Climat : choisir ou subir la transition ?

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Monétiser la nature : une pente glissante à prendre avec précaution

, par UNMUSSIG Barbara

Confrontés à un déclin de la volonté politique en matière de protection environnementale, de nombreux écologistes plaident aujourd’hui pour la monétisation de la nature. Certains avancent que la monétisation, en mettant en lumière la contribution économique de la nature et de ses services, peut contribuer à sensibiliser davantage le public et à renforcer les efforts de conservation. D’autres vont au-delà de ces arguments conceptuels et souhaiteraient la fixation de prix commerciaux pour les services écosystémiques, estimant que les marchés peuvent réussir là où la politique a échoué. Cependant, cette approche revient à réduire les fonctions complexes de la nature à un ensemble de marchandises extraites de leur contexte social, culturel et écologique, et elle représente un risque pour les communautés pauvres et autochtones qui dépendent de la terre pour leur subsistance. Même si le passage de l’évaluation monétaire à la marchandisation n’est pas inéluctable, la pente n’en est pas moins très glissante. Éviter cet écueil requiert une réaffirmation du principe de précaution, et s’engager à mettre la prise de décision démocratique et la justice sociale au fondement de toute politique environnementale appropriée pour le XXIe siècle.

Promesses et périls de l’économisme écologique

Les services de la nature ont-ils besoin de se voir assignés une valeur monétaire ? Au cours de la décennie écoulée, de plus en plus d’acteurs de la communauté environnementale ont répondu à cette question par l’affirmative, au motif que les politiques de conservation auraient besoin d’une justification économique pour attirer suffisamment l’attention des décideurs et du public. Parmi les partisans de ce nouvel économisme écologique, on trouve deux approches distinctes.

Une première approche cherche à monétiser la valeur de la nature simplement pour mettre en lumière son immense contribution économique. Ses défenseurs soulignent que la valeur économique considérable de la nature et de ses divers services pour l’humanité reste souvent ignorée. Selon eux, quantifier cette valeur dans toute son ampleur permettrait de mobiliser la volonté politique nécessaire pour empêcher la poursuite de la destruction de la nature et faciliter sa réhabilitation. La meilleure manière de mettre en lumière sa valeur, concluent-ils, est de la présenter dans les termes que les décideurs politiques comprennent le mieux : l’argent.

Un second groupe de penseurs pousse cet économisme encore plus loin. Ils estiment que la monétisation n’a de sens et n’est efficace que s’il existe des marchés pour fixer le prix des services écosystémiques en question. Des marchés pour des services écosystémiques marchandisés, argumentent-ils, peuvent protéger les efforts de conservation des aléas de la volonté politique. Il n’y a qu’à supprimer,les obstacles bureaucratiques, et laisser le marché exercer sa magie pour sauver la nature...

La distinction entre évaluation monétaire et marchandisation, claire en théorie, n’est pas facile à établir en pratique. Certes, la monétisation en elle-même n’implique pas obligatoirement les risques de destruction intrinsèques à la marchandisation. Elle change néanmoins la manière dont nous percevons et dont nous nous rapportons à la nature, et peut ainsi paver involontairement la voie à la privatisation des services écosystémiques, à laquelle les tenants de la monétisation sont souvent opposés. Nous devons donc considérer la question de la monétisation de la nature avec une extrême prudence et éviter qu’elle n’entraîne un affaiblissement du principe de précaution, voire du principe démocratique lui-même, tous deux indispensables à une politique environnementale à la fois solide sur le plan scientifique et juste sur le plan social.

Même quand on ne veut pas, on peut quand même ?

Une profonde frustration règne parmi les défenseurs de la nature. Alors que le déclin de la biodiversité et la dégradation des écosystèmes se poursuivent à une échelle sans précédent, la protection de l’environnement souffre d’un manque de popularité sur le plan politique. La mise en oeuvre des directives politiques et des engagements multilatéraux issus de la Convention internationale sur la diversité biologique a été, au mieux, hésitante. Les cibles des Objectifs du millénaires pour le développement (OMD) en matière de biodiversité ont débouché sur un échec spectaculaire. Les fonds manquent pour l’entretien des aires protégées existantes, et plus encore pour la création de nouvelles aires protégées. La volonté politique de prioriser la protection de la nature sur l’extraction de ressources naturelles, ou le développement d’infrastructures, est elle-même devenue une espèce en voie de disparition accélérée.

