Villes contre multinationales

Débrancher l’oligopole

Trois approches pour démanteler le pouvoir des grandes entreprises électriques en Espagne

, par PÉREZ Alfons

En Espagne comme dans beaucoup d’autres pays, le secteur électrique reste dominé par une poignée de grosses entreprises suffisamment puissantes pour imposer leurs intérêts et ralentir la transition énergétique. Les mouvements contre la précarité énergétique et les coopératives vertes montrent qu’une démocratie énergétique est possible, mais complétée par un troisième pilier : la remunicipalisation des réseaux.

L’Espagne offre un exemple emblématique de la manière dont des entreprises privées peuvent se transformer en un véritable cartel, et contrôler entièrement un secteur aussi stratégique que celui de l’énergie et de l’électricité. Ce qui leur permet de s’assurer de la perpétuation aussi bien des énergies fossiles et du nucléaire que de leurs profits, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros du fait de factures d’électricité exorbitantes. Remettre en question l’hégémonie de l’oligopole électrique qui règne sur l’Espagne – formé par Endesa, Naturgy (ex Gas Natural Fenosa), Hidrocantábrico, Iberdrola et Viesgo – n’est pas une mince affaire, mais différentes initiatives émergent de la société civile pour commencer à regagner du terrain et grignoter leur pouvoir. Cet article cherche à expliquer comment s’articulent, dans cette perspective, les propositions de l’Alianza contra la Pobreza Energética (Alliance contre la Pauvreté Energétique, APE), de la Xarxa per la sobirania energètica (Réseau pour la souveraineté énergétique, Xse) et des coopératives électriques vertes en termes de construction de contre-pouvoirs dans le secteur électrique espagnol.

Il faut sans doute commencer par souligner la particularité du secteur de l’énergie espagnol par rapport aux autres pays européens. Le pouvoir des grandes entreprises privées espagnoles y est-il plus important qu’en France ou en Allemagne ? De fait, probablement oui. La situation actuelle découle d’un processus historique au cours duquel les entreprises privées ont toujours joué un rôle central, enraciné dès les débuts de l’électrification. Malgré la diffusion des théories favorables à la nationalisation de la filière électrique dans toute l’Europe pendant les années 1930, notamment pour mener à bien de grand travaux publics à même de relancer l’économie et de créer des emplois après le crash de 1929, en Espagne la filière électrique est toujours restée principalement privée. Ce n’est qu’en 1944, avec la création de l’Entreprise nationale d’électricité S.A (Endesa) et en 1949 avec celle de l’Entreprise nationale hydroélectrique de Ribagorzana (Enher) qu’apparaissent les seuls outils du régime franquiste pour assurer un certain contrôle public sur le secteur. Cependant, avec les années 1980 sont arrivées les premières privatisations, et la disparition des grandes entreprises publiques de l’électricité.

On peut, dès lors, considérer que l’oligopole électrique s’est forgé sous l’égide de deux dictatures : il a pris forme sous la dictature de Franco et s’est consolidé et internationalisé sous la dictature du capital. Cette double origine a clairement marqué le secteur de son empreinte. Le contrôle exercé par le capital privé depuis presque un siècle lui a permis non seulement d’influencer, mais même d’écrire lui-même les lois qui gouvernent le secteur, de passer outre les législations édictées par les régions autonomes contre la pauvreté énergétique, de recruter des représentants politiques, de manipuler le marché, de faire pression sur les entreprises sous-traitantes, en plus de s’adonner à de multiples pratiques frauduleuses. Toute proposition de transformation du secteur qui se voudrait un tant soit peu ambitieuse devra inévitablement s’attaquer au pouvoir jusqu’ici incontesté de l’oligopole électrique.

