En Espagne, dans le sillage du mouvement 15M (précurseur d’Occupy) et de la vague démocratique d’occupation des places publiques qui a fait suite à la crise financière de 2008 a émergé ce qui deviendrait le « mouvement municipaliste ». À partir de 2014, des groupes de citoyens et citoyennes d’horizons divers, mais souvent en lien avec les mouvements sociaux urbains de résistance au néolibéralisme, se sont rassemblés pour franchir le cap de l’entrée dans la politique institutionnelle au niveau municipal, constituant de précieuses expérimentations de nouvelles formes d’organisation politique.
La crise de légitimité des institutions, qui se manifeste aux quatre coins de la planète, et la remise en question des partis traditionnels en tant que médiateurs des revendications populaires qui ont émergé pendant le 15M, ont débouché sur ce qui a été considéré comme une « fenêtre d’opportunité ». Autrement dit, la possibilité de faire émerger de nouveaux partis sur la scène institutionnelle – celle du bipartisme traditionnel — qui s’était montré peu propice à la participation de nouveaux acteurs. De plus, l’expérience de la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, un mouvement doté d’une grande capacité de mobilisation et d’une immense légitimité sociale, mais qui n’avait pas réussi à imposer de modification de la législation ni de transformation réelle des politiques de logement, semblait prouver l’existence d’une espèce de « plafond de verre » pour les mouvements sociaux. Ce blocage des institutions, peu perméables aux exigences de la société civile organisée, ainsi que le besoin d’impulser des politiques publiques d’atténuation de la souffrance sociale liée à la crise et aux politiques d’austérité, ont donné naissance à de nouvelles stratégies d’intervention politique dans les mouvements sociaux de base, plutôt réticents jusque-là à s’engager directement dans des élections.
C’est ainsi que sont nées des mouvements municipalistes – comme Barcelona en Comú ou Ahora Madrid— dans de nombreuses villes et municipalités espagnoles, très liés aux luttes du moment. Outre la lutte pour le logement, ces mouvements se sont articulés plus ou moins formellement aux plateformes pour la remunicipalisation des services publics, aux syndicats de voisinage, aux luttes contre la spéculation urbaine et au mouvement féministe. Leur projet politique s’est constitué autour de l’idée de « convergence » : une tentative de dépasser les formes héritées d’organisation partisane – jugées en crise— pour ouvrir un espace pluriel plus large, dans lequel s’uniraient les forces de militants, de citoyens sans affiliation préalable, mais aussi de partis de gauche traditionnels. Cette convergence se voulait une étape vers une « nouvelle politique », fondée non plus sur un pacte entre partis pour se répartir le pouvoir, mais sur la création potentielle d’un espace nouveau, au fonctionnement démocratique, sur la base d’objectifs communs – ceux qui étaient déjà inscrits dans les demandes des mouvements sociaux urbains.
Féminiser la politique
Cette proposition de « radicalité démocratique », largement inspirée du 15M, a été dès le départ traversée par une volonté de s’appuyer sur les enseignements du féminisme comme levier de transformation de cette politique classique qu’on cherchait à contester. Les propositions et discours féministes avaient déjà pris une place importante sur les places publiques pendant le 15M : le municipalisme les a repris à son compte et a tenté d’intégrer cet héritage. Héritage qui, agrégeant des luttes historiques et des facteurs nouveaux, donnerait naissance au cours des années suivantes à un mouvement féministe qui déferlerait sur toute la société comme un véritable raz-de-marée. Ces mobilisations, les plus importantes des dernières décennies, ont émergé en parallèle dans différents pays du monde. On ne peut pas comprendre la politique émancipatrice sans prendre en compte ce socle.
Ainsi, la revendication de « féminiser la politique » brandie par le mouvement municipaliste, n’impliquait pas seulement la présence de femmes en première ligne, mais aussi et surtout le pari d’une transformation profonde de la manière de faire de la politique et des institutions elles-mêmes. Pour l’ex-conseillère municipale de Ahora Madrid Montserrat Garcelán, parler de politique « masculine » signifie parler de hiérarchie, d’obsession pour l’autorité et le pouvoir. C’est-à-dire la légitimation de ceux qui gouvernent par le fait qu’ils gouvernent pour les autres : la politique comme travail d’expert. Mais si le féminisme nous a appris une chose, c’est de partir de la politique à la première personne – « ce qui est personnel est politique » – et à partir des oppressions qui nous traversent, se transformer soi-même et transformer le monde. La possibilité d’incarner un programme de transformation et de démocratisation radicale de la manière de faire de la politique implique de créer des modèles d’organisation plus horizontaux et des processus délibératifs et de prise de décisions redistribués.
« La démocratie commence par ce qui est proche de nous » : tel pourrait être le slogan du municipalisme. Et c’est dans ce projet de transformation depuis l’ancrage local que réside la vraie puissance du municipalisme féministe. Ainsi le programme de ces listes citoyennes a été rédigé dans le cadre de processus participatifs qui ont permis de recueillir l’expérience des citoyens et des mouvements sociaux au sujet de leurs villes et de leurs municipalités. Ce qui cadre bien avec la révolution pour laquelle plaide l’économie féministe : celle de remettre les institutions au service des personnes et non des marchés. Autrement dit, l’objectif principal de l’économie ne devrait pas être, comme c’est le cas aujourd’hui, de générer des profits, mais la reproduction des vies dans leurs conditions. Ce qui requiert la capacité politique de donner forme à une nouvelle utopie, une utopie concrète qui, en partant de ce qui existe au moment présent, parie sur les services nécessaires à la vie et à la reproduction sociale. Cette utopie implique de se réapproprier les services fondamentaux comme l’eau, l’énergie ou le transport public, mais également les services sociaux comme l’éducation ou la santé. C’est donc le pari de nouer une relation différente avec notre environnement naturel et de se donner les moyens de le préserver. En définitive, c’est un programme pour transformer les collectivités locales afin qu’elles cessent les gestionnaires de niches de marché – où les investissements publics sont tournés vers la génération de profits pour les entreprises— et se consacrent à répondre aux besoins de ses citoyens.
Aujourd’hui, nous savons à quel point ce programme n’est pas une mince affaire. Les expériences et l’histoire du municipalisme sur le terrain nous enseignent que défaire la trame du pouvoir local et son alliance avec le pouvoir des multinationales implique de féroces confrontations politiques. Tenir des gouvernements municipaux n’est pas suffisant – certains, comme celui de Madrid, ont déjà été perdu. Au cours de ce processus, nous avons découvert l’extrême importance pour ces expérimentations d’investir dans de larges alliances avec la société civile, et même d’impulser et de construire des communautés politiques pour accompagner ses propositions de transformation institutionnelle. Des batailles sont encore en cours, comme à Barcelone, dont le sort dépendra des forces que nous serons capables de réunir. De toute évidence, il faudra être prêtes et bien organisées pour les batailles à venir.