Climat : choisir ou subir la transition ?

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Regard sur 2050, terme de la transition

, par négaWatts

La transition énergétique n’est pas une simple évolution à la marge de notre système énergétique, ni le rafistolage d’un modèle qui a entraîné nos sociétés et notre environnement dans les impasses où ils se trouvent aujourd’hui. Mais ce n’est pas non plus, comme l’on entend parfois de façon caricaturale, un retour en arrière vers une époque où l’on s’éclairait à la bougie... C’est même tout l’inverse !

La transition énergétique explore les voies d’une modernité repensée, où chacun est invité à revenir aux sources de ses propres besoins pour en comprendre le sens et en inscrire la satisfaction dans la finitude du monde. Cela n’interdit pas une vie riche, pleine de petits et de grands bonheurs. Mais cette mise en questions de nos modes de vie est une condition préalable, puisque nous savons désormais avec certitude que, si nous ne changeons rien, l’égoïsme et l’aveuglement d’aujourd’hui interdiront demain à nos descendants d’avoir tout simplement une vie « normale ».

Mais, justement, ces descendants, dont certains sont déjà parmi nous, comment vivront-ils en 2050 dans une société qui aura achevé la transition énergétique ? Et comment cette dernière aura pu se réaliser ?

Trois principes robustes auront dicté la grande majorité des décisions prises : ne retenir que des solutions compatibles avec un authentique développement soutenable, toujours appliquer les trois temps de la démarche négaWatt – « sobriété, efficacité, renouvelables » – et éviter de faire appel à des techniques dont la maturité n’est pas certaine au moins à moyen terme.

Sans prédire ni même prévoir le futur, car, comme le disait Pierre Dac, « les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir », essayons néanmoins de brosser à grands traits les principaux contours de la société telle qu’elle pourrait être en 2050, au terme d’une transition énergétique réussie.

Un urbanisme repensé, des bâtiments rénovés

A cette époque, notre manière d’occuper l’espace a fortement évolué à l’issue d’un triple mouvement de revitalisation des zones rurales, de reconstruction des villes sur elles-mêmes et de densification des zones périurbaines. Cette dynamique a conduit à une répartition plus équilibrée à la fois de la population et des activités sur l’ensemble des territoires.

En ville, la lutte contre la spécialisation des fonctions par zones (l’habitat, le travail, les commerces, les loisirs) a permis le retour à un urbanisme de quartier ou de village, qui privilégie la proximité et limite l’usage contraint de la voiture. Le bruit continu des moteurs à explosion n’est plus qu’un mauvais souvenir, et la circulation des véhicules est limitée à une vitesse compatible avec les autres usagers des espaces publics. L’éclairage public ne se déclenche que lorsqu’il y en a vraiment besoin, et les citadins peuvent enfin revoir les étoiles la nuit.

La quasi totalité des bâtiments anciens a été rénovée et isolée. Ils sont devenus plus confortables et beaucoup moins consommateurs d’énergie, et beaucoup sont raccordés à un réseau local de chaleur alimenté au bois ou au gaz renouvelable, réduisant d’autant leur impact sur l’environnement. Ce vaste programme de réhabilitation énergétique s’est étalé sur une quarantaine d’années, et a permis de créer des centaines de milliers d’emplois dans le bâtiment et l’industrie.

Les immeubles de logement collectif et de bureaux nouvellement construits ne dépassent pas cinq ou six étages. Ils forment des îlots où la végétation a toujours droit de séjour, apportant ombrage en été et douceur toute l’année. Leur toiture est systématiquement équipée de panneaux solaires, et ils savent exploiter au maximum tous les apports de chaleur gratuite venant du Soleil, des occupants, des équipements, de l’air vicié ou des eaux usées, limitant ainsi les besoins de chauffage à un ajustement de la température pour maintenir en permanence une sensation de confort : on ne jette plus de négawatts par la fenêtre ou avec l’eau du bain !

Les équipements électriques sont plus nombreux et les services qu’ils rendent, plus vastes qu’aujourd’hui, aussi bien dans les logements que dans les bureaux. Mais ils sont bien plus efficaces. Grâce à des automatismes perfectionnés et des veilles performantes, ils ne consomment de l’énergie que lorsque l’on s’en sert réellement. L’électricité est réservée aux « usages nobles », on ne la gaspille plus, par exemple, pour du chauffage par convecteurs à effet Joule ni pour des usages extravagants comme les écrans publicitaires.

Globalement, en 2050, la consommation d’énergie du secteur résidentiel et tertiaire a diminué, tous usages confondus, de plus de moitié par rapport à 2010, pour un confort supérieur et des usages plus nombreux.

