Villes contre multinationales

Transitionner à l’échelle locale

Une petite ville au nord de Berlin montre la voie

, par BERLIOZ Déborah

Alors que l’Allemagne échoue à atteindre ses objectifs climatiques, et face à des groupes énergétiques qui s’accrochent au charbon, un canton au nord de Berlin donne l’exemple. À Barnim, grâce à l’engagement des autorités locales et des citoyens, les énergies renouvelables couvrent déjà 133 % des besoins en électricité.

En septembre 2019, plus de 200 000 personnes ont défilé dans les rues de Berlin contre le réchauffement climatique. Pour les manifestants, le gouvernement fédéral reste trop timide sur les questions environnementales. Et les chiffres leur donnent raison : l’Allemagne peine à tenir ses engagements climatiques. Alors que le pays s’est fixé de réduire ses émissions de CO2 de 40 % en 2020 par rapport à leur niveau de 1990, la baisse n’est que de 32 %. Si rien n’est fait, l’objectif de 55 % pour 2030 restera également un vœu pieux. Les groupes énergétiques qui exploitent les centrales et les mines de charbon du pays, RWE, EnBW, et le groupe du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky EPH, n’ont aucun intérêt à accélérer la sortie des énergies fossiles. En 2018, une commission nationale a acté la date de 2038 pour la fin du charbon en Allemagne. Pour les militants écologistes, c’est bien trop tard. D’autant que des villes et des collectivités localement montrent qu’une transition rapide vers les énergies renouvelables est tout à fait possible.

Le canton de Barnim, au nord de Berlin, en est la preuve. Ici, la baisse de 40 % des émissions de gaz à effet de serre a été atteinte dès 2011. Cet arrondissement de 180 000 habitants a mis en place dès 2007 une stratégie zéro émission. « Tout est parti d’une étude sur les ressources énergétiques de la région, se rappelle Ina Bassin, qui travaille au développement des énergies renouvelables pour le canton. Nous avons constaté qu’en théorie, Barnim pouvait atteindre l’autarcie énergétique. »

Dotée de grandes plaines favorables à l’éolien et d’espaces vides pour installer des panneaux solaires, la région produit déjà 44 % de son électricité grâce aux énergies renouvelables en 2008, soit largement plus que la moyenne nationale de l’époque, à 13 %. Le canton décide alors d’accompagner la tendance et obtient un financement fédéral de presque un million d’euros. Un bureau est créé pour étudier le sujet, puis le canton fonde en 2013 sa propre entreprise à responsabilité limitée, la Barnimer Energiegesellschaft mbH (BEG), où travaille Ina Bassin. La structure conseille communes et entreprises locales et développe des projets pour les aider à réduire leurs émissions de CO2.

Les énergies vertes couvrent 133 % des besoins en électricité

Visiblement, la stratégie paie. Entre les éoliennes, les panneaux solaires et les centrales de biogaz, quelque 2300 installations produisent de l’électricité verte dans le canton et couvrent aujourd’hui 133 % des besoins des habitants. En 2017, les autorités locales ont même fondé une société, les « Kreiswerke Barnim », pour aller au-delà du simple conseil et de développer leurs propres projets. Il faut dire que cela peut être lucratif de ce côté du Rhin. Depuis l’an 2000 et l’adoption de la loi sur les énergies renouvelables, l’électricité verte bénéficie d’un prix d’achat avantageux, garanti sur 20 ans, Certes, ce prix baisse au fil des ans et des réformes législatives, mais en 2018 les installations de Barnim ont encore vendu leur électricité pour 85,2 millions d’euros.

« Dans le passé, les éoliennes étaient en général gérées par des personnes ou entreprises extérieures au canton, explique Thomas Simon, le directeur général de la BEG. Ils utilisaient – on peut même dire exploitaient – notre espace sans payer d’impôts locaux. Cela ne favorisait pas l’acceptation des énergies renouvelables. Mais quand les projets sont menés par les autorités locales, les bénéfices reviennent aux contribuables. Cet argent est utilisé par les communes pour construire des infrastructures comme des écoles ou des gymnases. » Sans compter que pour réaliser les travaux, les communes privilégient les entreprises locales. Un réseau d’artisans a ainsi été créé et des formations ont été offertes pour ceux qui voulaient se spécialiser dans les énergies vertes.