En conséquence, les environnementalistes se sont mis en quête d’une nouvelle stratégie et ont opté pour celle de la monétisation. Même si le concept d’évaluation des services écosystémiques remonte aux années 1970 et a parfois été mis en avant dans les débats sur la protection de l’environnement depuis lors, il a fait l’objet au cours de la dernière décennie d’un très net regain d’attention. En 2001, Kofi Annan a commissionné au nom des Nations unies le Millennium Ecosystem Assessment (Évaluation écosystémique du millénaire) pour mettre en lumière les contributions méconnues de la nature au bien-être humain [1]. Bien que ce rapport, rendu public quatre ans plus tard, n’ait pas entraîné de rupture significative dans le soutien politique à la protection de l’environnement, il a contribué à éveiller un certain intérêt pour l’intégration d’incitations économiques dans les politiques environnementales. L’année 2005 a vu le lancement du Système d’échange de quotas d’émissions de carbone de l’Union européenne (EU ETS pour ses sigles en anglais), qui applique des principes de marché aux politiques d’atténuation du changement climatique. La Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) s’est lancée elle aussi dans l’élaboration d’un dispositif appelé REDD+ (Réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts), que certains acteurs politiques ont cherché à transformer en un marché de la compensation carbone. En 2008, l’étude TEEB (The Economics of Ecosystems and Biodiversity, « Économie des écosystèmes et de la biodiversité »), commissionnée par les pays membres du G8, a poussé encore plus loin l’approche économiste du Millenium Ecosystem Assessment, en l’assortissant de recommandations politiques. L’objectif de ce rapport était d’intégrer la valeur économique de la nature dans le calcul des indicateurs économiques nationaux. Ses auteurs plaidaient pour l’intégration de la compensation biodiversité dans les politiques publiques nationales et internationales de protection de l’environnement [2].

Environnementalistes, acteurs économiques et décideurs politiques ont joint leurs forces pour faire de la protection de l’environnement un enjeu économique plutôt que politique. L’introduction du principe d’« aucune perte nette » – autrement dit, permettant la poursuite du développement économique aussi longtemps que la surface nette d’un type spécifique d’écosystème ne diminue pas globalement – a entraîné un véritable changement de paradigme en matière de politiques publiques environnementales. Mais la compensation ignore le caractère unique et interconnecté de la biodiversité, et néglige l’importance de la nature pour les communautés locales et la manière dont celles-ci peuvent être affectées par la dégradation des écosystèmes. Les politiques d’aménagement du territoire basées sur la capacité des entreprises à payer pour la compensation, plutôt que sur les besoins vitaux des communautés locales et de l’humanité, remettent en cause les principes les plus fondamentaux du respect des droits humains et de la démocratie.

L’arbre qui cache la forêt (et les gens qui l’habitent)

Comme le soulignent les partisans de l’évaluation économique, les outils de comptabilité économique nationale comme le PIB restent aveugles aux services de la nature. Ils ne font pas non plus de distinction entre activités économiques constructives et destructives du point de vue du bien-être des personnes et de la nature. Raser une forêt contribue à l’augmentation du PIB, tandis que la protéger, en la laissant intacte, n’y contribue pas. Mettre en lumière la valeur économique de la nature dans son ensemble, avancent-ils, non seulement encouragerait la mise en œuvre de politiques plus ambitieuses, mais permettrait une plus grande mobilisation du public contre les politiques environnementalement nocives, et pour des politiques environnementalement favorables. Plusieurs propositions ont ainsi été mises en avant en vue d’améliorer les indicateurs économiques nationaux. L’indicateur de progrès véritable, qui a attiré l’attention des décideurs aux États-Unis et dans l’Union européenne, soustrait par exemple le coût de l’amincissement de la couche d’ozone, de la pollution et de la pertes de zones humides et de terres agricoles du PIB total [3]. La Banque mondiale a lancé une nouvelle initiative appelée WAVES (Wealth Accounting and Valuation of Ecosystem Services, « Mesure de la richesse et évaluation des services écosystémiques ») pour étendre la portée et le caractère opérationnel de ces systèmes de comptabilité économique réformés.

