En Méditerranée, vers une alimentation durable pour toutes et tous ?

La permaculture, une révolution au compte-goutte ?

, par 15-38 Méditerranée , BERATTO Leïla, CHARBONNIER Coline, GALTIER Mathieu

En France, comme au Maghreb ou au Moyen-Orient, la permaculture est aujourd’hui l’une des solutions proposées aux problématiques d’alimentation. Dans les pays dont l’histoire agricole est marquée par la production intensive à partir des années 1960, la permaculture a longtemps été ignorée. Mais grâce au travail de militant·es, elle entre désormais dans les écoles d’agronomie, ou fait l’objet de multiples formations.

Il y a dix ans en France, peu nombreuses étaient les personnes qui mettaient en pratique ou avaient entendu parler de la permaculture. Pourtant, les précurseur·es de ce système l’ont défini depuis longtemps déjà. En 1910, aux États-Unis, l’agronome Cyril Hopkins parlait par exemple d’une forme de permanent culture (culture permanente) car elle n’épuise pas les sols. Le mot Permaculture sera lancé dans les années 1970 par deux Australiens. Grégory Derville est enseignant spécialisé dans les politiques environnementales et auteur de l’ouvrage La Permaculture, en route vers la transition écologique. Il s’intéresse à la permaculture depuis ses premières apparitions en France : « Depuis une dizaine d’années, ces techniques se propagent, notamment par l’intermédiaire de quelques pionniers, comme la ferme du Bec Hellouin en Normandie fondée en 2004. Ces créateurs ont développé une stratégie efficace de communication qui a participé à faire mieux connaître ces techniques et pratiques dans le domaine du maraîchage », explique-t-il.

Devenue tendance, « avec des millions d’occurrences sur Internet » comme l’illustre Grégory Derville, la permaculture ne saurait être limitée à de bonnes pratiques de jardinage. De nombreuses communes se sont en effet mises à valoriser leurs espaces verts grâce à ces pratiques ou à financer des jardins partagés fonctionnant sur le modèle de la permaculture. « Insuffisant », selon Grégory Derville. « La permaculture, c’est un système en soi à l’échelle d’un territoire avec des micro-fermes, véritables unités de production permettant de faire vivre quelques familles. Elle repose sur l’observation de la nature, formidable modèle d’efficacité et de durabilité. » Opérer une transition prend d’ailleurs du temps, le temps pour les plantes et les arbres de reprendre leurs rôles complémentaires, l’intervention de l’être humain est alors réduite au minimum. « Cela implique également des contraintes », précise Grégory Derville, et c’est ce qui est parfois difficile à faire passer lors de formations ou d’ateliers de sensibilisation : « la permaculture nécessite de moins se déplacer, d’être au rythme de la nature, loin des valeurs actuelles de nos sociétés tout en étant plus autonome, aussi. » 
 
Forte de valeurs de lien social qu’elle promeut, la permaculture est de plus en plus adoptée par des institutions. L’offre de formations explose d’ailleurs donnant lieu à la création de réseaux comme celui de l’Université Populaire de Permaculture. Des formations de durées et de formes variables pour débutant·es ou paysan·nes aguerri·es. 

La Ferme de Sourrou. Crédit : hardworkinghippy (CC BY-SA 2.0)

