Villes contre multinationales

Géants du numérique, privatiseurs et marchands d’armes

Pourquoi la révolte couve contre la « smart city »

, par PETITJEAN Olivier

À travers le monde, multinationales et dirigeants politiques vantent à l’unisson les mérites des « smart cities », les villes intelligentes de demain. Mais qu’est-ce qui se cache exactement derrière ce slogan, et au profit de qui ? Qu’il s’agisse de s’opposer à la privatisation ou à l’extension de la surveillance, ou de s’inquiéter de ses impacts environnementaux et sociaux, les projets de « villes intelligentes » suscitent une résistance croissante sur le terrain, notamment en France.

À en juger par le nombre de conférences ou d’expositions organisées sur le sujet, ou par la quantité de mentions dans les brochures sur papier glacé des entreprises ou des administrations, ou encore par la foule de projets urbains qui portent fièrement le label, la « smart city », ou ville intelligente, est partout. Tout autour de la planète, d’innombrables villes grandes et petites consacrent ostensiblement leurs efforts à se rendre plus « intelligentes » à travers des projets d’envergure et d’ambition variables. Et, de manière significative, la « smart city » attire les convoitises d’entreprises issues de secteurs économiques très différents. Tout d’abord, bien entendu, celles des firmes spécialisées dans les services et les équipements informatiques comme IBM et Cisco (et aujourd’hui Huawei), qui ont inventé le terme même de « smart city ». Mais aussi celles de géants des technologies comme Google, d’opérateur de télécommunications comme Orange, et de plateformes numériques comme Uber ou Airbnb. Les acteurs urbains privés traditionnels, comme les opérateurs de services collectifs, les firmes de construction ou les développeurs immobiliers se sont eux aussi précipité pour rejoindre le mouvement. Même un constructeur automobile comme Toyota s’est lancé dans un projet de ville modèle au Japon. Enfin, de manière plus discrète mais non moins influente, l’industrie de la sécurité s’est également mise de la partie.

Pourquoi tant de bruit ? Et qu’est-ce exactement qu’une « ville intelligente », au-delà de la vague promesse qu’avec beaucoup de technologies et de données, tout deviendra plus fluide et plus efficient ? L’étiquette « smart city » a été apposée sur une multitude de projets et de mesures politiques, du secteur du transport à celui de l’énergie et de la préparation aux catastrophes naturelles à la maintenance routière, avec pour seul dénominateur commun le recours à des outils numériques dans un contexte urbain. Pour les entreprises, l’attrait de la ville intelligente est évident : c’est un nouveau label à mettre sur leurs produits et services, une opportunité d’obtenir davantage de contrats et davantage d’argent public, et de se créer de nouveaux marchés. Pour les dirigeants politiques locaux, c’est surtout l’un de ces slogans accrocheurs (comme celui de villes « attractives », « compétitives », ou encore « de classe mondiale ») dont ils se plaisent à enrober leurs politiques urbaines souvent d’inspiration néolibérale. Mais pour les vrais gens dans les vraies villes ? Pour le moment, la « smart city », c’est beaucoup de discours, et très peu de réalisations concrètes véritablement transformatrices.

Est-ce que cela signifie pour autant qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter ? Probablement pas. Si ses traductions pratiques restent limitées, les implications ultimes de la « smart city » telle qu’elle est développée aujourd’hui n’en posent pas moins des questions sérieuses sous plusieurs aspects. Les « villes intelligentes » créent des risques pour l’intégrité de la vie privée et les libertés fondamentales des habitants et habitantes des villes, ainsi que de graves problèmes écologiques. Elles pointent vers un futur où les élus locaux et les habitants céderaient le peu de contrôle qu’ils ont sur le tissu, la gestion et l’évolution des villes à des entreprises privées.

