En Méditerranée, vers une alimentation durable pour toutes et tous ?

L’industrie agro-alimentaire peut-elle changer, l’exemple du lait ?

, par BERATTO Leïla

Maillon essentiel d’un système agricole intensif et d’un système alimentaire mondialisé, l’industrie agro-alimentaire est critiquée pour son impact nocif sur l’environnement ou sur la santé des consommateurs. Elle est pourtant essentielle dans nos économies méditerranéennes. Peut-on la transformer ? Exemple avec l’industrie du lait.

L’industrie agro-alimentaire est au cœur des systèmes d’alimentation méditerranéens. Tout autour des différentes rives, le modèle dominant est celui d’une entreprise de moins de 10 salarié·es et de la présence importante de l’Etat. « A côté de l’Etat, se sont également développées de grandes entreprises agro-industrielles nationales, issues du capital privé souvent d’origine familiale, souligne Selma Tozanli, chercheuse au CIHEAM, dans un rapport de 2007. L’industrie laitière, celle des fruits et légumes et particulièrement celle des produits alimentaires élaborés, sont les branches de l’agro-alimentaire qui ont connu un essor significatif pendant les deux dernières décennies de libéralisation ». Aujourd’hui, en Turquie, l’agroalimentaire n’est pas seulement un pilier de l’alimentation, c’est l’une des bases de l’économie, qui représente dix-sept milliards d’euros annuels et 11% des exportations du pays.

L’industrie agro-alimentaire est indispensable au fonctionnement de nos systèmes d’alimentation. Mais elle est régulièrement pointée du doigt pour son impact négatif sur la santé, l’environnement, ou le niveau de vie des agriculteur·rices. Ainsi en 2015, des enquêtes sont ouvertes contre le géant du lait Lactalis, en France et en Italie, à propos du prix d’achat du lait imposé aux éleveur·ses, jugé trop bas. En 2019, un rapport de l’Agence européenne de sécurité alimentaire souligne que 44% des habitant·es sondé·es dans 20 pays de l’UE sur la question de la « sécurité des aliments » évoque le problème de « l’utilisation à mauvais escient d’antibiotiques, d’hormones et de stéroïdes chez les animaux d’élevage » et 39% évoquent les « résidus de pesticides dans les aliments ». C’est ce que dénonce l’organisation française L214, lorsqu’elle publie en 2019 un rapport intitulé « Le supplice des veaux », qui dénonce les conditions d’élevage de veaux dans une filiale du groupe Laïta. Le groupe, qui collecte 1,5 milliards de litres de lait chaque année, est leader sur plusieurs marchés de produits laitiers de grande consommation, tels que le beurre moulé de tradition Paysan Breton, les yaourts aux fruits Mamie Nova ou les laits d’épicerie Regilait.

Pour produire un maximum de lait, les vaches laitières doivent donner naissance à un veau chaque année. Pour que l’industrie puisse conserver tout le produit, les veaux sont séparés de leur mère à la naissance et ils deviennent des « sous-produits » de la production de lait. Ils sont alors engraissés pour être vendus pour leur viande. En France, plus de 95% des ateliers d’engraissement de veaux de boucherie fonctionnent « en intégration », c’est-à-dire qu’il existe une contractualisation avec un fabricant d’aliments d’allaitement de substitution pour veaux. Deuxième pays producteur de lait en Europe, la France est le 2e producteur mondial et le 1er consommateur mondial de veau. Ces choix économiques et industriels ont des conséquences, comme le souligne le rapport de L214.

