Récemment, un groupe de travail a élaboré un document mettant en contexte le secteur de l’économie solidaire à Barcelone et les tendances mondiales auxquels il est soumis, dans le but de proposer des pistes stratégiques pour les dix prochaines années. La première esquisse de ce document, élaborée par Jordi Estivill [1], avançait l’idée qu’une ville comme Barcelone pouvait être considérée comme oscillant entre une « ville vitrine » et une « ville agora ».
Partant de cette idée, et dans l’optique d’aborder le rôle de l’économie solidaire face à la mondialisation de la capitale catalane, les modestes réflexions qui suivent tournent autour de la question de savoir dans quel type de ville nous souhaitons vivre : une « ville vitrine », développée, tournée vers et très sensible aux décisions et actions de celles et ceux qui n’y vivent pas ; ou bien une « ville agora », capable de générer une vie sociale et économique fondée sur la proximité, et centrée sur les besoins et les aspirations des gens qui y vivent et y travaillent ?
Nous aborderons ensuite les effets que la « Barcelone vitrine » entraîne sur les vies de ses citoyennes et citoyens, en particulier les dynamiques provoquées par la présence écrasante des multinationales et, bien sûr, du tourisme. Enfin, pour conclure notre réflexion, nous décrirons les stratégies qui guident le réseau d’économie solidaire de Catalogne, la XES, dans l’optique du développement d’une ville agora.
Villes vitrine, villes agora
Parfois, je vis dans ma ville et je m’en sens fière, elle me rend heureuse, et j’en ai la chair de poule ; parfois aussi, je la subis et elle me donne des nausées, elle me rend triste ou me révolte.
Je me sens fière et heureuse lorsque les avenues et les places se remplissent de musiciens et d’artistes ; lorsque des personnes que j’admire prennent la parole et échangent dans des espaces ouverts ; lorsque j’occupe la rue avec des inconnues pour porter de façon festive des revendications – n’importe quelle revendication ; lorsque des gens très différents luttent sous un drapeau de quelque couleur que ce soit et avec des slogans de toutes sortes ; lorsque le bord de la route est aussi à moi quand je suis à vélo ou en train de courir, ou encore quand je marche, je crie et je chante à pleins poumons là où en temps normal ne passent que des véhicules motorisés ; lorsque je vais au marché le samedi, et qu’au quotidien la boulangère, le facteur et le gardien me reconnaissent et me disent bonjour.
Je suis en colère et très triste lorsque je vois des gens, et ils sont nombreux, qui vivent dans la rue, dorment devant les bureaux d’une banque ; lorsqu’on rebaptise Ciudad Meridiana la « cité des expulsions » et La Mina (ce quartier abandonné par le capital) « la cité sans loi » ; lorsque je vois un immeuble transformé en hôtel ou un local vide en comptoir de jeux de hasard ; lorsque j’entends parler à la radio des embouteillages de sept heures du matin et que je vois des trottoirs qui débordent d’objets en tout genre et t’empêchent d’avancer ; lorsque je me souviens des endroits où je ne vais plus me promener parce qu’il y a trop de monde et de touristes ; lorsque les violences policières s’abattent sur celles et ceux qui peuvent le moins se défendre ; lorsque le classisme se drape de racisme ; lorsque les places sans bancs publics sont occupées par des dizaines de terrasses.
La forme des espaces physiques est fonction des pratiques qui s’y développent ; ainsi, les relations sociales qui ont lieu dans une ville sont en même temps les forces créatrices de cette ville qui les rend possibles. Et dans cette ville, il y a des gens qui en font un lieu de rencontre, et d’autres qui en font un lieu d’extraction économique.
Dans une interview récente avec l’Observatoire du changement rural en Équateur, David Harvey expliquait que les villes sont créées par ses habitants, mais dans le cadre de dynamiques de circulation du capital lequel, de plus en plus et de façon exponentielle, a besoin de « bouger », d’acheter et de vendre du foncier, de construire des immeubles, de générer de nouvelles infrastructures, de décider des standards de mobilité ou de rassembler des données pour les vendre plus tard. Ces dynamiques interagissent avec nos vies, bien qu’elles n’aient aucun sens économique, social ni évidemment environnemental, puisqu’elles ne servent qu’à spéculer et à « perpétuer les relations capitalistes de classe ». Pour lui comme pour Henri Lefebvre, le droit à la ville (défini dès 1968 [2]) exige un combat théorique et pratique contre l’urbanisation capitaliste, et plus encore, contre le mode de production que celle-ci contribue à perpétuer.
