Villes contre multinationales

#RavalVsBlackstone

Le « droit à la ville » contre l’alliance de la finance, de la spéculation immobilière et du tourisme

, par CARBONELL Max

Barcelone est aujourd’hui l’une des principales cibles – et des principales victimes – de l’industrie mondiale du tourisme et de la spéculation immobilière, portée par des fonds financiers comme Blackstone. Mais les habitants et les mouvements sociaux n’ont pas dit leur dernier mot.

Un an après le soulèvement de 1994 contre l’État mexicain, le sous-commandant Marcos, de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), expliquait dans une lettre à Eduardo Galeano (aujourd’hui décédé) que « nous sommes aussi grands que l’ennemi que nous choisissons de combattre, et aussi petits qu’est grande la peur que nous ressentons. Choisis un grand ennemi, et cela t’obligera à grandir pour lui faire face. Diminue ta peur, parce que si elle grandit, toi, tu rétréciras. » 25 ans plus tard, dans le quartier de Raval de Barcelone, l’un des plus pauvres de la ville soumis aujourd’hui à une immense pression du fait de la gentrification, une petite communauté de voisinage lutte pour le droit au logement au sein du Syndicat des habitants du Raval (SHR). Ils ont choisi un grand ennemi – Blackstone – et par là même montré leur grandeur.

L’un des principaux masques derrière lequel se cache la spéculation financière et immobilière est celui de fonds vautours comme Blackstone, la multinationale qui possède le plus de propriétés (ou « actifs financiers ») au monde. Ces dernières années, Blackstone a débarqué à Barcelone les bras chargés de capital international, acquérant de nombreuses propriétés, en général à un prix en-dessous du marché. Parmi ces acquisitions, un immeuble de Raval dans lequel vivent depuis des années une dizaine de familles. Blackstone n’y voyait qu’un actif financier sur lequel spéculer et se préparait à mettre ces familles à la rue pour pouvoir le revendre – ou le relouer – à un prix bien plus élevé. L’histoire habituelle : quelques-uns gagnent gros, et la majorité perd beaucoup. Mais cette fois, Blackstone avait affaire à un quartier bien organisé qui a décidé de faire front. Le défi n’était pas des moindres, puisque Blackstone avait obtenu un ordre d’expulsion ouvert, pratique à la légalité douteuse que certains juges ont adopté en réponse à l’efficacité de la résistance contre les expulsions. Elle consiste à émettre un ordre d’expulsion pour une durée de 15 jours ou plus au lieu d’indiquer un jour et une heure précise, ce qui rend bien plus difficile la mobilisation pour éviter l’expulsion –et favorise donc le propriétaire.

Combat victorieux contre un géant de la finance

Les militants du SHR ont décidé de passer à l’offensive à travers une grande campagne, elle aussi « ouverte », pendant ces quinze jours, dans le but de forcer une négociation pour que les résidents n’aient pas à quitter l’immeuble. C’est ainsi qu’est née la campagne #RavalVsBlackstone, qui a mobilisé le quartier de Raval et tout le mouvement populaire pour le droit au logement à Barcelone. Elle a fait usage d’un langage insolent, irrévérent, populaire, « des quartiers », diffusé via des vidéos, des conférences de presse et une multitude d’articles : cette esthétique parlait davantage à la jeunesse des classes populaires que la rhétorique militante classique. Ils ont occupé la rue pendant deux semaines dans une démarche de défense préventive, organisant des événements culturels et musicaux grâce à la solidarité d’artistes et de collectifs. Ils ont fait pression sur l’administration municipale à travers la campagne #BlackstoneEnComú pour exiger son intervention, ce qui leur a permis d’obtenir le soutien public de plusieurs partis et élus [1]. Des actions directes – des « escraches », c’est-à-dire des dénonciations publiques – ont été menées contre les cadres dirigeants de l’entreprise dans les quartiers chics de Barcelone où ils résident, et des manifestations de solidarité ont été organisées jusque dans des villes comme Londres ou Berlin.