La stratégie du canton va bien plus loin que la simple production électrique. Par exemple, les Barnimer Kreiswerke modernisent l’éclairage public de plusieurs communes en installant des lampes LED qui consomment beaucoup moins que des ampoules classiques. L’un des chantiers les plus difficiles reste sans conteste celui de la chaleur. Seuls 22 % des besoins en chauffage du canton sont aujourd’hui couverts par les énergies renouvelables. La chaleur se transporte mal, et les installations thermiques nécessitent de gros investissements. Malgré tout, l’administration locale est décidée à donner l’exemple. En 2007, tous les services du canton ont déménagé dans la maison Paul Wunderlich, à Eberswalde, le chef-lieu. Outre des façades en bois et une excellente isolation, ce bâtiment utilise la géothermie pour son chauffage et sa ventilation. Il consomme ainsi 70 % de moins d’énergie qu’un immeuble de bureaux comparable.

Des voitures électriques en partage

En ce qui concerne la mobilité, le canton tente de favoriser les véhicules électriques en multipliant les bornes de rechargement, financées par des subventions du ministère fédéral des Transports. Une partie du parc automobile de l’administration du canton est d’ailleurs déjà électrique. Cependant ces voitures de fonction ne sont pas utilisées en dehors des heures de bureau. Pour maximiser leur usage, une offre de partage de voitures électriques a été lancée en juin 2019 : BARshare. Grâce à une application sur leur téléphone portable, les habitants d’Eberswalde peuvent louer ces voitures électriques les soirs et les weekends. « Nous avons déjà 300 inscrits », se réjouit Ina Bassin.

Photo : Torsten Stapel ©

Montrer aux habitants les bénéfices de cette politique énergétique n’est cependant pas suffisant pour le canton. Il veut les faire participer directement. C’est pourquoi les autorités locales ont soutenu l’année dernière la création d’une coopérative énergétique, Barnimer Energiewandel eG. La structure a reçu 45 000 euros, ce qui permet de financer deux emplois à temps partiel, dont celui de Madlen Haney. « Le démarrage d’une coopérative est compliqué et très chronophage. Une structure purement bénévole a du mal à gérer ce processus et à lancer des projets », assure la jeune femme.

La coopérative va s’associer aux Kreiswerke en permettant à ses membres de participer au financement de certains projets et d’obtenir un retour sur investissement. Mais il ne s’agit pas que d’argent : la coopérative veut aussi être active directement. Par exemple, la structure va bientôt installer des panneaux solaires sur le toit d’un petit commerce dans un village de la région. Elle vend également des modules solaires pour balcons. Équipés d’un petit onduleur et d’un câble, ces petits panneaux photovoltaïques produisent de l’électricité directement pour le foyer. « Cela coûte 333 euros pour nos membres, explique Madlen Haney. Nous en avons déjà vendu une petite dizaine. Cela permet d’économiser sur la facture d’électricité et d’être indépendant des gros fournisseurs. »

Une politique fédérale parfois incommodante

Cette fervente partisane de la transition énergétique aspire à davantage de soutien de la part du gouvernement fédéral. Elle regrette notamment la baisse drastique des subventions pour le solaire suite à la réforme de la loi sur les énergies renouvelables en 2012. À l’époque, face à l’explosion du solaire et donc des dépenses publiques associées, le gouvernement décide d’accélérer la dégression des subventions. Chaque mois, la rémunération garantie de l’électricité produite par des panneaux photovoltaïques diminue de 0,5 à 1%. Résultat : une installation solaire construite aujourd’hui rapporte 10,18 centimes du kW/h contre 28,74 centimes en 2011.