Journaliste algérien, Faycal Anseur a fondé Algerie-Focus en 2008, l’un des premiers pure player algérien. Il vit entre la France et l’Algérie. En 2010, il fait une reconversion professionnelle et entame une formation en maraîchage biologique classique. Après un premier emploi en Normandie, il travaille dans des potagers de permaculture en île de France et il devient formateur. Depuis 2015, il explique que des demandes de formation arrivent d’Algérie comme celle de l’association Torba, un groupement d’associations oasiennes, ou encore de l’École supérieure algérienne des Affaires. Le public est hétéroclite, cela va des personnes qui veulent lancer leurs fermes aux enseignant·es, de celles et ceux qui ont un petit carré de jardin, aux ouvrier·es agricoles. Adel Benadouda, 41 ans, compte parmi les personnes formées par Faycal. Il a commencé son projet en 2015 et a pris la décision de rentrer définitivement en Algérie en 2017. Sa ferme se situe dans la région de Djelfa, à deux heures d’Alger. « J’ai vécu 20 ans en France, puis j’ai décidé de rentrer et de faire de l’entreprenariat. Mon père avait lancé une ferme à la fin des années 1980, mais elle avait été abandonnée au décès de mon grand-père. J’ai rencontré Faycal chez Torba, puis je me suis formé tout seul. Je vivais à Paris, j’avais un bon salaire, un bel appartement, et je viens d’une famille aisée mais j’ai besoin de sens, de me sentir utile à la société. » Un sentiment accompagné de questionnements sur l’évolution de l’économie : « Le problème de l’industrie agro-alimentaire, c’est qu’on ne mange plus sainement. Mais le modèle économique capitaliste me posait un problème éthique aussi : si on fait du marketing, on vend et puis la situation sociale de certain·es employé·es exploité·es ne me plaisait pas. » La permaculture lui apporte des réponses : « on peut faire un micro-État, établir une sorte de contrat social. J’ai un collaborateur qui a un revenu fixe, des responsabilités et des intérêts sur les bénéfices de la ferme ». Au-delà de ces parcours individuels, Facal Anseur note que l’émergence d’une classe moyenne, instruite, qui s’intéresse à sa santé, a développé un intérêt pour le « manger sainement ». « Mais cela reste très anecdotique dans le pays. Il y a effectivement une demande, de la curiosité, mais il faut que ce soit une politique d’État », avance Faycal Anseur. 

Il n’y a pas de chiffres officiels permettant de préciser le pourcentage de terres cultivées sous forme de permaculture en Méditerranée. « Des confettis, probablement », lance Grégory Derville, qui considère pourtant que ce mode de travail de la terre, en adéquation avec le rythme de la nature, devrait se généraliser face à la crise climatique déjà en cours. « Nous avons épuisé les sols, nous basons nos modes de production sur les transports de marchandises et de ressources. Or la permaculture c’est tout le contraire, il s’agit de faire avec ce qu’on a, de ne rien gâcher et de tout réutiliser. » À travers ses cours, il tente de convaincre ses étudiant·es de l’importance de faire évoluer nos modes de production : « avec le contexte de crise sanitaire et climatique, l’urgence de changer nos modes de vie est devenue plus réelle, plus concrète. » C’est le cas d’ailleurs partout en Méditerranée, où les modes de vie doivent d’ores et déjà s’adapter aux contraintes climatiques.
 

La permaculture, un sport d’endurance pour Jihed Bitri

 
Ancien ingénieur d’affaires, Jihed Bitri s’est converti à la permaculture avec succès. Après des années de tâtonnement, l’engagement du quadragénaire symbolise la nécessité d’une agriculture plus raisonnée dans une Tunisie fragilisée par le réchauffement climatique.
 
Devant une petite fille en visite d’une dizaine d’années mi-effrayée, mi-curieuse, Jihed Bitri soulève la paille laissant voir une couche noirâtre où grouillent des centaines de vers : « Tu vois, cette terre ? C’est de l’humus, ça remplace les engrais. Et ces lombrics, ce sont mes tracteurs. » Avec sa patience et son intonation de passionné, le quadragénaire pourrait aisément passer pour un écologiste de toujours. Pourtant, il y a encore huit ans, il était ingénieur d’affaires spécialisé dans l’acier pour l’un des principaux groupes du pays, Poulina. Il passait ses journées à définir des business plans et calculer des rentabilités.
 
Le déclic s’est opéré quand il a fallu reprendre le domaine familial, à Tebourba, situé à 30 km à l’ouest de Tunis, dédié uniquement à la culture de l’olive. « Il s’agissait de sauver cet héritage. Comme il était certifié bio depuis 30 ans, on ne pouvait pas faire n’importe quoi », raconte Jihed Bitri qui, en bon scientifique, se met à réfléchir sur le meilleur moyen de sauver la ferme dont les bâtiments tombaient en décrépitude alors que plus aucun membre de la famille n’était agriculteur. Valorisation du bois taille, fabrication de compost, etc. les idées fusent, mais s’arrêtent rapidement devant le manque de débouché. Le néo-rural avait également quatre contraintes, imposés par lui-même ou les circonstances : pas de produit chimique (déjà banni par la famille depuis les années 1990), pas de machine, pas de main d’œuvre payée au noir comme dans la plupart des autres exploitations et peu de fonds propres.
 