La précarité énergétique comme révélateur

Bien que s’opposer aux grandes entreprises du secteur continue à ressembler, aujourd’hui encore, à une gageure, plusieurs expériences marquantes ont commencé à fissurer leur pouvoir. L’une des importantes, au vu de ses effets, est probablement l’approbation à l’unanimité par le Parlement catalan de la loi 24/2015 pour répondre à la problématique urgente du logement et de la précarité énergétique. Ce petit miracle, aussi inattendu qu’applaudi, est le fruit d’une initiative législative populaire portée par la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, PAH) et l’Alianza contra la Pobreza Energética (Alliance contre la Pauvreté Energétique, APE). La PAH et l’APE sont nées des ravages causés par la crise économique, dans un contexte de revenus en chute libre dans beaucoup de familles.

La partie de la loi 24/2015 relative à la pauvreté énergétique se base sur un principe très simple : le principe de précaution. Les entreprises ne pouvaient plus couper la fourniture du service à leurs clients sans avoir au préalable évalué leur situation économique avec les services sociaux. Une espèce de présomption d’innocence des usagers : « Si les gens ne paient pas, c’est parce qu’ils ne peuvent pas payer. Si vous estimez que c’est faux, prouvez-le. » L’ampleur de la crise économique et financière de 2008 a entraîné une explosion de la précarité énergétique en Espagne, tant du fait l’augmentation exponentielle du chômage, qui a atteint 27 % en 2013 et presque 60 % chez les jeunes, que de l’augmentation débridée du prix de l’électricité, l’un des plus élevé d’Europe.

manifestation contre la précarité énergétique à Barcelone. Photo : Nacho (CC BY-NC-ND 2.0)

La loi 24/2015 a réussi à freiner les coupures de services de base, et a permis de mettre en pleine lumière les pratiques des grandes entreprises. Leur première réaction a été de ne pas respecter la loi, sous prétexte qu’elle émanait d’une instance régionale ; puis de ne l’appliquer que sélectivement ; et enfin de faire pression sur les collectivités locales pour qu’elles partagent le fardeau de repayer les dettes accumulées, en menaçant de recommencer à couper l’accès aux services si ce n’était pas fait.

Les coopératives vertes et la démocratie énergétique

En parallèle à cette bataille décisive pour garantir les droits fondamentaux sur le terrain, des initiatives se développent pour créer des alternatives remettant en cause la centralité de l’oligopole dans le système électrique. Bien évidemment, les coopératives vertes en sont l’illustration la plus visible.

Paradoxalement, la plupart des coopératives vertes sont nées de la libéralisation du secteur électrique et de la division de celui-ci en quatre secteurs d’activité de base : la commercialisation, la distribution, le transport et la production. Bien que certaines d’entre elles développent aussi des projets de production d’électricité, le gros de leur activité est centré sur la commercialisation : elles achètent de l’énergie sur le marché et la revendent à leurs clients. De fait, en 2011, la Commission nationale des marchés et la compétitivité dénombrait un peu plus de 100 entreprises de commercialisation en Espagne. En septembre 2019, il y en avait 558, un chiffre qui en soi ne garantit rien. Ce qu’il y a de remarquable dans ces coopératives vertes, dans la perspective qui nous intéresse ici, c’est le nombre de personnes qui se sont « alphabétisées » à travers elles sur les questions énergétiques et qui participent activement aux prises de décisions sur l’orientation des coopératives. Ce nouveau groupe de militants pour la transition énergétique connaissent mieux que quiconque les méfaits des grandes entreprises. En les critiquant et en les dénonçant publiquement, ils incitent la population à abandonner l’oligopole et à passer aux coopératives. Ce « service commercial bénévole », qui ferait pâlir de jalousie n’importe quelle Business School, a permis de faire exploser le nombre de coopérateurs de façon fulgurante. Som Energia, la coopérative la plus florissante d’Espagne en terme du nombre de membres et de contrats, comptait plus de 12 000 membres en 2013 et plus de 60 000 membres en septembre 2019 – et, par conséquent, le nombre de ses employés est passé de 12 à 73 pendant le même laps de temps. Actuellement, outre Som Energia, il existe plus d’une dizaine de coopératives qui partagent la même philosophie, parmi lesquelles Noxa Enerxía, LaCorriente, Megara Energia, GoiEner, La Solar, AstuEnerxía et EnergÉtica.

