Villes contre multinationales

Une ville face aux pouvoirs établis

Le combat de Naples contre les intérêts économiques et le crime organisé

, par DE MAJO Eleonora

Dans la foulée de la « crise des ordures » de 2008, Naples a élu un maire et un conseil municipal qui se sont lancés dans une politique ambitieuse de remunicipalisation et de démocratie urbaine. Mais les villes restent isolées dans leur confrontation aux pouvoirs établis et à l’austérité qui leur est imposée par l’Union européenne et les gouvernements nationaux.

Naples a commencé son expérience municipaliste en 2011, et le maire Luigi de Magistris a été reconduit pour un deuxième mandat de cinq ans en 2016. Avec la coalition dont je suis membre en tant que conseillère municipale, il dirige la troisième plus grande ville d’Italie (après Rome et Milan) et la onzième d’Europe par le nombre d’habitants.

Pour comprendre ce que le municipalisme signifie dans une ville comme Naples et le type de confrontation qu’il implique avec les puissances établies, que ce soit au niveau national ou européen, il faut retracer l’histoire récente de cette ville du sud et le contexte qui a mené à cette expérience de gouvernement local radical.

Le point de départ de notre histoire est la période de trois années entre 2008 et 2011. Une période extrêmement déprimante et sombre pour la ville de Naples, en raison d’un mélange de corruption et de malfaisance de la part de tous les partis traditionnels, depuis ceux de la gauche modérée qui gouvernaient alors au niveau municipal et régional jusqu’aux partis de droite modérée qui gouvernaient à la même époque, avec Berlusconi, au niveau national. Ces partis politiques apparemment opposés étaient de fait complices dans la gestion de toutes les affaires locales et dans la protection constante des intérêts des puissances établies, y compris souvent le crime organisé.

Une expérience municipaliste dans la foulée de la « crise des ordures »

Cette complicité est apparue sans équivoque aux yeux de tous avec la prétendue « crise des ordures ». Les lobbies de la gestion des déchets, associés au crime organisé et à certains politiciens nationaux et locaux, ont créé une crise artificielle, en laissant des tonnes de déchets et des montagnes des sacs poubelles s’entasser dans les rues. Les images de Naples transformée en monceau d’ordures ont fait le tour du monde. Être Napolitain signifiait être le citoyen d’une ville dangereuse, sale et abandonnée, un otage de la mafia et de la corruption. Ce fut une période de forte augmentation du racisme dirigé contre la ville et ses habitants, où des dizaines de milliers de jeunes ont quitté Naples à la recherche d’une nouvelle vie dans le nord de l’Italie ou à l’étranger.

En 2007, les ordures ménagères débordaient dans les rues de Naples. Photo : Chris Becket (CC BY-NC-ND 2.0)

Dans un tel contexte, la défiance envers les partis traditionnels et les anciens élus était inévitable. La colère des citoyens empoisonnés par des décharges légales ou illégales, en particulier dans les banlieues, exigeait un changement radical, un nouvel élan démocratique pour la ville, une sorte de rédemption.

À l’approche des élections locales de 2011, une coalition de comités citoyens, d’associations et de groupes de la société civile a organisé plusieurs réunions pour discuter de la possibilité de participer aux élections et de présenter des candidats en dehors des partis politiques traditionnels. Luigi de Magistris, alors député au Parlement européen, a été élu avec des centaines de milliers de voix. C’était une personnalité populaire depuis l’affaire « Why not », une célèbre enquête qu’il a menée en tant que juge contre des politiciens italiens corrompus de gauche comme de droite.

Pendant la campagne électorale, aucun sondage n’envisageait la possibilité d’une victoire pour notre candidat « hors système ». Le lendemain du scrutin, cependant, les partis traditionnels se sont réveillés de leur long sommeil et se sont rendus compte que les citoyens, fatigués de leur arrogance, les avaient chassés ! De Magistris était maire de Naples. En 2016, il a été reconfirmé pour cinq années supplémentaires avec le soutien des neuf conseillers municipaux de DemA, une plateforme pour la démocratie et l’autonomie associant les groupes de la société civile et des partis de gauche radicaux.

Protéger les services publics contre les dogmes néolibéraux

La coalition municipaliste a hérité d’une ville sale, endettée et déprimée, de sorte que ses premières années au pouvoir ont été extrêmement difficiles. Le cœur de l’action de la coalition a toujours été de défendre les intérêts des citoyens contre ceux des pouvoirs établis et des entreprises privées. Dès lors, en ce qui concerne la gestion des ordures par exemple, nous avons immédiatement coupé toute relation avec toutes les entreprises privées, souvent liées au crime organisé. Nous avons centralisé la collecte et l’élimination des déchets au sein d’une entreprise municipale, de manière à éviter les infiltrations mafieuses.

La même recette a été appliquée à une autre grande entreprise privée, Romeo gestioni, qui gérait l’ensemble des actifs immobiliers de la commune, y compris les logements sociaux. Nous avons décidé de résilier le contrat entre cette entreprise et la municipalité et, comme pour les déchets, de centraliser la gestion et la maintenance et de les confier à un organe municipal. Au début, cela a entraîné des difficultés dans nombre, car Romeo gestioni avait accumulé au fil des ans des milliers de documents sur les actifs immobiliers. Nous avons dû les transférer un par un, papier par papier, dans nos archives, et tout réorganiser de zéro.