La solution prend d’abord la forme d’un mot-clé : jardin. « Il peut être travaillé manuellement et seul, car on raisonne alors en mètre carré et non pas en hectares », précise Jihed Bitri. Le maître-mot « permaculture » viendra dans la foulée, en réponse au stress hydrique dont souffre le pays avec 450 m3 d’eau disponible par habitant·e et par an, classant la Tunisie comme « pauvre en eau » selon les critères de l’ONU. Mais là encore, de l’idée à la pratique, il aura fallu beaucoup de sueur et de persévérance à l’apprenti cultivateur pour réussir. « Notre sol était tassé, érodé, c’était quasiment de la roche. Ce n’est qu’à l’été 2014 que j’ai trouvé la solution, les planches de culture sur lesquelles repose la terre. » Deux ans seront encore nécessaires pour vivre de sa nouvelle vocation, « la patience fait partie du processus », admet-il.
 
Aujourd’hui, grâce à ses 140 planches permanentes, l’Heredium, le nom du domaine, fournit chaque semaine des paniers légumes à une quarantaine de familles. Ses 25 ares sont divisés en quatre parties – une pour les fruits et légumes (tomates, aubergines…), une pour les racines (radis, carottes, etc.), une pour les feuilles (salade, fenouil…) et une pour les fleurs – pour accompagner l’évolution naturelle des plantes et permettre l’enrichissement du sol grâce à la rotation. C’est par le bouche-à-oreille que s’est constituée la clientèle. Aujourd’hui, Jihed Bitri considère avoir atteint un rythme de croisière suffisant. Quand un·e bénéficiaire part en vacances ou s’absente une longue durée, son panier est aussitôt récupéré par un·e de ses ami·es. Durant la pandémie, l’Heredium a reçu plus d’appels : « Mais les gens cherchaient juste un service de livraison à domicile, ils n’étaient pas préoccupés par ce qu’il y avait dans les paniers, précise Jihed Bitri qui a refusé de rentrer dans ce jeu. Je ne suis pas Carrefour ! »

Le succès de l’ancien ingénieur, qui emploie trois ouvriers agricoles permanents et trois saisonniers bénéficiant tous de contrats en bonne et due forme tout en se versant, selon ses termes, « un salaire de cadre supérieur », est arrivé jusque sous les ors des ministères. L’Agence de vulgarisation et de la formation agricole, qui dépend du ministère de l’Agriculture, a décrété la permaculture comme « technique innovante », permettant des aides aux agriculteur·rices souhaitant s’y lancer. L’Institut de la recherche et de l’enseignement supérieur agricole (Iresa) réfléchit également à modifier ses programmes pour ne plus donner la part belle aux engrais et mieux gérer l’eau pour tenir compte de la raréfaction des ressources. « Jihed Bitri a montré qu’on peut en vivre », se félicite Rim Mathlouti, présidente de l’association tunisienne de permaculture. 
 
Si le nouvel héraut se réjouit de la prise de conscience des autorités, en tant qu’ancien ingénieur d’affaires, il sait que la philosophie de la permaculture est difficilement soluble dans les contraintes administratives : « Pour que l’État donne des aides, il faut lui présenter une activité chiffrable en termes de rendement, de production. Ça ne marche pas comme ça dans la permaculture, où l’important est l’optimisation, pas la maximalisation. » Surtout, il prévient que la permaculture demeure une méthode, et qu’il faut un projet autour pour que cela ait un sens social et économique.
 
Pour Jihed Bitri, son projet, c’est l’agriculture créative. Outre son jardin, il propose avec sa femme, banquière la semaine, des tables d’hôte chaque week-end dans les anciennes dépendances en rénovation. Sauf mauvais temps et période estivale peu propice au tourisme vert, la quarantaine de chaises sont prises d’assaut chaque dimanche.

L’entrepreneur éco-responsable accueille aussi volontiers les écolier·es, soucieux de ne pas les couper du monde rural. Jihed Bitri possède aussi 3 ha de cultures céréalières sur lesquelles il donne la part belle aux semences autochtones. « L’autosuffisance alimentaire est possible en Tunisie si on adopte les techniques d’une agriculture raisonnée et que les cultivateurs restent dans une logique de rayonnement artisanal et non industriel. » Parole de diplômé en ingénierie mécanique.
 