Et ils ont remporté la victoire ! Blackstone a été contrainte de négocier, et a fini par accepter que les familles restent et paient un loyer modéré, en partie financé par la municipalité. La victoire du SHR, c’est la victoire des classes populaires d’un quartier malmené, dans une ville en proie à la spéculation. C’est la victoire d’un mouvement qui a travaillé d’arrache-pied et qui, sans oublier d’où il est parti, a osé expérimenter de nouvelles formes de lutte, assumant ses contradictions avec une éthique qui rappelle celle des zapatistes et leur dignité rebelle. Une victoire aussi grande que l’ennemi qu’ils s’étaient choisi.

Les villes, terrain de bataille entre le capital et la vie

Ce conflit local concret s’inscrit dans une dynamique globale : celle de la concentration croissante des richesses économiques et des habitants dans les grandes villes. On prévoit qu’en 2050 les villes hébergeront plus de 50% de la population mondiale. Il n’est donc pas surprenant qu’aujourd’hui, elles soient le théâtre de nombreux conflits entre le capital et la vie. De plus en plus, elles deviennent des espaces de dépossession, mais c’est également en leur sein qu’émergent des résistances et des alternatives de plus en plus puissantes. [2]

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David Harvey, dans un article publié après la crise de 2008, invoquait le « droit à la ville » comme un droit collectif de tous les citoyens à (re)définir librement les villes et à (re)prendre un contrôle collectif et démocratique sur la ville et ses ressources, aujourd’hui entre les mains du capital financier mondialisé [3]. Harvey y prenait l’exemple de la ville de New York, qui a été refaçonnée au cours des dernières décennies selon les intérêts du capital local et transnational, pointant du doigt des personnalités comme Michael Bloomberg, l’homme d’affaires milliardaire qui a été maire de la ville de 2002 à 2013. Soit l’incarnation même de la petite élite politico-économique qui promeut l’image de la ville comme destination touristique et comme centre d’affaires, et pour qui le « droit à la ville » ne s’applique qu’à elle-même. Mais dans la logique du système capitaliste, il n’y a pas de grande différence entre New York, Londres, Paris ou Barcelone. Ce sont autant d’opportunités pour faire des affaires, des espaces où spéculer sur le logement pour réaliser des profits, sans se soucier des conséquences pour les habitants. C’est au cœur de ces villes que le conflit dont nous parlons devient le plus visible, sous la forme d’augmentations de loyers, d’expulsions, d’espaces publics saturés de touristes et de bruit, de dynamiques de gentrification où le coût de la vie en arrive à des niveaux insoutenables, de conditions de travail de plus en plus précaires et de salaires en baisse.

Derrière tout cela se cache le tandem formé par l’industrie touristique et celle de l’immobilier, deux secteurs aux dimensions – et aux impacts – considérables à l’échelle mondiale. Le poids exorbitant du secteur immobilier s’est révélé en pleine lumière lors de la crise financière mondiale de 2008. Dix ans plus tard, les dynamiques de spéculation financière et immobilière qui ont provoqué cette crise sont toujours en place, bien que sous de nouvelles formes, à travers des mécanismes de financiarisation du logement comme la bulle des loyers, et de nouveaux acteurs multinationaux comme Airbnb ou – précisément - Blackstone [4]. L’industrie mondiale du tourisme, avec sa pression à la baisse sur les salaires et sa précarisation croissante des travailleurs et travailleuses, a été l’un des principaux moteurs du (faux) redressement de l’économie espagnole après la crise, prenant un poids économique et social de plus en plus important. [5]

Les fonds financiers et les spéculateurs immobiliers derrière l’industrie touristique

