En Méditerranée, vers une alimentation durable pour toutes et tous ?

Les initiatives citoyennes bousculent les modes de consommation

, par 15-38 Méditerranée , BOURGON Hélène, LANGLOIS Baptiste

En France et en Espagne, suite aux différentes crises (vache folle, confinement) les habitudes d’une partie des consommateur·rices se sont tournées depuis quelques années vers le local, avec un retour aux commerces de proximité et le développement de nouveaux circuits courts motivé par des initiatives citoyennes. Face à ces alternatives, la grande distribution décline mais reste dominante et tente elle aussi de s’adapter aux nouvelles demandes des consommateur·rices.

Un soleil de plomb harasse la péninsule ibérique en ce milieu d’été. Même les brebis d’Antonio Marqués Martin rechignent à se glisser hors de la grange pour aller ruminer l’herbe asséchée des alentours. Elles s’y aventurent tout juste au petit matin, entre les champs de maïs et des collines décharnées, sur les 82 hectares que possède l’éleveur en bordure de Ciempozuelos, à 50 kilomètres au sud de Madrid. Cette propriété appartenait à ses parents, comme le terrain de Los Yébenes (Castille-La-Manche), 100 km plus au sud, où paît l’autre partie de son troupeau, celle qui fournit le fromage certifié bio. Antonio Marqués Martin veille, en tout, sur près de mille brebis. Dont 200 mises en adoption. Chacune peut avoir au maximum neuf « parrains ». Ces derniers, en échange d’une contribution annuelle de 91,99 €, reçoivent trois types de fromages Soto del Marqués chez eux. Dans le panier garni, deux fois par an : un semicurado (1,5 kg), un curado (1 kg) et un añejo (0,5 kg).

Ce principe : le crowdfarming, mélange de crowfunding (financement participatif) et farmer (agriculteur, en anglais). Soit un canal de vente direct permettant de soutenir les petits producteurs, favorisant une agriculture raisonnée et luttant contre le gaspillage alimentaire. « Je me suis lancé dans le crowdfarming il y a trois ans, raconte l’éleveur de 51 ans, dont les produits au lait cru ont reçu plusieurs prix internationaux. Au début, j’étais loin d’être convaincu mais c’est une façon de pouvoir faire arriver ses produits, sans intermédiaire, chez les consommateurs. Je n’ai aucun regret. Les clients sont conscientisés, s’intéressent aux produits, à leur fabrication. À notre histoire aussi. Je ne suis pas seulement un numéro de commande, comme ce peut être le cas avec la grande distribution. Les retours sont tellement gratifiants qu’ils nous poussent à faire encore mieux. »

Les orangers du grand-père

En Espagne, l’idée —et le nom— du crowdfarming vient de deux frères, Gonzalo et Gabriel Úrculo. En 2010, alors que le premier travaille dans la logistique et le second dans le design industriel, ils reprennent l’exploitation de leur grand-père. 50 hectares d’orangers à l’abandon depuis une dizaine d’années, à Bétera, dans la région de Valence. « Nous voulions créer notre propre canal de vente. Nous ne savions pas combien d’arbres replanter donc nous avons décidé d’impliquer le consommateur avec le principe de l’adoption. Ils savent d’où vient le produit et, nous, combien produire sans gaspiller, dans les limites de l’espace disponible », explique Gonzalo Úrculo.

Gonzalo Urculo sur l’exploitation Naranjas el carmen, en Espagne dans la région de Valence. Crédit : Naranjas el Carmen.