Ma ville agora me rend heureuse ; ma ville vitrine me révolte. C’est au sein de cette contradiction permanente que vit la majorité des habitants de Barcelone, tout en essayant d’exercer leur droit à la ville. Un droit qui, comme le rappelle Harvey, n’est ni matériel ni historique, mais bien politique : le droit à décider et à transformer l’environnement dans lequel nous vivons. Pour lui, la question qu’il faut se poser est : « Quel type de ville voulons-nous ? » Une question inséparable des suivantes : « Quel type de personnes voulons-nous être ? » et « Quels types de relations sociales voulons-nous rendre prioritaires ? »
Barcelone : radiographie de la ville vitrine
Barcelone, l’une des dix villes les plus « instagramées » d’Europe en 2018, est perçue par beaucoup comme une ville-souvenir, une ville-profits ou une ville-spéculation. Ainsi, pour procéder à une courte radiographie de la « Barcelone vitrine » au service des multinationales, je me concentrerai sur la triade technologie-tourisme-urbanisme, trois secteurs intimement liés entre eux.
En février 2018, l’étude « Barcelone aux yeux du monde 2018 » [3] concluait que la capitale catalane bénéficie aujourd’hui de l’image positive d’une ville riche en potentialités pour se développer, investir et faire des affaires, une ville avec une industrie technologique et biomédicale innovante, ancrée dans la créativité, vibrante et idéale pour les « urbains inquiets » d’un point de vue culturel.
Cette image projetée de Barcelone, où « le développement personnel est compatible avec la réussite professionnelle, tout en permettant de jouir d’une vie épanouie dans tous les sens du terme et à chaque moment » [4], est basée sur six piliers : connexion, initiative, âme, contrastes, talent, et engagement. Je voudrais m’arrêter sur le pilier de la connexion, qui me semble le plus illustratif de certaines inégalités provoquées par la ville vitrine. À ce sujet, il est affirmé en premier lieu que « la localisation privilégiée de Barcelone ainsi que ses infrastructures en font une ville parfaitement connectée avec le reste du monde », et j’ajouterais : séduisante pour les grands investisseurs privés.
La déesse Technologie
En 2017, Barcelone était le leader mondial de l’accueil de congrès internationaux. Cette année-là, la ville a hébergé 195 congrès et 2134 réunions d’affaires, avec un total de 674 890 participants. Tout cela sans compter le « super congrès » de la téléphonie mobile, le World Mobile Congress, qui réunit les plus grandes multinationales du secteur et accueille un nombre énorme de participants (109 000 en 2018).
En 2017 encore, la ville concentrait 18,3 % des entreprises de technologie de Catalogne, et 48,8 % des emplois du secteur [5]. Mais alors même que Barcelone est reconnue ses nombreuses entreprises technologiques, les fractures numériques persistent entre les quartiers, en fonction de l’âge et du niveau d’instruction [6] : 16% des logements de la ville n’ont pas accès à internet (et jusqu’à 38,8% à Torre Baró, Ciutat Meridiana et Vallbona), et 3,7% des habitants ne peuvent pas se le permettre.
Au même titre qu’Amsterdam, Bristol, Paris, San Francisco ou Séoul, Barcelone est considérée comme l’une des villes les plus collaboratives du monde, où « se développent des initiatives publiques et privées qui favorisent l’économie collaborative, donnent du pouvoir aux gens, s’attaquent aux inégalités sociales et permettent une amélioration de la qualité de vie ».
Jusqu’ici, tout va bien. Le problème apparaît quand on mélange les torchons et les serviettes, en mettant dans le même sac des modèles socialement respectueux, qui promeuvent l’innovation et le bien-être collectif à partir de principes de partage (espaces de coworking, coopératives de consommation, banques de temps, monnaies complémentaires, échanges de biens de seconde main, etc.) avec les grandes plateformes technologiques de services (tourisme, transport, logement…) qui extraient des profits de l’échange entre personnes.
Ces dernières sont des entreprises agressives et énormes, qui spéculent sur les données, qui font des investissements astronomiques… non rentables ! Des entreprises qui font tout pour échapper aux régulations nationales et locales, et dont l’impact est clairement négatif sur la vie des gens. Et on les appelle des « licornes »... 42 villes du monde se sont donné rendez-vous à Barcelone en 2018 pour signer la Sharing Cities Declaration, dans le but de mettre des limites aux atrocités que vivent les citoyens du fait de ce « capitalisme de plateforme », pour reprendre les mots de Nick Srnicek [7].
Le dieu Tourisme
Saida Palou, dans sa thèse « Barcelona, destinació turística », explique comment, depuis le début du XXe siècle, la ville a construit son image de marque à travers la projection d’un imaginaire et de valeurs, tout en se regardant et se racontant telle qu’elle était perçue par le monde extérieur. Ce récit n’est pas gratuit : il est le résultat d’une collusion (ou d’un conflit, selon les époques) entre les modèles politiques proposés pour la ville et les intérêts économiques privés de ses classes dominantes.