Aujourd’hui, les villes du monde sont sommées d’entrer en compétition les unes avec les autres sur le marché international pour attirer le maximum de touristes et d’opportunités d’affaires financières et immobilières possibles (avec tous les secteurs d’activité qui leur sont liés). Ce n’est pas un hasard si le Conseil mondial du tourisme et du voyage (WTTC, pour World Travel & Tourism Council), principal lobby du secteur, a publié en 2019 conjointement avec JLL, la deuxième plus grande entreprise de services immobiliers du monde, un rapport intitulé Destination 2030. Global Cities’ Readiness For Tourism Growth (« Destination 2030. Les grandes villes du monde sont-elles prêtes pour la croissance touristique ? »)10. Ce rapport présente, sélectionne et classifie selon différentes catégories 50 villes mondiales en fonction de leur potentiel de croissance touristique, et Barcelone y figure en bonne place. En d’autres termes : on vend des villes, on vend notre ville, à des investisseurs du secteur du tourisme et de l’immobilier. Et ce n’est pas tout. Le WTTC a publié un autre rapport dans lequel il montre le rôle crucial de l’émergence et de la consolidation du capitalisme de plateforme pour l’industrie touristique. Airbnb est un cas d’école : il s’agit d’une multinationale qui a favorisé, de par son modèle économique même, la spéculation immobilière et l’essor du tourisme. Certaines études ont établi un lien direct entre Airbnb et l’augmentation des loyers dans des villes comme Barcelone [6]. Une partie de plus en plus importante de l’emploi risque de tomber sous l’égide de ces plateformes, et on estime que dans quelques années, plus de la moitié des travailleurs et travailleuses aux États-Unis relèveront de la prétendue « independent workforce » (force de travail faussement autonome oeuvrant pour les plateformes sans statut salarial), avec tout ce que cela implique en termes de précarité de l’emploi et d’inégalités. [7]

Suite à son intégration à l’Union européenne et à sa perte de compétitivité industrielle et agricole, l’Espagne s’est de plus en plus spécialisée dans le secteur touristique, jusqu’à se positionner aujourd’hui au centre du capitalisme financier, immobilier et touristique au niveau international. Face à une concurrence régionale croissante, le tourisme est devenu un secteur prioritaire d’accumulation de capital, qui a pris encore plus d’importance pour sortir de la crise de 2008 [8]. Et ce, non seulement dans les zones touristiques du littoral ou à coups de mégaprojets urbanistiques, mais également dans de nombreuses villes qui ont été transformées en produits touristiques. Barcelone et la #MarcaBarcelona (« Marque Barcelone ») en sont l’exemple le plus flagrant [9]. Le modèle qui a commencé à prendre corps avec les Jeux olympiques de 1992 a positionné Barcelone comme une ville touristique européenne majeure au même titre que Londres, Paris ou Berlin. Aujourd’hui, c’est la première destination de croisière de la mer Méditerranée, son aéroport est le septième d’Europe avec plus de 55 millions de passagers par an, et la fréquentation touristique y est passée de 3,7 millions de nuitées en 1990 à plus de 31 millions en 2016. Ces chiffres continuent à s’accroître, de même que les conséquences et les impacts de l’industrie touristique. À Raval, un quartier qui subit de plein fouet l’immense pression du tourisme et de la gentrification, la vie des habitants s’est nettement détériorée : le tissu social se délite, les loyers ont grimpé en flèche, les commerces se réorientent vers le tourisme, la pollution environnementale et sonore devient insupportable, le trafic est de plus en plus dense et difficile, et ainsi de suite. Mais les habitants s’organisent de plus en plus pour faire face : ils empêchent des expulsions, agissent pour récupérer l’espace public, ou encore obtiennent la fermeture d’appartements touristiques qui les empêchent de dormir et génèrent une insécurité constante.

Fonds d’investissement, multinationales des services, grandes entreprises immobilières ou de voyage, banques... Tels sont les principaux protagonistes de ce conflit aux dimensions systémiques, qui bénéficient du soutien des principales organisations internationales (par exemple l’Union européenne, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international) et des gouvernements nationaux. Blackstone est un bon exemple, mais on pourrait en citer d’autres comme Divarian, directement liée à des banques comme BBVA. De manière générale, leur mode opératoire commun se résume à : « buy it, fix it, sell it » (« acheter, réparer, revendre »). Grâce à des dispositifs comme les sociétés financières d’investissement immobilier et à des réformes favorables comme en Espagne la nouvelle loi sur les locations urbaines de 2019, ces grandes entreprises rachètent des immeubles, en expulsent les habitants, et les revendent ou les relouent pour maximiser leurs profits tout en payant des impôts dérisoires.

