La ville française de Rennes, comme beaucoup d’autres, s’est retrouvée confrontée à la contrainte du droit des marchés publics, et à l’impossibilité d’introduire une clause « localiste » dans l’approvisionnement de ses cantines scolaires. Un comble dans une région aussi agricole, première productrice laitière de France, où les records de production porcine et de volaille sont régulièrement battus. Mais si l’agriculture bretonne est si productive, ce n’est pas tout à fait le fruit du hasard, et les méfaits de cette production intensive sont désormais largement connus. Notamment ses conséquences sur les ressources en eau, saturées de nitrates et de produits phytosanitaires, et dont les coûts de traitement pour assurer sa potabilité ne cessent d’augmenter. De ce double défi, la municipalité a décidé de faire une opportunité de contourner l’interdiction du critère géographique dans les marchés publics d’approvisionnement.
Comment ? En déguisant la finalité en un simple moyen. Une collectivité ayant la compétence et les pouvoirs juridiques nécessaires pour oeuvrer à la protection de son environnement, et notamment de sa ressource en eau, l’achat d’aliments peut être mis au service de cet objectif. On n’écrit alors plus « achat d’un yaourt issu du territoire rennais », formulation illégale au regard du Code européen des marchés publics, mais « achat d’un yaourt garantissant la qualité d’eau du bassin rennais ». Dès lors, le statut du marché public change. « On demande aux producteurs de nous vendre une garantie de qualité de l’eau plutôt que de nous vendre une denrée alimentaire. Et donc, au lieu d’acheter un produit, on achète un service qui peut, lui, être localisé », explique Nadège Noisette, adjointe déléguée aux approvisionnements à la mairie de Rennes. Une innovation juridique qui permet de faire coup double : l’aliment, de fait, est bien produit localement, mais il participe également à une transformation en profondeur des pratiques de la filière agricole.
Cela sous-entend, bien sûr, que les agriculteurs sont considérés comme responsables de cette dégradation de l’eau. « On a fait faire une expertise juridique, qui sera valable en cas de contentieux, si jamais ce marché était contesté » assure Daniel Helle, de la collectivité Eau du Bassin Rennais (EBR), le syndicat mixte regroupant 56 communes qui gère la production de l’eau pour l’agglomération rennaise (environ 500 000 habitants au total). Pour autant, l’ingénieur n’a pas l’intention d’en faire un argument supplémentaire pour stigmatiser les agriculteurs, au contraire. Il parle d’une démarche de société globale : « On demande certes aux agriculteurs de changer leurs pratiques, mais en échange, on leur garantit un débouché. C’est une démarche de partenariat, et c’est en cela que c’est un changement de paradigme. L’idée n’est absolument pas de laisser la profession agricole se dépêtrer seule avec cette transformation, mais d’impliquer également le citoyen-consommateur. Les arrêtés de limitation des épandages de pesticides, c’est très bien, parce que ça crée du rapport de force, mais pourquoi ne prendrait-on pas également des arrêtés pour obliger les gens à manger bio ? ».
C’est autour de cette notion de « gagnant-gagnant » que s’est construit le dispositif. Un processus vertueux à tous les niveaux : « Cette incitation à l’écoulement de leur stock, c’est ce qui nous permet d’assurer du local et du durable pour nos cantines, car on a mis des critères précis, avec un cahier des charges spécifique en matière de protection de l’eau, qui obligent à modifier les façons de produire », poursuit Nadège Noisette. Évidemment, seuls les agriculteurs ayant un impact sur les captages sont éligibles au partenariat. Mais avec 2000 exploitations sur les 1500 km2 des bassins versants rennais – une aire d’alimentation en eau aussi grande que celle de Paris – les candidats ne manquent pas pour répondre aux besoins des cantines rennaises, maternelles et primaires, et leur 11 000 repas/jour. Au passage, c’est aussi tout l’intérêt de garder la main sur ses cantines, en régie : à Rennes, les repas sont fabriqués chaque jour par une armée de 37 cuisiniers, fonctionnaires municipaux. Si les cantines avaient été déléguées à une entreprise, la question de travailler sur la provenance du fournisseur ne se poserait même pas…
La ville de Rennes travaille depuis près de 10 ans sur ce projet. En 2009, Eau du Bassin Rennais intègre le Réseau du Grand Ouest, qui regroupe tous les acheteurs publics de la région souhaitant réfléchir aux moyens de rendre plus responsable leur commande publique. Parmi tous les types d’achat (de la fourniture de bureau au bâtiment, en passant par la prestation d’entretien), un groupe se crée sur la restauration collective, au sein duquel germera ce dispositif pionnier. Travaillé avec des avocats et des experts des marchés publics, le modèle est expérimenté une première fois dans le cadre d’un petit marché public en 2015 : 50 000 euros d’achats auprès de 3 producteurs – uniquement du porc et du lait. Le test s’étant vite révélé concluant, la municipalité est passée à la vitesse supérieure, en 2018 à l’occasion d’un deuxième marché public, intégrant d’autres collectivités au passage : 300 000 euros auprès de vingt agriculteurs différents, avec une gamme de produits élargis aux maraîchers et aux paysans-boulangers. Désormais, pommes, pain, jambon et lait servis dans les cantines peuvent provenir de ces fameux bassins versants. Concrètement, cela représenterait environ 60% des yaourts servis et une dizaine de repas en porc par an. Une nouvelle étape doit maintenant faire passer le système à une toute autre échelle. À travers le développement de la marque « Terres de sources », récemment lauréate d’un plan d’investissement de l’État1, l’ambition est désormais de rendre accessible ces produits au plus grand nombre, en les intégrant dans des chaînes de distribution classiques, autrement dit les supermarchés de la région.
Le modèle rennais se distinguer des nouvelles « fermes municipales » qui émergent en France(voir l’article qui leur est consacré ailleurs dans cette publication), mais les objectifs sont les mêmes. Choisir entre les deux options dépend bien entendu des volumes à fournir, mais aussi des conditions de ressource de la commune. Les deux ne sont pas forcément incompatibles. « Nous menons actuellement une réflexion sur la faisabilité d’une régie agricole sur les quelques terres agricoles dont nous disposons, explique Nadège Noisette. Pourrait-on y produire des denrées qu’on ne trouve pas sur le marché, autour de nous ? Par exemple, y planter des fruitiers, des légumineuses ou des céréales qu’on ne cultive plus spécialement, dans le coin ? En cela, il pourrait y avoir une complémentarité intéressante. » Une chose est sûre, l’élue écologiste ne voit pas pour autant la régie comme une solution miracle pour les municipalités : « Les villes étant très contraintes sur leur dépense de fonctionnement et leur masse salariale, je ne suis pas convaincue qu’embaucher le producteur soit le plus intéressant, d’un point de vue économique. Travailler avec l’existant, cela permet aussi d’encourager et de valoriser la transition agricole. »
« D’un côté, la commande publique est un levier puissant pour structurer des filières agricoles, de l’autre la régie agricole permet de sécuriser le métier et d’offrir d’autres débouchés aux agriculteurs, résume Daniel Helle. Ce sont deux véritables outils pour les collectivités pour reprendre la main sur l’alimentation et l’orientation des politiques agricoles ! ».