C’est probablement pour cette raison que tous les gouvernements locaux sans exception ont repris à leur compte (ou se sont soumis à) la « nécessaire » promotion (pour ne pas dire vente) économique de la ville, confiée à des organismes paramunicipaux. Ces institutions de promotion touristique, économique, et d’attraction des investissements sont souvent devenus des bastions de contre-pouvoir qui s’opposent même à certaines politiques municipales.
La connectivité permet de vanter une « Barcelone [qui] dispose de l’un des ports les plus importants de la mer Méditerranée, un des systèmes de transport ferroviaire les plus rapides […] et un des aéroports internationaux connaissant la plus forte croissance, en termes de nombre de vols, de passagers et de connexions, au cours des dernières années » (50 millions de passagers en 2018 et 70 millions prévus pour 2026). Et ainsi de suite. Entre autres succès, on peut noter l’entrée dans le vocabulaire international du néologisme barcelonisation [8] pour parler la mort d’une ville par excès de succès touristique. Selon Carlos García, cela fait longtemps que Barcelone apparaît dans les publications internationales comme l’un des exemples les plus flagrants de l’overtourism. L’Organisation mondiale du tourisme l’a choisi, avec sept autres villes, pour étudier le phénomène et proposer des mesures de remédiation.
Le dieu Urbanisme
« Barcelone aux yeux du monde 2018 » poursuit en expliquant que la ville stimule la connexion « grâce à un tissu social dans les quartiers et avec le reste des villes de sa région métropolitaine », « dispose d’espaces mixtes où cohabitent des commerces, des logements et des centres d’affaires, et promeut des initiatives et des plateformes qui en font une ville intelligente et avancée ». Gerardo Pisarello, conseiller municipal du mouvement municipaliste Barcelona en Comú, affirmait lors de la présentation de cette étude que « Barcelone n’est pas une ville sur laquelle on peut spéculer ». Mais les multinationales savent bien que si.
Blackstone, qui est à l’heure actuelle la plus importante entreprise de spéculation immobilière au monde, profite de la disponibilité à Barcelone de logements vides de vie et remplis de dettes. L’entreprise bénéficie également de l’effet d’attraction que la ville exerce sur les acheteurs du monde entier, dont l’important pouvoir socio-économique n’a d’égal que le désir d’une ville cosmopolite – des acheteurs aux référents culturels globalisés, pour qui les bars et les restaurants doivent tourner 24h/24 à chaque coin de rue. Et c’est ainsi que Barcelone, la ville qui héberge la deuxième rue la plus chère d’Europe au mètre carré, est également une ville où la principale préoccupation des habitants est le problème du logement. [9]
Cette préoccupation n’est pas infondée, Blackstone n’étant que la partie émergée de l’iceberg. Barcelone connaît une très forte présence d’investisseurs en achat et revente immobilière. « La faible rentabilité qu’offrent d’autres produits d’investissements, la chute des cours de la bourse au cours des douze derniers mois, et la bonne santé du marché de l’immobilier, dont les prix ne cessent d’augmenter, tant au niveau de l’achat que des loyers, ont poussé les investisseurs à se déplacer presque massivement vers les actifs immobiliers. Ces opérations ne requièrent presque pas de financement et contribuent à alimenter la hausse des prix. » [10] Le logement à Barcelone n’est pas fait pour loger, il est fait pour générer des profits, et cela n’est pas sans conséquences : une étude du Centre d’Estudis Sociològics de 2018 montrait que 27 % des Barcelonais ont quitté ou penser quitter Barcelone, dans la grande majorité des cas pour des raisons économiques.
Et bien qu’aujourd’hui, Barcelone cherche à être un « modèle progressiste où le développement personnel est compatible avec la réussite professionnelle, tout en permettant de jouir d’une vie épanouie dans tous les sens du terme et à chaque moment » [11], la capitale catalane est également une ville aux inégalités socio-économiques criantes (par exemple, le problème de l’accès au logement que connaît la ville depuis la fin du siècle dernier), et où l’arrivée des multinationales (que la ville elle-même cherche à attirer, en particulier depuis 1992) a généré de nouvelles inégalités.
Propositions de l’économie sociale et solidaire pour le développement de villes agora
Le siège du XES, le réseau d’économie solidaire de Catalogne, se trouve à Barcelone. Ce réseau fait la promotion d’un modèle de ville agora dans laquelle les liens socio-économiques entre citoyennes et citoyens seraient tournés non pas vers la satisfaction du capital, mais vers leurs propres besoins, en prenant appui sur les liens locaux et en générant un marché social.
Dans cette perspective, le XES met en place une stratégie de sensibilisation, de cartographie, d’auto-reconnaissance et de mise à disposition d’outils pour améliorer notre environnement et influencer les politiques publiques afin qu’elles encouragent au maximum l’économie solidaire et intègrent elles-mêmes ses valeurs.