Le problème a ses racines dans les dynamiques profondes du système, mais ces opérations requièrent aussi des collaborateurs et des exécutants locaux. La liste des promoteurs du développementisme urbain de Barcelone au cours des dernières décennies est longue. On y trouve des personnalités politiques de tous bords, aux côtés de banquiers, de propriétaires de grandes chaînes hôtelières et de promoteurs immobiliers [10]. Une relation intime entre le public et le privé qui est explicite dans des organismes influents comme Turisme de Barcelone [11], consortium public-privé (CPP) dédié à la promotion et la défense des intérêts des milieux d’affaires touristiques et financé par l’argent public.

Les limites du pouvoir municipal

C’est ainsi que nous en arrivons en 2015, lorsque que Barcelona en Comú, un parti issu des mouvements sociaux du 15M et des indignés, a pris les rênes du gouvernement de la ville [12]. S’ensuivit une législature de quatre ans, au cours de laquelle a notamment été mis en place un « Plan stratégique de tourisme 2020 ». Pensé pour rendre « durable » le tourisme dans la ville, ce plan vise une meilleure gestion et un meilleur contrôle du tourisme, et l’atténuation de ses conséquences négatives, sur la base d’une sensibilité écologiste et féministe. Pour beaucoup, cela reste insuffisant. Par exemple, en ce qui concerne la question centrale du logement, le « Plan urbain spécial de logement touristique » tente de freiner, limiter et (ré)organiser l’expansion des logements touristiques dans des quartiers comme Raval. Cependant, malgré ces mesures et d’autres, le problème persiste, s’accentue et s’étend désormais à des quartiers qui jusque-là avaient été épargnés, et même à d’autres communes de la région métropolitaine.

Des dizaines d’expulsions ont encore lieu tous les jours à Barcelone. Le quartier de Raval est particulièrement touché, et la municipalité se retrouve régulièrement prise entre les citoyens mobilisés et des entreprises comme Airbnb ou Blackstone. Elle tente de faire « médiation », mais les résultats sont plutôt décevants. Même si Barcelona en Comú ne dispose pas d’une majorité absolue au conseil municipal et même en tenant compte des compétences limitées de l’administration municipale, l’asymétrie de pouvoir entre les uns (les multinationales) et les autres (les classes populaires) est telle que la seule issue semble être de prendre explicitement et courageusement parti pour les habitants, et d’assumer les conséquences même juridiques qui pourraient en découler.

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Les dernières élections municipales, en 2019, ont ouvert un nouveau cycle politique au cours duquel Barcelona en Comú a gardé le contrôle du gouvernement, mais en partageant le pouvoir avec des partis de gauche traditionnels qui, outre le fait d’être à l’origine de la #MarcaBarcelona, propagent des discours criminalisant la pauvreté et promeuvent des politiques sécuritaires fondées sur la peur dignes de la droite la plus rance [13]. Rien de très réjouissant, si l’idée est d’attendre que la municipalité se dresse contre les pouvoirs financiers, immobiliers et touristiques comme Blackstone ou Airbnb. Le rapport de force ne sera pas très favorable aux citoyens, et encore moins au niveau national où le gouvernement central alterne entre les deux partis du régime, le PP et le PSOE, tous deux également responsables de profondes mesures antisociales comme le « sauvetage » des banques, la priorisation du paiement de la dette par rapport aux dépenses sociales, ou encore l’approbation de nouveaux mécanismes de financiarisation du logement. [14]

Combattre depuis le terrain

Heureusement, Barcelone possède un tissu social puissant pour faire face aux assauts du capital sur la vie. La société civile organisée se mobilise à travers de nombreux mouvements sociaux et des plateformes citoyennes (par exemple, anti-touristification, écologistes, féministes, pour le droit au logement, etc.), dans des collectifs de quartier, des associations de voisinage ou des syndicats, qui dénoncent depuis longtemps les injustices et les inégalités, pointent du doigt les responsables et s’interposent, corps à corps, pour défendre le droit à la ville.