Les industriels ont coutume de monter en épingle les bienfaits de leurs « innovations » techno-intensives pour mieux les faire accepter aux usagers et aux autorités publiques, sans qu’ils aient le temps de réfléchir aux risques ni à la réalité des bienfaits allégués de ces technologies. Cela vaut aussi en ce qui concerne la « smart city ». Des nouveaux équipements et de nouveaux outils de collecte de données sont en train d’être installés dans nos villes en ce moment même, au nom d’objectifs apparemment louables comme l’efficacité, la soutenabilité ou la transparence. Il y a de bonnes raisons de douter que ces technologies puissent jamais réellement contribuer réellement à atteindre ces objectifs. Le premier problème des « villes intelligentes », dès lors, est celui d’un gâchis potentiel d’argent public sur des projets mercantiles d’intérêt négligeable, lesquels détournent en même temps l’attention des dirigeants politiques de solutions plus ambitieuses et plus effectives pour faire face aux enjeux en questions, comme celui de la soutenabilité. En d’autres termes, ce sont des « fausses solutions ». Mais ces mêmes technologies peuvent aussi un jour – et c’est leur deuxième problème – être mis au service d’objectifs moins avouables, à commencer par celui d’une surveillance généralisée par les gouvernements et/ou les multinationales.

Dominic Summers CC BY-NC-ND via flickr

De la privatisation des services publics à la privatisation des villes

À bien des égards, la « ville intelligente » n’est qu’un nouveau nom pour la ville privatisée. Le terme même a été conçu initialement par IBM comme un slogan publicitaire pour vendre ses services et ses systèmes de gestion à des collectivités locales. Derrière le terme de « smart city », on imagine souvent une sorte de centre de commandement et de supervision, de style quasi militaire, depuis lequel les gestionnaires pourraient visualiser l’ensemble de la ville en temps réel grâce à un flux constant de données sur la météorologie, la pollution, le trafic des piétons, des vélos et des véhicules motorisés, les infrastructures et les réseaux, et ainsi de suite, anticiper les problèmes ou les repérer à l’instant où ils surviennent, et décider des interventions appropriées. C’est plus ou moins ce que vend IBM avec ses « centres d’opération intelligents », dont l’un des premiers a été mis en place à Rio de Janeiro à l’occasion des Jeux olympiques de 2014.

Sur le vieux continent, les entreprises spécialisées dans les services collectifs privatisés comme Suez et Veolia (présentes principalement dans les secteurs de l’eau et des déchets) ont été parmi les premières à s’approprier la thématique de la « ville intelligente » pour leurs propres intérêts. Dans leur cas, la « smart city » est surtout promue comme un moyen d’intégrer la gestion des services publics locaux comme l’eau, les déchets, le transport public, le chauffage urbain, l’éclairage, la gestion des équipements, etc., pour rendre le tout plus « efficient ». Difficile à court terme de voir dans ces discours publicitaires autre chose que de nouveaux habits destinés à redonner un air de jeunesse à la bonne vieille privatisation. Les technologies numériques sont déjà en usage dans les services publics depuis un certain temps, mais les différents secteurs listés ci-dessus sont si différents dans leurs logiques et leur gestion, et si différents d’une ville à l’autre, que les intégrer dans une gestion unifiée ou bien s’avère impossible, ou bien n’apporte que peu de bénéfices concrets.

Même les déclinaisons en apparence les plus basiques de la « smart city », comme l’éclairage public intelligent qui ne s’allume que lorsque qu’il y a des passants, ne sont pas sans poser question. La ville d’Angers dans l’Ouest de la France (290 000 habitants) vient de lancer l’un des projets les plus ambitieux de ville intelligente du pays, confié à un consortium d’entreprises parmi lesquelles Engie et Suez. Le projet implique l’installation de milliers de senseurs et d’autres objets connectés à travers la ville, pour un coût de 178 millions d’euros sur 12 ans en vue d’atteindre la neutralité nette en carbone. Les économies estimées pour la ville sur une période plus longue de 25 ans sont à peine supérieures à 100 millions d’euros, ce qui pose la question de l’efficience économique de ces technologies, par comparaison avec des solutions politiques alternatives pour atteindre les mêmes objectifs.

À plus long terme, la « smart city » telle que la conçoivent les multinationales des services urbains risque d’enraciner encore davantage la privatisation et d’en étendre la portée. Les enjeux de propriété de l’information et des données ont souvent été un obstacle significatif pour les villes qui voulaient mettre fin à des contrats de privatisation et reprendre la gestion directe de leurs services. Il y a souvent, de manière plus générale, une importante asymétrie d’information sur le service et sa gestion entre les prestataires privées et les collectivités locales qui font appel à eux, ce qui met les premiers en position de force pour négocier les termes contractuels et leur rémunération. L’essor des solutions « smart », qui mettent encore davantage l’accent sur la collecte des données, ne peut que renforcer ce déséquilibre.