En matière de sensibilisation et de cartographie, les deux outils principaux que le XES mobilise sont la Foire de l’économie solidaire de Catalogne (FESC) et le site web PamaPam. La FESC n’est pas seulement un moment fort de promotion de l’économie solidaire à Barcelone ; c’est aussi un moment de rencontre entre les différentes initiatives. PamaPam est un outil collectif de recensement et de cartographie des initiatives d’économie solidaire qui permettent à la population de pouvoir choisir un mode de consommation critique et responsable.
De la même manière, le bilan social, avec le rapport annuel sur le « Marché Social en Catalogne » qui en découle et les réseaux locaux d’économie solidaire, sont au cœur de notre stratégie d’auto-reconnaissance et de soutien mutuel.
Le bilan social est un outil qui permet de rendre des comptes et mesurer l’impact social, environnemental et de bonne gouvernance des organisations de l’économie solidaire, utilisé depuis 2007 (mais qui a connu une forte évolution depuis en termes de complexité, de programmation technologique et de rigueur technique). Aujourd’hui, le bilan social est devenu un outil de référence. En 2018, 188 entreprises et entités catalanes l’ont utilisé (450 sur l’ensemble du territoire espagnol), et 231 en 2019.
La construction d’un marché social signifie la « mise en œuvre concrète d’un circuit économique tourné vers la satisfaction des besoins, sur la base des principes de l’économie sociale et solidaire […] où se rencontrent, se connectent, s’articulent et entrent en interrelation et en intercoopération les pratiques économiques fondées sur les valeurs de l’économie solidaire. […] La construction d’un marché social s’appuie sur la création de cercles vertueux de l’économie solidaire à partir de la stimulation endogène des échanges et des flux économiques entre entreprises gérées avec et par les personnes qui y travaillent, les consommatrices et les épargnantes, et avec le soutien d’entités de financement afin que l’investissement soit fluide. »
En parallèle, les réseaux locaux de l’économie solidaire en Catalogne constituent eux aussi un outil fondamental d’auto-reconnaissance et de soutien mutuel entre organisations d’un même territoire (quartier, commune, canton). Onze réseaux de ce type existent à ce jour : quatre à Barcelone et sept dans le reste de la Catalogne. Huit autres sont en cours de constitution, dont trois dans des quartiers barcelonais.
Ces réseaux locaux sont un excellent exemple de construction de villes et de villages agora, au sens où ils articulent et donnent un sens collectif au travail « entre initiatives coopératives, initiatives populaires communautaires, médias locaux et alternatifs, organisations transversales (comme Som Energia, Fiare ou Coop57), mouvements sociaux et de quartier (comme la PAH, les associations de voisinage, le mouvement agroécologique ou l’économie pour le bien commun) », espaces d’autogestion culturelle (universités populaires, « casal »...) et plans communautaires. Ces réseaux représentent dès lors de véritables archipels de résistance face aux affaires juteuses des multinationales, et de promotion du travail autogéré, de la consommation collective, de la défense du droit des citoyens, des dynamiques de soutien mutuel, etc.
D’autres propositions relèvent de la pression politique directe. Le XES met en avant deux outils : le bilan communautaire, qui permet de rendre des comptes et d’améliorer de façon permanente les processus de gestion communautaire des équipements et des espaces publics ; et la déclaration des « 15 mesures pour une Économie sociale et solidaire dans les mairies ». Le bilan communautaire (qui recoupe partiellement le bilan social) se veut un outil pour favoriser et faciliter la justification de la politique locale de patrimoine citoyen, dans la mesure où il permet de mesurer l’impact et le retour social à la communauté. Les « 15 mesures » sont un axe de travail plus récent du XES, visant à impulser des politiques locales de développement de l’économie sociale et solidaire dans toute la Catalogne.
Au début de cet article, nous expliquions que face à la mondialisation de la capitale catalane, l’économie solidaire faisait le pari d’un modèle de ville agora. Au-delà de la dénonciation des impacts et du poids des multinationales dans notre ville, ce pari se fonde sur la praxis : des propositions concrètes d’alternatives autogérées, de consommation consciente et de production démocratique, la construction d’outils pour améliorer les organisations de l’économie solidaire elles-mêmes, une pression sur les politiques publiques, en particulier au niveau local. Partant de la dimension personnelle et collective, l’économie solidaire propose une manière d’être et de nouer des relations sociales pour vivre dans une « Barcelone agora ». Un modèle de relations sociales radicalement opposé à celui de la « Barcelone vitrine » des multinationales, qui nous parle du type de ville dans laquelle nous voulons vivre et, surtout, de quel type de personnes nous voulons être.