Suite à la crise des subprimes il y a dix ans est née la célèbrePlateforme des victimes du crédit hypothécaire (PAH) [15], un modèle d’organisation populaire de lutte. Plus tard, face au nouveau contexte post-crise et ses conséquences, de nouveaux espaces sont apparus comme le Syndicat des locataires et une grande variété de groupes et de syndicats d’habitants – comme le SHR – travaillant depuis les quartiers. Ces mouvements apportent énormément d’énergie, d’idées et de nouvelles pratiques politiques [16], et font émerger une puissance sociale indispensable à des villes sous le joug du capitalisme.

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Au-delà de ses victoires concrètes, ce mouvement populaire pour le logement et le droit à la ville a permis de renverser le discours hégémonique, et d’imposer une vision du logement comme un droit et non comme un privilège. De plus, il a permis de construire un large consensus social et politique sur l’urgence de réguler le prix des logements, même si cela ne s’est encore pas traduit par des lois ou des mesures gouvernementales. Dans ce cadre, des initiatives extrêmement intéressantes ont émergé, comme le premier Congrès catalan pour le logement impulsé par le mouvement populaire, qui s’est déroulé en automne 2019. Objectif : tisser des alliances et construire une unité dans l’action, (re)penser une stratégie et des tactiques communes, actualiser et améliorer les pratiques de lutte et partager des connaissances et des références. Tout ceci dans l’idée de passer à l’offensive afin d’obtenir des victoires plus structurelles – comme la régulation des loyers – pour garantir les droits et rendre la vie plus soutenable. Accéder au gouvernement municipal depuis le terrain pour adopter des politiques publiques progressistes reste un objectif légitime, mais le but ne doit pas être d’y rester à tout prix, car on risquerait de devoir renoncer à trop d’objectifs et de principes, et de démobiliser sa base. Au contraire, le gouvernement municipal devrait être un espace permettant de mettre en lumière les contradictions internes à un système injuste, de renforcer les contre-pouvoirs de la rue, et de pointer du doigt de l’intérieur les acteurs de ce système, leur rôle et les mécanismes qu’ils utilisent pour remettre en cause le droit à la ville.

Le regroupement des forces qui jouent un rôle de contre-pouvoir est essentiel. C’est pourquoi il est crucial de travailler sur les alliances entre différents mouvements et espaces de lutte(s) de la ville. Par exemple, l’enjeu du tourisme recoupe sous de nombreux aspects la lutte pour le logement. À Barcelone, cela fait des années que l’Assemblée des quartiers pour un tourisme durable (ABTS) [17] dénonce le modèle touristique actuel et ses impacts, organise des conférences, lance des campagnes de sensibilisation, et fait des propositions pour changer de modèle, freiner et transformer les impacts négatifs de l’industrie touristique. Ses militants travaillent main dans la main avec d’autres mouvements et collectifs de la ville, non seulement autour des questions liées au logement, mais aussi sur des sujets comme l’écologie ou la lutte contre le changement climatique. Ils dénoncent, par exemple, l’impact négatif du tourisme de croisière ou du transport aérien, et font partie d’espaces de coordination plus larges comme le réseau européen StayGrounded qui exige une décroissance du transport aérien et dénonce son étroite corrélation avec un modèle touristique néfaste. Autre exemple de ces nouveaux espaces émergents : celui qui a regroupé différents collectifs lors de la Grève mondiale pour le climat le 27 septembre 2019, laquelle a connu un grand succès à Barcelone, ou encore celui de la campagne en ligne #LaFiraOLaVida. [18]

Le travail en réseau fait partie de l’ADN du tissu social barcelonais, c’est ce qui le rend si fort, et qui l’ouvre en même temps à la dimension internationale. L’ABTS, par exemple, fait partie du réseau SET des villes et régions du Sud de l’Europe contre la touristification. [19] De même en ce qui concerne le mouvement pour le logement : la campagne contre Blackstone, comme nous l’avons vu plus haut, a su mobiliser la solidarité d’un grand nombre d’autres collectifs internationaux, jusqu’à des villes comme Berlin et Londres. Le problème est désormais mondial, et dès lors la réponse doit être mondiale.