Résultat : « c’est devenu viral ! » 10 800 familles ont adopté un oranger de l’exploitation Naranjas del Carmen et reçu chacune 80 kg d’oranges (pour 80 € de contribution la première année, 60 € ensuite). Jusqu’à 1 500 personnes étaient sur liste d’attente. Le petit plus du concept des frères Úrculo : une pancarte avec le nom du parrain (ou de la marraine) devant l’oranger et la possibilité, pour les crowdfarmers, de venir voir leur arbre. « Les consommateurs sont de plus en plus avides d’informations sur leur produit, de leur impact sur l’environnement. Avant la pandémie de Covid-19, il nous en venait presque tous les jours, poursuit Gonzalo Úrculo, 34 ans. Et ce retour de leur part est très important. Personne ne disait à mon grand-père si ses oranges étaient bonnes ou non. »

Prix fixés par les producteur·rices

Les frères ont ensuite lancé, en 2015, la plateforme crowdfarming.com, où les agriculteur·rices y exposent leurs parrainages et vendent leurs produits. Ils et elles sont une centaine de toute l’Europe, surtout d’Espagne, d’Italie, de France et d’Allemagne. « Les coûts sont limités, les agriculteurs fixent eux-mêmes leurs prix, ils peuvent vendre leur produit sous leur propre marque et se différencier des autres », déroule Gonzalo Úrculo qui propose également l’adoption d’oliviers ou de ruches. Le prix, c’est la raison pour laquelle Luis Ballesteros essaye de diversifier les produits de ses parcelles en crowdfarming. Il possède des hectares de blé dans les environs de Guadalajara, à l’est de la capitale. « Je voudrais aussi développer les oliviers, les amendes et les pois chiches. Quand je cherchais à vendre à des grandes surfaces, on me proposait trois fois moins cher. C’était intenable », détaille-t-il.

Ce système de parrainage numérique permet ainsi de garantir des emplois stables — par exemple les 25 employé·es fixes de Naranjas del Carmen — et de revitaliser des productions en mettant en avant les ressources locales. À Oliete (Aragon), une initiative du genre a sauvé des oliviers centenaires abandonnés et a garanti de l’activité dans ce petit village miné par l’exode rural. Conscients d’un phénomène en croissance, certains pouvoirs publics ont repris le système en l’adaptant à leurs besoins. À Majorque (Baléares), le gouvernement local a lancé une campagne pour parrainer, et donc rénover, des moulins à vent — l’emblème de l’île — dont beaucoup sont en piteux état.

Même constat en France où les collectivités territoriales jouent un grand rôle dans ce tournant vers l’alimentation durable. « Déjà avant la crise sanitaire, les villes voulaient relocaliser l’alimentation mais avec la crise je suis sollicitée par des collectivités, partout en France, qui veulent instaurer des circuits courts, constate l’ingénieure agronome et sociologue Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l’INRAE de Montpellier et auteure du livre Les circuits courts alimentaires. Cela passe par l’aide à l’installation d’agriculteurs, avec des outils de transformation de leurs productions agricoles végétales ou animales comme la ré-ouverture d’abattoirs locaux, ou encore le développement de l’agriculture urbaine dans les villes qui permet d’aller plus loin que de mettre du local dans l’alimentation collective. » La peur de manquer au début du confinement est venue accentuer une prise de conscience de l’importance de produire et de se nourrir localement déjà en progression ces dernières années d’après la chercheuse.

Tournant français

Après 60 ans de consommation industrielle avec un attrait soutenu pour les grandes surfaces, l’apparition de virus comme le H1N1 ou encore la crise de la vache folle en lien direct avec développement de l’agriculture intensive et de l’agro industrie, ont contribué à alerter les consommateur·rices sur leurs habitudes alimentaires et l’impact qu’elles pouvaient avoir sur leur santé. Plus récemment la crise sanitaire a remis en question certains comportements tournés vers la consommation de denrées venant d’ailleurs et pouvant être bloquées du jour au lendemain et donc l’importance de pouvoir s’approvisionner près de chez soi. Le confinement a été l’occasion de découvrir des circuits courts et de re-découvrir le fait-maison. Les initiatives et les demandes de paniers de producteur·rices locales·aux ont en effet explosé durant le confinement d’après plusieurs publications et personnes interrogées. De façon plus générale les consommateur·rices ne sont plus aussi fidèles à leur supermarché qu’auparavant et multiplient leurs lieux d’achat (e-commerce, petits commerçants, marchés etc...). En 2009, Michel Barnier, alors ministre de l’agriculture, avait lancé un plan pour favoriser la commercialisation de produits agricoles en circuits courts basée sur une nouvelle demande. Celui-ci décrivait : « la recherche de produits du terroir, de tradition, d’authenticité, restaurant le lien social entre consommateur et producteur, valorisant les qualités de fraîcheur, d’innovation et de qualité nutritionnelle des productions et de leur provenance  ». De quoi réintroduire les circuits courts dans les modèles de consommation. 12 ans plus tard, même si le soutien du gouvernement n’est plus aussi explicite qu’en 2009, de multiples initiatives en circuits courts ont vu le jour en France, il est cependant difficile de les identifier, de les quantifier et de mesurer leur impact, mais leur tendance est à la hausse d’après les rapports de l’Inrae.