On peut aussi imaginer que les différents services publics soient progressivement restructurés pour les rendre plus facilement intégrables les uns avec les autres, pour satisfaire les intérêts des opérateurs privés. À Dijon, une autre ville française que ses élus aiment aussi promouvoir comme une pionnière de la « ville intelligente », la même multinationale qui gère déjà les services de l’eau et des déchets – Suez en l’occurrence – s’est vue confier le nouveau « centre de commande » destiné à superviser tous les équipements électriques de la ville (réverbères, feux de circulation, station de chargement de véhicules électriques) et peut-être un jour à intégrer tous les services urbains. Pourrait-on voir un jour une ville entièrement confiée à une seule entreprise privée ?

Silicon Valley à l’assaut des villes

De tels projets expliquent que l’imaginaire d’une ville à la fois entièrement privatisée et entièrement « technologisée » occupe tant les esprits dans un pays comme la France. Un célèbre auteur de science-fiction, Alain Damasio, a publié début 2019 un roman intitulé Les furtifs qui met précisément en scène une telle version exacerbée de la « ville intelligente ». Dans le roman, la ville (réelle) d’Orange, dans le Sud de la France, est vendue à l’opérateur de télécom du même nom, et saturée de technologies de contrôle individualisées donnant accès à différents niveaux de service, et même à différentes parties de la ville, selon ce que peuvent payer les résidents. Le système est finalement renversé par une révolte populaire.

Dans d’autres pays du monde, cependant, il ne s’agit déjà plus de science-fiction. Pour les raisons mentionnées plus haut, les projets les plus ambitieux de « smart cities » concernent en réalité des villes nouvelles, construites de zéro, dans des pays d’Asie ou du Moyen-Orient. L’Inde, qui a déjà ses mini-villes privées réservées aux populations aisées, projette de construire des dizaines de nouvelles « villes intelligentes » – un marché potentiel énorme qui intéresse au plus haut point les multinationales américaines, européennes ou chinoises. De fait, des projets tels que ceux mentionnés en France sont surtout conçus pour tester des prototypes et des technologies que les entreprises concernées chercheront ensuite à vendre sur des marchés étrangers bien plus lucratifs.

Les projets de Google (ou plus exactement de Sidewalk Labs, filiale de la société mère de Google Alphabet) sont un autre exemple particulièrement controversé de cette logique de développement de « villes privées ». Sidewalk Labs s’est vu confier la mission d’imaginer la rénovation d’un quartier de Toronto, au Canada. Les craintes n’ont pas tardé à s’exprimer sur une privatisation potentielle de l’espace public et sur la protection des données personnelles et de la vie privée, particulièrement après que plusieurs experts ont claqué la porte, dénonçant l’absence de garde-fous suffisants à ce sujet. Craintes qui ont été encore amplifiées au printemps 2019, lorsque Sidewalk Labs a publié une première version choc de son « master plan » pour le quartier de Toronto Waterfront. Il s’est avéré que l’entreprise convoitait une zone urbaine bien plus vaste que celle qu’elle s’était vue expressément confier, qu’elle comptait être constructeur et opérateur du futur quartier, en gardant la propriété de la technologie et des données, et qu’elle souhaitait même une législation d’exception et des organes administratifs et de gouvernance spécifiques pour son nouveau quartier. Devant la levée de boucliers, Sidewalk Labs a dû renoncer à ses ambitions, et un nouvel accord est en cours de négociation qui devrait en revenir au périmètre initial, sans régulations d’exception, interdisant à Sidewalk Labs d’être l’opérateur du quartier, et avec une propriété publique des données à travers une nouvelle entité dédiée.

Quoiqu’il advienne des projets de Google à Toronto, ils ne font de toute façon que refléter une évolution plus large. L’expansion des géants du numérique et des plateformes comme Google (y compris Google Maps et Waze), Uber, Amazon, Airbnb ou même Deliveroo implique non seulement une collecte massive de données sur les habitudes individuelles et les tendances urbaines, mais aussi de ce fait une capacité d’influencer la fabrique même des villes (par exemple ses flux de trafic, le développement économique de certains quartiers, etc.) sans contrôle par les élus locaux. Il ne s’agit donc plus seulement du risque de voir des élus locaux confier à des entreprises privées une partie de leurs missions. Le problème devient celui de la capacité des élus et des mouvements urbains à faire face à des forces qui ont le pouvoir de façonner profondément les villes, et de faire obstacle à des objectifs politiques d’intérêt général comme celui de contenir la hausse des prix du logement ou de protéger l’espace public contre l’invasion commerciale.