Les moyens matériels de ces mouvements et collectifs autogérés sont maigres, mais leur travail est énorme et indispensable. [20] L’histoire du quartier de Raval montre comment, malgré le peu de moyens, la lutte en commun, l’intelligence collective et la solidarité peuvent pousser les géants du système dans leurs retranchements. La politisation de l’espace public et de nos propres vies est nécessaire, car elle met en évidence le conflit inhérent à un système qui ne sert que la soif de richesses, et dans le même temps, laisse entrevoir des mondes plus justes et proposent des pratiques de lutte émancipatrices. #RavalVsBlackstone est une bouffée d’air frais en ces temps sombres et pesants. Le tremblement de terre qui a fait vaciller Blackstone à Barcelone provoque d’ores et déjà des répliques dans d’autres territoires. À Madrid, plus de 200 familles qui vivent des situations similaires se sont organisées à travers le Syndicat des locataires de Madrid et d’autres collectifs semblables pour lancer la campagne #MadridVsBlackstone.

L’offensive du capital ne s’arrêtera pas là, mais nous, qui nous y faisons face, non plus. L’affaire #RavalVsBlackstone illustre la nécessité de créer et de renforcer les contre-pouvoirs politiques d’auto-organisation depuis le terrain pour entrer dans la bataille, et la gagner. Les zapatistes eux aussi suivent ce principe, et construisent la communauté et l’autonomie, défendent leurs vies depuis leurs positions dans la Forêt de Lacandona, « en bas et à gauche ». Dans le quartier de Raval, les classes populaires construisent aussi leurs positions et, à partir de là, se battent. Lutter, c’est vaincre, et comme on dit en Amérique latine, la lucha sigue. La lutte continue.

Blackstone

Portefeuille d’actifs sous gestion : 554 milliards de dollars US (septembre 2019)
Dirigeant : Stephen A. Schwarzman (PDG)
Siège social : New York, États-Unis
Fondé en : 1985
Secteurs d’activité : finance, immobilier
Employés : 2500 (2018)

À savoir :

  • Le PDG Stephen A. Schwarzman est un proche de Donald Trump, dont il a financé la campagne, et présidé le conseil stratégique lors de son accession à la Maison blanche.
  • Les actifs sous gestion de Blackstone ont été multipliés par cinq depuis la crise financière de 2008, qui lui a permis de racheter des biens immobiliers à bas prix et d’occuper la place laissée libre par les banques.
  • La Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le droit au logement Leilani Farha a critiqué Blackstone dans un rapport de mars 2019 pour son rôle dans la crise mondiale du logement et pour ses pratiques agressives dans plusieurs pays européens et aux États-Unis.

Notes

[1Entre autres, celui du président du Parlement de Catalogne Roger Torrent, ou encore de la rapporteuse de l’ONU pour le logement Leilani Farha.

[2Lefebvre, H. (1975). El derecho a la ciudad. Barcelona : Península. Harvey D (2007). Breve historia del neoliberalismo. Akal. Purcell, M. (2014). Possible worlds : Henri lefebvre and the right to the city. Journal of Urban Affairs, 36(1), 141154.

[3Harvey, D. (2008). The Right to City. New Left Review, (53), 2340. IDHC, & Observatori DESC (2011). El dret a la ciutat, un dret humà emergent. El Dret a La Ciutat, 1627.

[4Rosa Luxemburg Stiftung. (2018). Housing Financialization : trends, actors, and processes. Fresnillo, I. (2019). El dret a la ciutat en mans del capital. Sentit Critic.

[5Ill Raga, M. & Observatori del Deute en la Globalització (2019). La falsa solució turística : concentració de beneficis i deute social. Selon les informations du Conseil mondial du tourisme et du voyage (WTTC), le secteur représente d’ores et déjà plus de 10% du PIB mondial et génère plus de 10% de l’emploi au niveau international, avec une prévision de forte hausse d’environ 4% par an pendant les dix prochaines années.