Au Liban, l’agriculture raisonnée fait une timide apparition

Retrouver le lien avec la nature, la réalité des saisons, s’assurer des produits de bonne qualité, avec un objectif, obtenir de l’autosuffisance alimentaire, c’est aussi le pari de la ferme Buzuruna juzuruna à Saadnayel au Liban. Ses fondateurs expliquent ne pas se rattacher totalement aux préceptes de la permaculture qui ne leur permettraient pas par exemple d’utiliser les petits tracteurs nécessaires au travail des champs. « Nous avons 18 000 m2 de terre à retourner, sans les machines, la tâche est gigantesque », explique Serge Harfouche, l’un des 16 salariés de la ferme. C’est d’ailleurs l’une des limites de la permaculture ; la taille des exploitations, et donc le nombre de personnes qu’une ferme peut nourrir. Mais c’est aussi l’un de ses principes : rompre avec le modèle des fermes industrielles.

Avec ces îlots de fleurs colorées et ses arbres plantés en lisière des champs, l’exemple de cette ferme est quasi unique au Liban. Gérée sous forme associative, elle se donne pour ambition de former et transmettre les techniques plus que de produire pour la vente. L’objectif est aussi de montrer qu’une autre agriculture est possible, d’autant plus dans un contexte de crise économique qui touche tous les secteurs et a fait augmenter le prix des importations. « Les agriculteurs libanais se rendent compte aujourd’hui du risque de dépendre de matières premières et de semences venant de l’étranger. Nous avons fait à Saadnayel le pari de valoriser les semences endémiques et de produire par exemple nous-mêmes les éco pesticides pour nourrir les plantes ». Un pari osé pour cette ferme associative qui vit aussi grâce aux subventions, notamment de ses formations. Pour le moment, 30 à 40 foyers de Beyrouth se fournissent en paniers de produits venant de la ferme ; une goutte d’eau constituée de quelques expatrié·es ayant les moyens et de Libanais·es attaché·es à des valeurs écologiques qui sous-tendent cette agriculture. Mais Serge Harfouche est optimiste ; il a vu les mentalités évoluer depuis les 5 premières années de création de la ferme, du côté des consommateur·rices, comme des producteur·rices.

Un changement pas à pas, c’est aussi ce qui se passe à Djelfa, en Algérie, une région agricole mais où les pratiques de permaculture ne sont pas développées. Alors quand Adel Benadouda lance son projet de ferme, ses voisin·es agriculteur·rices commencent d’abord par en rire : « Quand ils rient de ce que je fais, je ris avec eux. On verra ce que ça donne après. Pour préparer mes sols, je les ai couverts de paille. Tout le monde se moquait en me disant tu confonds les arbres et les moutons, la paille, c’est pour les moutons. Mais le sol a changé d’aspect très vite. Mon collaborateur commence à être convaincu ». En Algérie, le secteur agricole emploie 1,14 millions de personnes soit 10,4% des actif·ves, sans compter les travailleur·ses informel·les (Chiffres ONS, 2018). En 2020, selon le Ministère de l’Agriculture, l’agriculture contribuait à environ 12% du PIB. « S’inspirer du modèle permacole ça devrait être une évidence aujourd’hui en Algérie, puisqu’on n’est pas encore passé par l’agriculture intensive, explique Adel. Cependant, ce n’est pas le cas. On fait les mêmes erreurs qu’a fait la France il y a 30 ans. C’est une question politique. Et le seul moyen de changer les choses, c’est de changer de système de gouvernance ». 
 
En France, Grégory Derville espère lui aussi un changement plus profond des systèmes de gouvernance. En attendant, il passe de l’étude théorique à la pratique et se lance dans un projet de hameau agro-écologique dans la région de Limoges, respectueux des valeurs de la permaculture. Une oasis, comme les appelle Pierre Rabhi, penseur de l’agriculture écologique. « Si la généralisation n’est pas pour tout de suite, autant lancer des initiatives individuelles pour créer des îlots de survie. »