De nombreuses villes d’Europe et d’ailleurs, de même que des nombreux acteurs sociaux urbains, se préoccupent aujourd’hui de combattre les impacts négatifs des plateformes, à commencer par Airbnb et son influence sur les conditions de logement et de vie dans des villes comme Barcelone, Amsterdam ou Paris. Si l’on y ajoute les conflits qui opposent de nombreuses villes à Uber et l’essor du mouvement de défense des droits des travailleurs des plateformes, il est clair que la vision de la ville portée par la Silicon Valley suscite de plus en plus de résistances. Les mobilisations récentes contre le projet de nouveau siège d’Amazon à New York, le « HQ2 », ou encore contre le campus prévu par Google à Berlin – deux exemples non seulement d’opérations immobilières contestables, mais aussi d’une certaine vision de la ville – s’inscrivent dans le même mouvement.

Ces mobilisations restent avant tout des révoltes contre les profits abusifs de multinationales et contre la privatisation. Mais elles s’accompagnent aussi d’une prise de conscience de l’importance croissante de la propriété des données et de la « souveraineté technologique » pour les villes, et du besoin de modèles alternatifs à ceux proposés par les géants du numérique. Le refus d’Airbnb de partager ses données constitue aujourd’hui l’un de ses principaux points de contention avec les collectivités locales, décisif puisqu’il engage la capacité ou non de ces dernières à effectivement réguler la plateforme et ses impacts.

La guerre des « compteurs intelligents » en France

En France, la révolte contre la « smart city » couve aussi dans des recoins plus inattendus. En 2014, après un certain nombre de projets pilotes, le gouvernement français a lancé le déploiement de compteurs électriques intelligents baptisés « Linky » dans tout le pays. Mais l’opération a rapidement rencontré des problèmes. De nombreux usagers et même des conseils municipaux ont refusé l’installation des compteurs Linky. La principale cause de ce rejet est la crainte des ondes électromagnétiques émises par ces compteurs et de leurs conséquences pour la santé. Sur ce sujet très controversé, les preuves définitives de risques sont rares, même s’il faut préciser que le Linky semble particulièrement mal conçu de ce point de vue. Est également pointée du doigt la faible protection des données personnelles collectées par les compteurs. Surtout, l’opération Linky est perçue comme l’exemple même d’un projet imposé par les pouvoirs publics au profit de grandes entreprises privées, coûteux pour les usagers (quelques milliers d’euros payés via leurs factures d’électricité), porteur de nombreux risques potentiels, et n’apportant pas de bénéfices avérés. La justification officielle de l’installation des compteurs Linky, à savoir qu’ils aideront les usagers à économiser l’énergie grâce à une consommation plus « intelligente », est démentie par l’expérience.

La révolte contre le Linky – pris comme un symbole de ces « fausses solutions » technocratiques poussées par les gouvernements et les multinationales – a pris en France une ampleur que peu auraient prévu. Des centaines de maires ont choisi, de leur propre chef ou poussés par leurs électeurs, d’en interdire l’installation sur le périmètre de leurs communes. Certains groupes impliqués dans les réseaux « anti-Linky » envisagent aujourd’hui de faire passer le mouvement à une échelle supérieure, en ciblant les « villes intelligentes » en général et tout ce qui va avec : les objects urbains connectés, la surveillance, le travail « ubérisé » et le capitalisme vert. De fait, la « smart city » soulève exactement les mêmes problèmes de protection de la vie privée et d’exposition aux ondes électromagnétiques – particulièrement avec le déploiement programmé des antennes 5G – que les compteurs Linky, mais à plus grande échelle. S’y ajoute les enjeux de privatisation évoqués plus haut et celui d’une vulnérabilité éventuelle aux cyberattaques. Et ses bénéfices concrets, mis à part pour les firmes chargées de vendre et gérer les technologies, sont tout aussi douteux. Même l’affirmation que les villes intelligentes seront nécessairement plus « vertes » et économes en énergie ne tient pas la route, si l’on tient compte de la quantité de minerais et d’électricité nécessaires pour la collecte et le traitement des données liées au fonctionnement de la « smart city » telle que l’imaginent les multinationales.