Le nombre de personnes qui font une expérience directe de la démocratie énergétique est donc en pleine croissance, et c’est bien là ce qui fait la plus grande richesse politique de l’activité des coopératives : la somme de toutes ces personnes qui s’investissent pour transformer le monde de l’énergie depuis la base. Dans le cas de Som Energia, la coopérative et ses valeurs ont même dépassé le seul secteur électrique, et sont devenus une « marque » qui s’est diffusée dans d’autres secteurs. Par exemple avec Som Mobilitat, une coopérative orientée vers le transport électrique basée sur un système de gouvernance participative très semblable à celui de Som Energia. Mais aussi Som Connexió dans le domaine des télécommunications, et plus récemment Som Biomassa, pour la production locale de pellets de bois dans les Pyrénées. Clairement, cet effet de contagion constitue une grande autre réussite du modèle : les coopératives deviennent des instruments de démocratisation qui permettent de recréer de la confiance au sein d’une partie croissante de la population, qui en a plus qu’assez des abus des grandes entreprises.

Reprendre le contrôle des réseaux

Un autre aspect à souligner, cependant, est que malgré cet élan de démocratisation, le développement des coopératives vertes n’a pas l’air d’inquiéter beaucoup l’oligopole. Comme cela a été mentionné plus haut, il y a désormais en Espagne 588 entités qui commercialisent de l’électricité, mais les affaires restent florissantes pour les grandes entreprises. Pourquoi ? Parce que les marges bénéficiaires dans la commercialisation sont généralement faibles, entre 3 et 5%, et que cette activité n’implique pas de contrôle stratégique sur le secteur. La production et la distribution sont des activités bien plus rentables et, en termes stratégiques, il est clair que la distribution sera d’une importance cruciale pour la transition énergétique en cours et à venir. Dans le système électrique, le terme de « distribution » recouvre le réseau des câbles qui passent dans le sous-sol et sur les façades des maisons, dans nos villages et dans nos villes, jusqu’au compteur électrique. Ce réseau joue un rôle fondamental dans la production d’énergie renouvelable décentralisée, et ce rôle ne va faire que s’accentuer avec l’élargissement de électrification, le transport électrique, l’autoconsommation et les compteurs intelligents. En outre, ce sont les entreprises de distribution qui accordent la connexion au réseau et donc qui, en dernière instance, peuvent décider de couper l’accès au service. Or, l’activité de distribution en Espagne est contrôlée à 98 % par l’oligopole.

Mais l’élément peut-être le plus significatif est que c’est une activité régulée. Les entreprises de distribution savent dès le début de l’année, via le Journal officiel, les revenus qu’elles recevront pour chacune de leurs opérations de rénovation, d’entretien et de développement des infrastructures de réseau. C’est-à-dire qu’elles peuvent anticiper ce qu’elles vont gagner, et chercher à minimiser leurs dépenses effectives pour maximiser leurs profits, à travers des pratiques abusives vis-à-vis des travailleurs, en général via des entreprises sous-traitantes, et vis-à-vis de leurs clients. Les entreprises de l’oligopole savent aussi très bien que la distribution va jouer un rôle fondamental dans la transition énergétique, et représente donc une garantie de pérennité à la fois de leur pouvoir et de leurs affaires juteuses. Étrangement, bien que championnes du capitalisme mondialisé, de la privatisation et de la libre concurrence, ces multinationales s’accommodent donc très bien d’une activité entièrement régulée par l’État, bien rémunérée et qui garantit la stabilité de leurs bilans annuels.