Image de la série Animal Agriculture dans le cadre de ce dossier spécial alimentation. Crédit : Selene Magnolia

« Ce mode d’élevage intensif, offrant aux veaux un environnement extrêmement pauvre et une alimentation inadaptée à leurs besoins biologiques, pose de sérieux problèmes de bien-être pour les animaux : restrictions comportementales, affaiblissement du système immunitaire ou encore pathologies digestives et respiratoires », écrit L214 dans son rapport d’enquête. L’organisation s’inquiète également de l’utilisation de 27 produits pharmaceutiques dont 10 avec antibiotiques comme « palliatifs de mauvaises conditions d’élevage ». En France, la consommation d’antibiotiques dans les élevages intensifs est massive : 131 tonnes ont été vendues en 2017 pour les seuls élevages bovins.

Pour lutter contre l’élevage intensif, L214 milite pour la végétalisation de l’alimentation. Une mesure que les autorités françaises n’ont pas l’air de considérer. En février 2021, alors que la mairie de Lyon annonçait la suppression, pendant plusieurs semaines, de la viande de ses repas de restauration collective, tout en y maintenant du poisson ou des œufs, pour « accélérer le service » en période de Covid-19, une violente polémique politique est née. Le ministre de l‘Agriculture annonce « saisir » le préfet pour bloquer cette mesure et le ministre de l’Intérieur, Gerald Darmanin déclare qu’il s’agissait d’une « idéologie scandaleuse » et d’une « insulte inacceptable aux agriculteurs et aux bouchers français ». Par ailleurs, alors que la Convention climat, une instance de 150 citoyen·nes créée en octobre 2019 et chargée de faire des propositions de mesures pour lutter contre le réchauffement climatique, recommandait de « passer à un choix végétarien quotidien dans les self-services à partir de 2022 et d’inciter la restauration collective à menu unique à développer des menus végétariens », le gouvernement français a annoncé en décembre 2020 qu’il se contenterait de lancer une expérimentation.

Si les États ne légifèrent pas suffisamment pour mieux réguler l’industrie agro-alimentaire, les consommateur·rices tentent parfois de prendre les choses en main. En 2016, l’entrepreneur français Nicolas Chabanne lance l’expérience de « La marque du consommateur ». L’objectif affiché est que des consommateur·rices puissent définir le cahier des charges ainsi qu’un « juste prix » de vente qui permet une meilleure rémunération des producteur·rices. Un questionnaire est établi pour que les consommateur·rices puissent indiquer par exemple le type d’alimentation qu’ils et elles souhaitent voir donné aux élevages ou le type d’emballage. La marque s’appelle « C’est qui le patron ?! ». Ainsi, le litre de lait « C’est qui le patron ?! » est commercialisé dans le réseau de grande distribution au prix de 0,99 euros le litre. C’est légèrement plus qu’un lait industriel habituel, mais en diminuant les coûts de publicité, la coopérative augmente la part qui revient au producteur·rice. Début 2021, les producteur·rices de lait de la coopérative gagnaient entre 390 et 410 euros pour 1 000 litres de lait vendus. Cinq ans après le lancement, « La marque du consommateur » a développé 30 produits, qui ont mobilisé entre 2 500 et 20 000 consommateur·rices lors de l’élaboration des cahiers des charges. Le succès se mesure aussi grâce aux ventes : 50 millions de litres vendus en France en 2020, sur un total de 2 milliards de litres. La coopérative n’est pas la seule à adopter cette démarche. Les différentes marques de lait « équitable » devraient représenter 7% des ventes de lait en 2020.

En France, le lait est un produit stratégique. 70% du lait collecté est transformé par une dizaine de grands groupes. L’industrie laitière pèse 25 milliards d’euros de chiffre d’affaire par an, dont le quart réalisé à l’exportation. L’Egypte et l’Algérie sont par exemple parmi les principaux clients de la France pour la poudre de lait. 98% du lait français est collecté puis transformé. Les 2/3 sont destinés aux produits de grande consommation, principalement aux fromages.

D’autres alternatives au système industriel sont lancées par les producteur·rices eux·elles-mêmes, comme ceux de Biolait. Créée en 1994 par six éleveurs, cette coopérative qui récolte désormais le lait de 14 000 fermes pour le vendre à l’industrie collecte 30 % du lait biologique français, ce qui représente 3 à 4% de l’ensemble du lait collecté dans le pays. Ce lait est vendu, par exemple, par l’enseigne Biocoop, au prix de 1,04 euros le litre de lait demi-écrémé.