Derrière la « safe city », l’ombre de l’industrie de l’armement

Ce rejet latent est encore renforcé par la présence plus ou moins discrète de l’industrie de l’armement et de la sécurité dans les coulisses de la « smart city ». Les principaux acquéreurs des « centres de commandement intelligents » d’IBM sont clairement les administrations policières américaines. En France même, la « ville intelligente » est de plus en plus associée à des objectifs de sécurité publique, autrement dit elle devient avant tout une « ville sûre ». Des villes comme Nice ou Marseille expérimentent aujourd’hui des systèmes de vidéo-surveillance « intelligents » avec reconnaissance faciale dans les lycées ou les transports publics. Marseille a créé un « centre de commandement » dédié à la « tranquillité publique », censé être alimenté par des données des services publics, de la police, des réseaux sociaux et des citoyens. D’autres villes, comme Saint-Étienne, se proposent d’intégrer des caméras vidéo ou des capteurs de bruits dans les lampadaires.

Radio Fan CC BY-SA via Wikimedia Commons

Derrière ces projets, on trouve des firmes comme IBM et Cisco, mais également d’autres plus étroitement associées à l’industrie de l’armement. L’entreprise en charge du centre de commandement marseillais est Ineo, une filiale d’Engie qui est un prestataire historique de l’armée. Derrière les expérimentations de surveillance « intelligente » à Nice, on trouve le géant de l’armement et de l’électronique Thales. La « ville sûre » de Saint-Étienne est portée par un consortium baptisé Serenicity, dont le principal actionnaire est un fabricant local d’armes et de munitions. C’est le reflet d’une tendance plus large au sein de l’industrie de l’armement, laquelle s’intéresse de plus en plus aux très lucratifs marchés de la sécurité intérieure, brouillant la différenciation historique entre les technologies utilisées pour les opérations militaires extérieures et celles mise en œuvre pour la sécurité intérieure [1]. Le contrat passé pour les expérimentations niçoises est typique de cette vision du monde en mettant sur le même plan « l’urbanisation galopante », les « risques naturels » comme les événements climatiques extrêmes et les « risques d’origine humaine » comme le crime et le terrorisme (mais aussi potentiellement les mouvements sociaux) dans un même paysage d’« incidents » et de « crises » qui doivent être prévus et empêchés « en temps réel » grâce au « maximum de données existantes » dans un « centre d’hypervision et de commandement ». [2]

Le développement des technologies de « surveillance intelligente » et leur expérimentation sur le territoire intérieur jouissent du soutien explicite du gouvernement français, désireux de soutenir des « champions » et des solutions nationales qui pourraient à la fois être exportées ailleurs et réduire sa dépendance envers des technologies américaines ou chinoises. Les projets de Thales à Nice ont bénéficié d’une aide financière, technologique et commerciale importante de la part de diverses entités de l’État français.

Des groupes de la société civile comme la Ligue des droits de l’homme ou La Quadrature du net [3] sont presque les seules à s’opposer ouvertement à ces projets, généralement soutenus par les élus locaux et nationaux. Le régulateur indépendant du secteur, la Commission nationale informatique et libertés, a remis en cause certaines expérimentations sur le principe, mais reste timide dans l’utilisation de ses pouvoirs pour changer réellement les choses. Le faible nombre de projets opérationnels et/ou le secret qui est maintenu autour de ces projets font qu’ils ne suscitent pas (encore ?) de mobilisation d’ampleur sur le terrain. Mais selon la Quadrature du net, les risques sont réels, même pour des projets de « ville intelligente » qui ne comportent pas encore d’objectifs sécuritaires explicites. Une fois que les capteurs seront en place, et que toutes les données seront collectées, craint l’association, les dirigeants d’entreprises et les élus vont se rendre compte qu’ils ne les aideront pas à réaliser les objectifs affichés de transparence et de soutenabilité, et ils devront leur trouver une autre justification. La plus naturelle sera celle de la surveillance. L’installation de ces équipements « intelligents » pourrait alors mener presque inévitablement à des abus et à des détournements.