Transports, industrie, agriculture : privilégier la qualité à la quantité

Les évolutions de l’urbanisme, de l’aménagement de l’espace et des modes de travail ont permis de réduire notablement les besoins de déplacements contraints pour des motifs personnels comme professionnels. Chacun peut trouver, dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de son domicile, tous les commerces et les principaux services nécessaires à la vie quotidienne. Le développement du télétravail dans les nombreux « hôtels d’activités », nouvelle forme de l’immobilier d’entreprise, permet de mutualiser les équipements bureautiques performants et de limiter fatigue, perte de temps et gaspillages d’énergie. Cette nouvelle façon d’occuper des emplois administratifs ou créatifs n’exclut pas des réunions « comme avant », mais la convivialité de l’échange a pris le pas sur la contrainte et l’habitude.

Des infrastructures diversifiées et une meilleure coordination entre les systèmes d’information et de billettique ont rendu les déplacements plus fluides en offrant des solutions personnalisées à chaque situation. Des transports en commun confortables, efficaces et bon marché occupent bien sûr une place centrale dans les villes comme dans les liaisons entre elles, complétés par une gamme étendue de moyens de déplacement : pistes cyclables sûres et bien maillées pour vélos classiques ou à assistance électrique, micro-véhicules légers conçus pour la ville, généralisation de l’autopartage et du covoiturage, retour des taxis collectifs, développement des minibus à la demande permettant de répondre à tous les besoins des personnes de tous âges.

La production de biens d’équipement, largement relocalisée et utilisatrice prioritairement de matières premières renouvelables, s’est résolument tournée vers
l’écologie industrielle, favorisant les flux circulaires de matières premières et d’énergie, tant en amont, lors de la conception et de la fabrication, qu’en aval, avec la systématisation de la consigne, de la réparation, de la récupération et du recyclage : « l’âge des choses légères [1] » est enfin venu...

L’agriculture a elle aussi opéré sa mutation vers une production bien plus équilibrée à tous les points de vue : environnemental et paysager, avec une réduction drastique des intrants chimiques, l’introduction de l’agroforesterie et la généralisation des méthodes culturales respectant les grands équilibres écologiques ; alimentaire, avec la disparition des élevages industriels au profit d’une production de viande et de laitages en moins grande quantité mais de bien meilleure qualité, et d’une augmentation de la consommation de céréales, de légumineuses, de fruits et de légumes de saison ; social, avec le développement de l’emploi rural grâce à la diversification des débouchés, telles la production de matériaux et la valorisation énergétique de la biomasse.

Au total, la consommation d’énergie finale a été réduite, entre 2010 et 2050, de moitié pour la chaleur, des deux tiers pour la mobilité et d’un tiers pour l’électricité spécifique. Grâce à l’amélioration continue des chaînes énergétiques, et bien que la population se soit accrue de plus de 9 millions d’habitants, il faut 3 fois moins d’énergie primaire pour satisfaire tous les besoins de la société française.

Vers un approvisionnement 100% renouvelable

Les énergies mobilisées pour répondre à ces besoins ont radicalement changé de nature, puisqu’elles sont à plus de 90 % d’origine renouvelable. Tout comme la rénovation du bâtiment et la diversification de l’agriculture, elles ont généré la création de dizaines de milliers d’emplois qualifiés au cœur même de tous les territoires, là où les gisements de Soleil, de vent ou de biomasse se trouvent et ne demandent qu’à être exploités.

L’abandon progressif de la production d’électricité nucléaire n’a pas été le cataclysme économique et social que certains Cassandres avaient promis. L’obligation de gérer l’héritage à travers le démantèlement et la gestion des déchets a maintenu un niveau élevé d’emplois hautement qualifiés dans le secteur, et le nombre grandissant de réacteurs en fin de vie dans le monde entier a permis d’exporter le savoir-faire de l’industrie nucléaire française. Finalement, la reconversion de cette dernière s’est déroulée dans des conditions bien moins brutales et moins traumatisantes que celle des bassins houillers ou de la sidérurgie entre 1960 et 1980, qui avaient mis sur le carreau, souvent du jour au lendemain, des dizaines de milliers d’ouvriers et entraîné le déclin de régions entières.

Tout au long de la période, les importations d’énergies fossiles se sont réduites progressivement, jusqu’à finalement se limiter à un peu de gaz naturel fossile, du pétrole pour des carburants spécifiques et la pétrochimie, et du charbon pour la sidérurgie. Cette baisse a dégagé des économies de devises importantes, réinjectées dans l’économie nationale pour financer une partie de la transition énergétique. La consommation de gaz naturel fossile a été relativement stable jusqu’en 2035, tout en assurant la sécurité d’approvisionnement électrique entre la montée en puissance des programmes d’économies d’énergie, la fermeture des réacteurs nucléaires et le développement progressif des énergies renouvelables. Ensuite, elle a amorcé une décroissance rapide, au fur et à mesure que les molécules de gaz renouvelable sont venues remplacer celles d’origine fossile dans les conduites et les réservoirs.