[6Garcia-López, M. A., et al. (2019). Do Short-Term Rental Platforms Affect Housing Markets ? Evidence From Airbnb in Barcelona. IBE Working Paper, (96131).

[7Josep Fontana. (2019). ’Capitalismo y democracia 1756-1848. Cómo empezó este engaño. Edicions 62.

[8Murray-Mas, I. (2015). Del Spain is different a la globalización turística de “marca española.” In Capitalismo y turismo en España del “milagro económico” a la “gran crisis” (pp. 197339).

[9Murray Mas, I. (2014). Bienvenidos a la fiesta : turistización planetaria y ciudades-espectáctulo (y algo más). Ecología Política, Ciudades, 8791.

[10Nous faisons référence à des maires comme Pasqual Maragall, Joan Clos ou Xavier Trias d’une part, et à des hommes d’affaires comme Isidre Fainé, Joan Gaspart ou Josep Lluis Núñez d’autre part.

[11Voir Aznar, L. (2017). El consorci de turisme : la marca Barcelona en mans privades. Sentit Critic.

[12Voir l’article de Laia Forné dans cette publication.

[13Il ne faut pas oublier, en outre, que ces deux partis ont eu recours au soutien passif (par l’abstention) de Manuel Valls, ex-premier ministre français, dont la campagne avait été financée par Blackstone.

[14Les SOCIMIs (un mécanisme financier qui facilite la spéculation immobilière par des fonds vautours), de concert avec la réduction des contrats de bail à seulement 3 ans (le retour à une durée de 5 ans depuis peu reste insuffisant), sont des éléments clés qui ont provoqué la terrible bulle financière des loyers, en lien avec la pression touristique actuelle.

[15La PAH est une organisation décentralisée qui pratique la désobéissance civile pour éviter les expulsions, tout en avançant des propositions législatives et en développant des alternatives comme le « travail social » (ré-occuper les logements vides des banques).

[16Ils aident notamment à mettre en évidence les impacts de la bulle spéculative des loyers, à bloquer des expulsions, à obliger les grands propriétaires à établir des loyers sociaux et/ou à occuper des appartements pour garantir un toit à des familles.

[17L’ABTS est né il y a plusieurs années du regroupement de différentes assemblées et collectifs de quartiers, inquiets des impacts du tourisme de masse en pleine expansion dans toute la ville.

[18La campagne #LaFiraOLaVida (http://www.lafiraolavida.cat/), qui regroupe plus de 50 organisations et collectifs, lutte pour que les terrains publics gérés par La Fira, une entreprise promotrice du « tourisme de Congrès », soient dédiés à des logements et à des usages publics. La Fira est un consortium public-privé qui gère « de façon autonome » - c’est ainsi qu’ils le formulent - des fonds et des espaces publics dans le but d’y réaliser des événements, foires et congrès, lesquels promeuvent un modèle économique et productif contestable, et qui, de plus, contribuent à la gentrification encore plus poussée d’une partie de la ville.

[19SET : Villes et Régions du Sud de l’Europe contre la Touristification : une alliance de villes comme Venise, Valence, Lisbonne, Malte ou encore Barcelone elle-même, pour ne donner que quelques exemples, qui promeut des rencontres présentielles et à distance afin de coordonner la lutte contre un problème commun, mondial, qui est particulièrement sensible sur leurs territoires.

[20La criminalisation croissante à laquelle sont soumis tous ces mouvements de résistance est le revers de leur succès. Cela se traduit par exemple par la création et la propagation de concepts comme celui de « tourismophobie » par le lobby touristique pour discréditer les mouvements contre la touristification. Ou encore par la stigmatisation et la criminalisation du mouvement « okupa » par une partie des élites capitalistes, parce qu’il met en cause la sacro-sainte propriété privée pour défendre le droit des gens à se doter d’un toit par des occupations.