Une ville intelligente « municipaliste » ?

Doit-on en conclure qu’il faut s’opposer systématiquement à toute forme de « ville intelligente » ? La plupart des groupes actifs en France sur ces questions cultivent indéniablement une rhétorique anti-technologique. Mais d’autres envisagent une utilité potentielle pour au moins certaines technologies « intelligentes », et beaucoup considèrent l’expansion des technologies numériques dans la ville comme inévitable. La question devient donc : comment les villes et les mouvements urbains peuvent-ils les déployer et les utiliser autrement ? Fort heureusement, de nombreux chercheurs et acteurs se préoccupent de ces questions aujourd’hui à travers l’Europe et au-delà. [4]

Au vu de l’ampleur des enjeux et du pouvoir limité des villes, il n’y a pas de solution toute faite. Mais nous savons au moins quels sont les principaux enjeux. Le premier est à l’évidence celui de la propriété des données : par opposition au modèle d’exploitation extractiviste des données de la plupart des multinationales qui investissent aujourd’hui les villes, un modèle alternatif doit être construit qui repose au moins sur une propriété publique des données, voire sur la gestion de ces données urbaines comme un « commun », d’une manière qui protège la vie privée. Le second est celui de la souveraineté technologique, autrement de l’indépendance des villes et des mouvements urbains envers les outils offerts par les multinationales, qui sont souvent un instrument de contrainte. Un troisième enjeu est celui du développement d’alternatives municipales, remunicipalisées ou coopératives aux services proposés par les entreprises comme Google, Airbnb ou Uber qui envahissent aujourd’hui nos villes, dans le but de construire une véritable économie de partage.

Les villes sont trop petites pour combattre à elles seules des multinationales géantes comme Google ou Airbnb, d’autant plus que ces dernières bénéficient généralement soutien des gouvernements nationaux. Mais elles peuvent trouver de nombreux alliés dans la société civile, dans l’économie solidaire et le secteur des communs. Une ville véritablement « intelligente », fondée sur des principes démocratiques et orientée vers les besoins et les aspirations des gens, plutôt que sur les intérêts des multinationales, peut encore être inventée.

Alphabet (Google)

Chiffre d’affaires : 136,8 milliards de dollars US (2018)
Dirigeant : Sundar Pichai (DG)
Principaux actionnaires : Larry Page et Sergey Brin (fondateurs), et grands fonds d’investissement comme BlackRock et Vanguard
Siège social : Mountain View, États-Unis
Fondé en : 1998 (pour Google, 2015 pour Alphabet)
Secteur d’activité : numérique
Employés : 103 549 (2018)

À savoir :

  • De nombreuses activités développées par Google et sa maison mère ciblent directement les villes : les projets à Toronto de Sidewalk Labs, mais aussi les services Google Maps et Waze, ainsi que les projets de Google dans la voiture autonome.
  • Google, comme les autres géants du numérique, est de plus en plus contesté pour ses visées monopolitistiques. La firme est comme ses homologues adeptes de l’optimisation fiscale à grande échelle qui prive les autorités publiques des fonds nécessaires pour assurer les services publics et les dépenses sociales.
  • Ses bureaux et « campus », comme celui qui a été contesté à Berlin, sont porteurs d’une vision technologisée et privatisée de l’espace urbain.

Thales

Chiffre d’affaires : 15,9 milliards d’euros (2018)
Dirigeant : Patrice Caine (DG)
Principaux actionnaires : État français, Dassault
Siège social : Paris, France
Fondé en : 2000 (1968 pour son prédécesseur Thomson-CSF)
Secteurs d’activité : armement, électronique
Employés : 80 000 (2018)

À savoir :

  • Spécialiste de l’électronique pour l’armement, le groupe Thales développe notamment des technologies de surveillance et de radar, de communication et d’information et des systèmes de missiles. L’entreprise a beaucoup investi ces dernières années dans le développement des drones.
  • La « smart city » est vue par Thales comme un moyen de poursuivre son développement sur le marché civil de la sécurité intérieure. Outre la France, le groupe a vendu ses solutions de « safe city » en Afrique et au Mexique. Pour compléter son offre, Thales vient d’acquérir le groupe français Gemalto, l’un des leaders mondiaux de la biométrie.