Le vecteur gaz progressivement d’origine renouvelable a par contre pris une place grandissante dans l’approvisionnement grâce à ses nombreuses qualités, comme sa flexibilité ou son caractère stockable : il couvre ainsi près d’un tiers des besoins de chaleur et deux tiers des besoins de mobilité.

La pénétration des énergies renouvelables n’a été rendue possible que grâce aux immenses progrès accomplis dans la conduite et dans la coordination des différents réseaux énergétiques qui sont tous devenus « intelligents » : le réseau électrique bien entendu, mais aussi le réseau de gaz, ainsi que les nombreux réseaux de chaleur qui se sont développés à l’initiative des acteurs locaux. Prenant enfin conscience de l’importance des enjeux et comprenant qu’elles avaient entre leurs mains l’une des principales clés de la solution à la crise énergétique et climatique, les collectivités locales, propriétaires depuis toujours de tous les réseaux publics, ont décidé d’assumer pleinement le rôle qui leur a été reconnu par la loi en tant qu’ « autorités organisatrices de la transition énergétique ». Les habitants et les entreprises de ces territoires ont trouvé là matière à se mobiliser autour de projets fédérateurs, porteurs de valeur économique et pourvoyeurs de nombreux emplois locaux.

Contrairement à ce qu’une appréciation erronée avait pu faire croire à certains, l’abandon du nucléaire n’a pas occasionné d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Celles-ci ont au contraire commencé leur décroissance dès la mise en œuvre des premières mesures de la transition, avec une division par 2 en 2030 des émissions de CO2, suivie d’une accélération spectaculaire portant la réduction jusqu’à un facteur 16 en 2050 par rapport à 2010. Cette « décarbonisation » quasiment complète du secteur énergétique est indispensable car une grande partie des émissions de méthane et d’oxydes d’azote issues de l’agriculture ne peuvent être évitées : dans ce secteur, la réduction globale n’est que d’un facteur 2 en 2050.

Enfin, l’autonomie et l’indépendance de la France sortent considérablement renforcées puisque notre pays ne dépend quasiment plus d’agents économiques ou politiques pour assurer son approvisionnement énergétique : la transition constitue ainsi une véritable « assurance-énergie » à long terme pour tous les ménages, les entreprises et les collectivités, puisque leur vie quotidienne comme leur avenir ne sont pratiquement plus soumis aux tensions spéculatives et géopolitiques sur l’énergie.

La transition énergétique n’est ni une simple évolution, ni une révolution brutale

Au terme de ce rapide voyage en 2050 vers l’issue de la trajectoire proposée par le scénario négaWatt, il nous faut encore nous interroger sur le rythme de la transition et sur l’urgence d’agir. Ces transformations décrites ici à grands traits pourraient sembler profondes et hors de portée si elles devaient se réaliser brutalement. Or il n’en est rien : elles s’étalent sur une quarantaine d’années, presque deux générations. Et ce qui sépare nos modes de vie d’aujourd’hui de cette projection en 2050 est probablement moins important que ce qui nous sépare des modes de vie d’il y a quarante ans, c’est-à-dire ceux des années 1970, juste avant le premier choc pétrolier.

Mais la transition énergétique est par nature un processus qui prendra du temps pour parvenir à son terme. C’est précisément pour cette raison que les décisions à prendre pour l’engager sont de la plus haute urgence, pour anticiper les inéluctables et redoutables inerties qu’il faudra vaincre, ne pas tomber dans le piège de la précipitation et inscrire ce mouvement dans le bon tempo.

Cette transition énergétique, nous devons l’aborder avec confiance et nous y engager sans crainte. Les solutions existent pour nous sortir enfin de la double dépendance des énergies fossiles et du nucléaire. Et elles sont à portée de notre main, pour peu que nous acceptions d’ouvrir les yeux et de les reconnaître comme telles.

Ces solutions sont constituées d’une multitude de choix et de techniques déjà appliqués à plus ou moins grande échelle dans tous les domaines. Le paysage qu’elles dessinent ressemble à un tableau impressionniste : de près, on ne voit que des taches de couleur plus ou moins nettes, qui semblent simplement juxtaposées. En prenant un peu de recul, on comprend que ces taches s’assemblent entre elles de manière harmonieuse pour « faire système » et se répondre les unes les autres. Si nous prenons encore un peu plus de recul de façon à introduire le temps comme troisième dimension, c’est une image de plus en plus nette de notre avenir énergétique qui est en train de prendre corps sous nos yeux. Nous nous rendons alors compte que cet autre paysage énergétique n’est pas seulement indispensable et incontournable, il est aussi souhaitable et désirable.