Le retour des circuits courts

Si le fonctionnement des circuits courts prend racine dans l’Antiquité avec une certaine habitude de la proximité et des échanges de denrées entre producteur·rices, des décennies plus tard, les gouvernements successifs lui ont tourné le dos. Taxés d’archaïques face à la modernité incarnée par l’industrie, les circuits courts se réinventent depuis quelques années à travers des initiatives où il n’est pas rare de trouver producteur·rices, consommateur·rices et collectivités travaillant main dans la main.

Yuna Chiffoleau a tenté l’expérience à Grabels, petite commune de 7000 habitant·es proche de Montpellier. En 2008 l’équipe municipale avait décidé de créer un marché pour redynamiser le lieu, devenu ville dortoire, et avait fait appel à la chercheuse, l’enjeu étant de permettre l’accès à des produits de qualité et locaux accessibles à tou·tes. Une fois créé, le marché — constitué principalement de maraîcher·es en agriculture raisonnée déçu·es par la grande distribution et désirant réorienter leur circuit de vente — a été géré par un comité rassemblant des exposant·es, des consommateur·rices et la collectivité. La charte stipule que « sont autorisés à vendre, les exposants en circuit court pratiquant ou valorisant une agriculture respectueuse de l’environnement, des animaux et des conditions de travail ». Pour ce projet, la limite du circuit court est de 150 km. « Il y a eu plusieurs débats concernant la définition exacte d’un circuit court, c’est un mode de vente présentant au plus un intermédiaire entre le producteur et le consommateur indépendamment de sa zone géographique car il est difficile d’imposer un kilomètrage concernant l’approvisionnement selon si on est en région parisienne ou dans la Drôme, remarque Yuna Chiffoleau. Cela dépend vraiment des produits, mais en pratique on va trouver plus de production bio ou durable dans les circuits courts et plus respectueux de l’environnement et de la biodiversité, on aura plus de races locales, plus de variétés anciennes, plus de pratiques liées à l’agro-écologie, qu’on n’en trouve en circuit long. »

Dans le cas de Grabels, les agriculteur·rices maraîcher·es qui ont rejoint le projet approvisionnaient la grande distribution, et souffraient de la pression exercée par les supermarchés qui les mettaient en concurrence avec des maraîcher·es étranger·es moins cher·es. Ils et elles étaient amené·es à baisser leurs prix et s’appauvrissaient. Aujourd’hui, grâce à ce genre d’initiatives et au développement de plateformes de commercialisation ou de drive fermiers*, ils tendent à s’affranchir de ce système concurrentiel, comme ce fut le cas avec les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) apparues en 2001 qui étaient précurseures, avec pour règle que le ou la consommateur·rice s’associe par contrat avec un·e producteur·rice, et lui assure un revenu régulier. Cela marche toujours bien en France avec près de 3000 AMAP. « La crise du covid-19 a prouvé la capacité d’ouverture des Amap. Elles ont su élargir leurs différents réseaux à de nouveaux producteurs désireux de passer en circuit court ou à des agriculteurs qui avaient déjà des groupes de consommateurs intéressés par ce modèle, note Yuna Chiffoleau. Mais ce qu’on observe le plus, c’est la tendance exponentielle des groupements d’achat, qui sont une formule moins rigide que les Amap ». Épiceries coopératives, centrales d’achat comme la « cagette.net », « Open food France », « La ruche qui dit oui », distributeurs indépendants, organisant des ventes/achats en circuit court se sont fait une place ces dernières années dans le paysage multi-face des circuits courts. Des start-up et des auto entrepreneurs se lancent également dans cette aventure où le·la consommateur·rice peut parfois être perdu·e. Il est difficile de les identifier, de les quantifier et d’évaluer leur fiabilité tant ces initiatives naissent de façon spontanée et non encadrée. [1]