En résumé, contrôler la distribution, c’est avoir entre les mains le joystick de la production décentralisée et de la relocalisation de l’énergie. Forte de ce constat, la Xarxa per la sobirania energètica (Xse), un front politique de transformation du secteur énergétique créé en 2013 en Catalogne et constitué d’organisations, de collectifs et de coopératives vertes, insiste sur la nécessité de récupérer la propriété et la gestion des réseaux de distribution d’électricité, à travers la remunicipalisation de cette activité. De fait, la ville espagnole de Cadix possède déjà sa propre entreprise de distribution (dont elle possède 55 % des parts), de même que des villages comme Centelles y Almenar en Catalogne, mais aussi les coopératives locales de Crivillent, Alginet et bien d’autres dans le Pays Valencià.

Les débats technico-juridiques sur la remunicipalisation se heurtent au cadre législatif espagnol, qui a totalement verrouillé toute possibilité juridique de récupérer la distribution. La Xse a organisé plusieurs débats au niveau local et international, et réalisé des études sur les possibilités légales et légitimes d’emprunter le chemin de la remunicipalisation. Malheureusement, les efforts en matière énergétique des différentes « villes du changement » – les candidatures de rupture qui ont fait irruption sur la scène politique municipale espagnole en 2015, parmi lesquelles Barcelona en Comú et la maire Ada Colau à Barcelone – n’ont pas accordé une importance prioritaire à la remunicipalisation des réseaux de distribution d’énergie. Reprendre les actifs physiques du système électrique des mains de l’oligopole n’en reste pas moins d’une importance cruciale.

Ces trois exemples – l’Alliance contre la Pauvreté énergétique et la loi 24/2015 ; les coopératives vertes et la création d’une masse critique de démocratisation ; et la remunicipalisation de la distribution proposée de la Xse – forment un ensemble de propositions qui, directement et indirectement, remettent en cause le pouvoir exorbitant des grandes entreprises. Que ce soit dans l’activisme de subsistance que pratique l’APE, en défense des droits fondamentaux des personnes les plus appauvries, ou bien au sein des coopératives et de la Xse, ces fronts de lutte et d’autres encore indiquent la voie à suivre pour démanteler le pouvoir de l’oligopole électrique en Espagne. Du côté des institutions, en revanche, on constate une absence de volonté politique, liée au phénomène des « portes tournantes » entre secteurs public et privé, qui devient un véritable problème du point de vue de la séparation des pouvoirs. Mais cette volonté politique pourrait se réveiller sous pression d’une majorité sociale qui développerait des actions de plaidoyer, mais aussi, au-delà, qui établirait des alliances avec d’autres secteurs et d’autres acteurs pour construire une mobilisation coordonnée et exiger que les secteurs des services fondamentaux et stratégiques passent entre les mains de partenariats « publics-citoyens ». Le public à lui seul ne garantit rien. Lui associer les citoyens et les communautés pourrait garantir tout.

Endesa

Chiffre d’affaires : 20,2 milliards d’euros (2018)
Dirigeant : Andrea Brentan (DG)
Siège social : Madrid, Espagne
Fondé en : 1944
Secteur d’activité : énergie
Employés : 9706 (2018)

À savoir :

  • Ancienne entreprise publique, Endesa a été privatisée en 1988 et est désormais la propriété du groupe italien Enel. Le groupe occupe une position dominante dans le secteur électrique en Espagne et au Portugal, et est aussi très présent en Amérique latine. Il possède plusieurs centrales nucléaires et au charbon, qui en font le plus gros émetteur de gaz à effet de serre du pays.
  • Comme les autres grandes entreprises du secteur, Endesa a l’habitude de recruter d’anciens dirigeants politiques, comme l’ancien premier ministre conservateur José María Aznar ou l’ancienne vice-première ministre socialiste Elena Salgado.
  • Endesa s’est opposée de manière véhémente aux efforts des collectivités pour lutter contre la précarité énergétique et interdire les coupures d’’électricité.