Dans le même temps, les prix des panneaux solaires ont largement baissé. À tel point que le groupe énergétique EnBW (qui appartient au Land du Bade-Wurtemberg) prévoit de construire un grand parc solaire dans le canton de Barnim sans demander aucune subvention à l’État. Exploitant de plusieurs centrales nucléaires et au charbon, EnBW cherche à se diversifier dans les énergies renouvelables. « Ils peuvent acheter les panneaux solaires en gros, ce qui leur permet d’avoir des prix plus intéressants qu’une petite coopérative qui doit passer par un détaillant, indique Madlen Haney. De plus les différentes réformes de la loi sur les énergies renouvelables ont créé une réelle insécurité pour les entreprises du renouvelable. Il reste donc difficile de trouver des artisans spécialisés dans le montage des panneaux solaires. Par conséquent, si les prix des modules ont baissé, ceux de l’installation n’ont pas suivi. » Malgré tout, 31 personnes ont rejoint la coopérative à ce jour.

Pour assurer la postérité de la stratégie zéro émission, le canton ne doit pas convaincre que les adultes, il doit aussi embarquer les jeunes générations. « Les enfants sont l’avenir », insiste Ina Bassin. La BEG a donc très vite développé une « caisse environnement », distribuée dans toutes les crèches de la région afin de sensibiliser les plus petits, et les éducateurs ont été formés sur le sujet. Un centre a également ouvert à Eberswalde pour accueillir les groupes scolaires et une exposition interactive les initie au fonctionnement des éoliennes ou à la gestion des déchets.

Une université en phase avec les objectifs du canton

Si jamais cela éveille des vocations, les jeunes n’auront pas à aller bien loin. Un institut supérieur de développement durable a ouvert ses portes à Eberswalde en 1992. Les étudiants peuvent y suivre différents cursus allant de l’agroécologie au tourisme durable en passant par l’aménagement du territoire. Ses étudiants apportent d’ailleurs une contribution non négligeable à l’innovation écologique. Trois diplômés ont créé l’entreprise Öklo, spécialisée dans la construction et la location de toilettes sèches mobiles. La nouveauté ici est que ces toilettes doivent permettre de récupérer certaines substances dans les déjections, comme le phosphore, très présent dans l’urine, afin de le réutiliser.

Les Kreiswerke de Barnim se sont d’ailleurs associées à cette entreprise ainsi qu’à plusieurs universités et instituts afin de développer une nouvelle forme de toilettes sèches pour les foyers, qui récupérerait aussi le phosphore. « Une chasse d’eau utilise entre 6 et 9 litres d’eau potable, insiste Thomas Simon. Cette ressource devenant de plus en plus rare, il faut absolument arrêter ce gaspillage. » Mais le gros projet du moment, c’est l’hydrogène. « Nous produisons plus d’énergie verte que nous n’en utilisons et nous devions trouver une utilisation intelligente de ce surplus, commente Thomas Simon. Nous allons donc installer des électrolyseurs sur quelques éoliennes, qui vont transformer le courant électrique en hydrogène. Ce gaz sera ensuite utilisé pour faire rouler les bus et les trains de la région. » Les premiers trains à hydrogène devraient relier Eberswalde à Berlin d’ici deux ou trois ans.

Pendant ce temps, le gouvernement fédéral adopte un plan climat pour tenter de rectifier le tir sur ses objectifs climatiques. Ina Bassin, Thomas Simon et Madlen Haney sont unanimes : ce plan est trop timide pour permettre à l’Allemagne de réduire suffisamment ses émissions de CO2. Toutefois il en faudrait plus pour les décourager. « Nous espérons que de nombreux cantons vont suivre notre exemple », conclue Thomas Simon.

EnBW

Chiffre d’affaires : 20,6 milliards d’euros (2018)
Dirigeant : Frank Mastiaux (DG)
Siège social : Karlsruhe, Allemagne
Fondé en : 1997
Secteur d’activité : énergie
Employés : 21 775 (2018)

À savoir :

  • EnBW est avec RWE et E.On le troisième des géants allemands de l’énergie. Comme ses homologues. Le groupe est historiquement orienté vers le nucléaire et le charbon, et se trouve fortement affecté par la transition énergétique allemande. Il a exercé un lobbying massif au niveau allemand et européen pour protéger ses intérêts.