Le résultat positif de cette remunicipalisation de la gestion immobilière a été une baisse immédiate de coûts pour les citoyens, mais aussi la fin du clientélisme qui s’était développé autour de la gestion du parc immobilier. L’opération signifiait aussi une remise en cause radicale des dogmes néolibéraux poussant à la privatisation des actifs immobiliers publics, et a permis d’assurer protection de nombreuses personnes en situation d’urgence du point de vue du logement.

Ces remunicipalisations de services privatisés ou infiltrés par des acteurs véreux ont été menées à bien dans le contexte d’une attaque frontale contre les collectivités locales liées au « pacte budgétaire » et aux autres mesures d’austérité impulsées par l’Union européenne. Le manque de fonds engendré par l’austérité a souvent entravé les interventions municipales et la fourniture des services publics. Un élément important de notre stratégie dans ce contexte aura consisté à approfondir nos relations avec les habitants à travers des assemblées publiques et des réunions avec les comités de citoyens. La démocratie participative est un instrument décisif pour le municipalisme pour combiner consensus et protection des services publics.

Un autre bon exemple de notre guerre locale contre les multinationales a été la décision de respecter strictement la décision du référendum italien sur la gestion de l’eau qui a eu lieu en 2011. Des millions d’Italiens ont alors voté pour que l’eau soit reconnue comme un droit humain fondamental, mais aussi pour la remunicipalisation de la toute la chaîne d’approvisionnement et de distribution de l’eau dans les villes. Nous avons transformé la société municipale de l’eau, auparavant une société mixte publique-privée, en une société totalement publique appelée Acqua Bene Comune (« L’eau bien commun »). Dans le cadre de sa gestion participative, ABC s’est dotée d’un conseil de contrôle populaire, géré par des comités et des associations écologistes. Le résultat est un prix de l’eau parmi les plus bas du pays et une interdiction totale des coupures d’eau pour les pauvres.

La dette illégitime, bête noire des villes

Plus récemment, nous avons dû faire face à une autre bataille majeure, contre ce que nous appelons la « dette illégitime ». La plupart des budgets des villes italiennes sont obérés par une dette énorme – auprès du gouvernement national, d’entreprises privées, de fonds spéculatifs, etc. De fait, avant le pacte budgétaire de l’UE, toutes les villes étaient gérées et gouvernées grâce à la dette et au crédit. C’était le seul moyen de garantir les services, mais aussi la spéculation privée et le clientélisme. Après 2010 et la priorité donnée à l’austérité au niveau européen, les villes ont été obligées de changer de politique et de clôturer chaque année leur budget sans déficit. Pour mettre en œuvre le pacte budgétaire, la constitution italienne a été modifiée et les déficits municipaux sont désormais impossibles. Il en a résulté un dilemme pour les collectivités locales : soit réduire les services sociaux, soit désobéir.

Ce changement soudain a contraint de nombreuses collectivités locales à réduire leurs services sociaux, leurs aides et leurs politiques de protection des plus pauvres. Notre situation était particulièrement difficile car nous avions hérité d’une dette de centaines de millions d’euros des administrations précédentes, à quoi s’ajoutaient des dettes nouvelles générées par les lois financières approuvées au niveau national et par des produits financiers toxiques. Naples supportait en outre le fardeau de deux énormes prêts liés au tremblement de terre de 1980 et à la crise des ordures de 2008. Toutes ces dettes impliquaient des paiements massifs d’intérêts, amenant la ville au bord de la faillite.

Nous avons donc décidé de créer un comité consultatif permanent sur la dette municipale afin de mener un audit sur la dette illégitime. Nous espérons trouver d’autres villes désireuses de lutter elles aussi contre le chantage financier fait aux villes, et construire avec elles une campagne européenne contre le pacte budgétaire, qui impose aux villes une austérité désastreuse, et contre la dette illégitime.

« Les villes sont complètement seules »

La lutte des villes contre les multinationales est une bataille interminable pour l’égalité et la justice. Entreprises et autres intérêts privés se cachent dans tous les recoins notre vie administrative quotidienne.

C’est un défi en ce qui concerne les marchés publics, mais aussi pour des grands projets de régénération urbaine comme celui d’Ex Taverna Del Ferro. Ce célèbre quartier post-industriel était devenu une cible de spéculation pour une entreprise cimentière et des chaînes hôtelières. Le conseil municipal a heureusement pu intervenir et changer complètement le projet officiel de rénovation. Le plan de régénération urbaine a été réécrit après discussion avec les organisations sociales et les habitants. La même méthode a été réutilisée à plusieurs reprises pour bloquer d’autres opérations spéculatives dans différents lieux de la ville.

Le problème est que dans cette période historique, les villes sont complètement seules dans leur lutte. Les gouvernements nationaux ont transformé les collectivités locales en institutions dépourvues de pouvoir et d’autonomie financière. C’est la raison pour laquelle, pour être efficaces, nos villes doivent joindre leurs forces et organiser la bataille au niveau européen.

Il y a un besoin urgent que le Parlement européen se préoccupe des villes en tant qu’autorités locales, et qu’on ouvre en même temps la possibilité pour elles de gérer directement les programmes financiers de l’UE au niveau municipal, afin d’éviter la corruption et le gaspillage des deniers publics.