité d’une socialisation de l’alimentation qui prendrait plusieurs formes : une réforme agraire radicale où les agriculteur·rices n’auraient plus à se soucier du capital de production qui deviendrait ainsi un bien commun. D’autre part, le collectif évoque la nécessité de remettre la main sur les politiques publiques avec par exemple la mise en place de régies municipales de l’alimentation pour la restauration collective. Enfin, la création d’une sécurité sociale de l’alimentation. « Bien sûr, cette dernière proposition attire les médias pour son côté symbolique. Mais ce n’est pas une solution à tous les problèmes. C’est une partie de nos propositions », précise Jean-Claude Balbot. Selon lui, les liens entre santé et alimentation sont indéniables mais les injonctions à manger autrement ne fonctionnent pas, « comme toute injonction d’ailleurs ». « Ça ne sert à rien d’imaginer qu’on va éduquer le peuple à une bonne alimentation. Tous, nous avons conscience des dégradations de la santé que provoque l’alimentation. Mais nous n’avons pas tous la capacité économique, culturelle et sociale d’agir ».
La seule solution reste selon lui de construire avec chacun·e. L’élément fondamental du projet porté par le collectif passe par exemple par le conventionnement de la production ; c’est-à-dire des cotisations à la sécurité sociale de l’alimentation selon ses moyens pour en bénéficier selon ses besoins. « Une fois que vous avez cotisé, vous avez la capacité de dire ce que vous souhaitez manger dans des instances de conventionnement. De même pour la transformation et la distribution des produits. »
Pour faire passer ces idées, un travail auprès des parlementaires est mené. Le groupe a été sollicité par des élus de tous bords ; « de l’extrême droite à l’extrême gauche ». Plusieurs députés ont signalé travailler à titre personnel sur un projet de loi sur la sécurité sociale de l’alimentation.
« Ça commence à porter ses fruits, il y a des satisfactions ». L’été dernier, une Parlementaire a par exemple déposé un projet de loi qui reprenait l’idée de socialiser une partie de la valeur ajoutée économique. Problème : le financement imaginé ne passait pas par des cotisations, mais par des taxes et impôts sur les produits mauvais pour la santé. « Or, notre but est à terme de les voir disparaître. Le modèle économique ne peut donc être bâti sur ces produits ». Les discussions continuent. Avec l’espoir de voir aboutir ce projet ambitieux sans trop le dénaturer « au moins, on aura ouvert le débat », lance Jean-Claude Balbot.