Tendance globale

Dans ce contexte, où différents modèles coexistent désormais, les circuits courts trouvent leur place aux côtés de la grande distribution. Le numérique y joue un grand rôle avec une hausse des commandes par internet pour les courses alimentaires. L’accès aux circuits courts via des commandes en ligne comme pour la grande distribution permet de toucher un plus large public déjà habitué et friand de ce mode de consommation. Il y a une volonté réelle et observée par différents sociologues, du consommer mieux et autrement que le confinement est venu accentuer. Le succès des applications spécialisées comme Yuka, qui donnent des indications sur la qualité des produits alimentaires, est également une preuve de l’intérêt grandissant pour ce qui atterrit dans notre assiette. 53% des Français·es interrogé·es disent souhaiter consommer mieux et autrement d’après Philippe Moati, cofondateur de l’observatoire société et consommation. « Le changement des comportements se fait avant tout, pour sa propre santé et pour gagner du pouvoir d’achat en achetant des produits plus responsables et durables, motivé parfois par l’envie de sauvegarder la planète. » Une sorte de sobriété heureuse à tendance minimaliste où l’on fait des économies en achetant des produits d’occasion, en réparant ses objets au lieu d’en acheter de nouveaux, et en dégageant ainsi un budget pour des loisirs, et en se réappropriant des savoirs, comme coudre, réparer sous forme d’ateliers divers et variés où l’accès à l’information et est devenu primordial. (pour plus d’information sur cette tendance, voir ici)

Cependant 70% des Français·es optent encore pour la grande distribution, qui, face au e-commerce, au retour vers les petit·es commerçant·es, à la vente directe et aux nouvelles enseignes BIO, est dans l’obligation d’orienter son marketing vers le consommer mieux et local. Chaque hyper ou supermarché a développé sa gamme bio, le vrac est disponible dans les enseignes Carrefour, le local et le made in france sont mis en avant dans les rayons suite à une convention signée entre le gouvernement et la grande distribution en décembre 2020, « plus près de chez vous et de vos goûts ». Mais de nombreuses associations de consommateur·rices dénoncent le greenwashing de ces grands groupes dont les produits étiquettés bio restent issus de l’industrie et de la production intensive. Cependant, ses prix attractifs restent déterminants dans les critères de choix des consommateur·rices qui jugent les produits locaux ou bio proposés en circuits courts trop chers. D’après le sociologue de l’alimentation Eric Birlouez, « on a demandé aux Français quel sera, demain, leur principal critère d’achat des produits alimentaires, 43 % pointent le prix. D’autres l’origine France et le local à 32 %, puis le bio ne concerne seulement que 20%. » L’alimentation représente 20,4% des dépenses de consommation contre 34,6% en 1960 chez les ménages français. D’après l’Insee, le logement reste la dépense majoritaire pour les ménages modestes en France avant l’alimentation qui représente 18% de leurs dépenses contre 14% des dépenses pour les ménages les plus aisés.

« Même si les gouvernements successifs après le plan Barnier en 2009 n’ont pas accordé d’attention à ce tissu associatif citoyen née des circuits courts, il faut aujourd’hui vraiment le soutenir car il a montré sa force de frappe en trouvant des solutions pour mieux nourrir les gens tout en valorisant les agriculteurs et le local. Ces circuits représentent une réelle économie collective et citoyenne », conclue Yuna Chiffoleau. Afin d’avoir une visibilité et de mettre davantage en lumière cette économie responsable, un réseau d’experts rassemblant l’INRAE, le RMT, le CIVAM et d’autres structures qui produisent des connaissances sur les circuits courts ont lancé un observatoire qui va répertorier toutes les initiatives sur le territoire et rendre accessible et visible cet élan « responsable ».