Le groupement s’appuie sur deux piliers : des fermes respectueuses de l’environnement et des animaux qui produisent un lait biologique et un fonctionnement démocratique qui s’appuie sur les décisions des éleveur·ses eux-mêmes. Des choix qui permettent de pallier certains maux du fonctionnement de l’industrie du lait. « Si notre groupement se développe autant, c’est parce que les éleveurs ne se sentent pas considérés comme des personnes à part entière par l’industrie, mais comme de simples livreurs de lait. Les industries laitières sont devenues tellement grandes et leur fonctionnement tellement complexe, que le seul savoir paysan ne suffit pas. Elles emploient de plus en plus de personnes, avec d’autres compétences. Les éleveurs ont perdu le pouvoir sur la transformation de leur lait », explique Agniechka Mariettaz, administratrice de Biolait et éleveuse.

A l’inverse, Biolait se construit par les décisions des éleveur·ses, réuni·es chaque année en Assemblée Générale pendant deux jours, où ils et elles établissent, par exemple, le cahier des charges. Ainsi, en 2016, l’AG choisit de limiter les aliments utilisés pour nourrir les vaches à des produits 100% origine France, bien que les éleveur·ses s’engagent déjà à n’utiliser ni OGM, ni pesticides ou engrais chimiques, et à nourrir les vaches « à l’herbe bio en moyenne plus de 250 jours par an ». « Les fermes tendent vers une autonomie en fourrage mais elles sont autorisées à acheter des aliments en cas de nécessité, explique Agniechka Mariettaz. Les aliments achetés doivent être produits uniquement avec des graines d’origine française, afin de garantir une traçabilité totale et éviter quelconque contamination par les OGM ».

Agniechka Mariettaz sourit en soulignant que le projet de Biolait est encore vu « comme une rébellion ». Mais ça marche. En 2019, le groupement signe un partenariat avec la firme MacDonald’s : 4,5 millions de litres de lait biologique vendus pour être transformés en milkshakes. Les éleveur·ses ont été rémunéré·es au minimum 450 euros/1 000 litres. « Des producteur·rices n’étaient pas d’accord pour travailler avec des gens qui font du mal à la planète. Mais d’autres considéraient que c’était un moyen d’avoir accès à un public qui était éloigné de nous habituellement », résume l’administratrice. Il arrive pourtant à Biolait de refuser des partenariats avec des distributeurs, « parce qu’on veut être considérés comme partenaires, pas comme livreurs ».

L’initiative est donc une réponse à certaines problématiques mais toutes les difficultés ne sont pas réglées. « Economiquement, la situation n’est toujours pas plus facile mais elle est différente. Comme le prix du lait est fixé en début d’année pour douze mois, on sait à quoi s’attendre. Surtout, on est traité·es comme des êtres humains. L’essentiel est dans les valeurs, c’est ce qui fait la durabilité », estime Agniechka Mariettaz.

Malgré tout, le secteur reste vulnérable. Fin 2017, un grand nombre de leurs producteur·rices basculent vers le lait biologique, poussé·es par des acteurs industriels. « Le nombre de livreurs de lait de vache biologique est ainsi passé de moins de 2 400 en septembre 2017 à plus de 3 350 en novembre 2018, ce qui représente une augmentation de 40 % des effectifs, souligne un rapport du ministère de l’Agriculture français. En 2018, les volumes de lait de vache biologique collectés ont augmenté de 31,3 % pour atteindre le niveau record de 835,6 millions de litres environ ». L’augmentation de l’offre a provoqué une baisse des prix. Difficile aujourd’hui de garantir aux éleveur·ses de lait bio que les prix se maintiendront à un niveau suffisant pour vivre.