À l’évidence, une compréhension plus approfondie et une plus grande conscience des relations entre la société et la nature seront toujours bienvenues, mais la rigueur et l’utilité de l’information de type PIB reste sujette à caution. Afin de convertir leurs informations sur les services de la nature en un format approprié pour leur intégration parmi les indicateurs économiques, les analystes doivent agréger les données issues de tous les types d’écosystèmes et allouer leur valeur positive ou négative à chaque État-nation. En outre, assigner une valeur économique aux services écosystémiques requiert de commencer par décrire tous les services rendus par un écosystème particulier – une tâche colossale.

Délimiter un écosystème individuel dans le tissu dense et complexe de la nature soulève toute une série de problèmes de fond. Par exemple, la production d’oxygène pour la respiration des hommes et des animaux est un service écosystémique global. Comment évaluer la contribution respective de chaque sous-système individuel, comme par exemple la forêt, à ce service global ? Nous pourrions tous continuer à respirer si une forêt était rayée de la carte, mais pas si toutes les forêts disparaissaient. À l’échelle locale, quantifier la valeur d’un arbre est problématique parce que même un seul arbre fournit toute une série de services. Ses racines bénéficient au sol, ses feuilles fournissent de l’oxygène, et son tronc pourrait fournir du bois ou du papier pour l’industrie. Si l’évaluation économique d’un élément bien identifié d’un écosystème comme un arbre est difficile, l’évaluation d’un écosystème régional, comme une prairie qui nourrit des animaux sauvages et conserve le carbone dans le sol, est une entreprise encore plus insoluble d’un point de vue méthodologique.

Au-delà de ces difficultés techniques insurmontables, la voie de la monétisation contribue aussi à changer les façons dont nous percevons et dont nous nous rapportons à la nature. En vue de déterminer la valeur d’un écosystème à des fins politiques, comme dans le cadre de l’analyse coûts-bénéfices d’un nouveau projet de développement, nous devons prendre en compte tous les aspects d’un écosystème. Mais la valeur pour la société d’un écosystème dans son ensemble est plus grande que la somme de ses éléments monétisés : réduire sa valeur à des termes purement monétaires, même si cela était techniquement faisable, la dépouille de sa valeur culturelle et spirituelle. Une mauvaise politique peut être remplacée, mais les fonctions holistiques de la nature sont irremplaçables.

Réduire nos interactions avec les écosystèmes à des relations économiques et désagréger ces écosystèmes en une série de « services » nous met donc sur une voie qui mène droit à la minimisation de ces services en de simples marchandises. À travers leur désagrégation, chacun de ces services peut être converti en « paquet » individuel monétisable, qui peut avoir son propre marché et son propre prix. Les politiques publiques basées sur une telle approche ne peuvent que favoriser ceux qui ont davantage de pouvoir économique. Les acteurs les moins puissants – le plus souvent les communautés locales, les peuples autochtones, les femmes, les petits paysans, etc. - se voient marginalisés, et leur point de vue est ignoré.

Les mécanismes de compensation prennent de plus en plus de place dans les domaines complexes de la préservation des forêts et des habitats. Par exemple, avec le soutien des lobbys de l’agrobusiness nationaux, le Brésil a récemment lancé la Bourse verte (Bolsa Verde) de Rio de Janeiro, qui permet à des propriétaires fonciers individuels et à des entreprises d’échapper, moyennant une transaction économique, à leurs obligations légales habituelles consistant à maintenir une certaine proportion de leurs terres dans un état quasi-immaculé. La dégradation de la terre dans cette zone du Brésil pourra ainsi continuer sans obstacles, puisque l’achat de certificats de compensation – c’est-à-dire la conservation d’une surface de terre « équivalente » ailleurs dans le pays – devient un simple coût de production parmi d’autres. Certains signalent même des achats de certificats à visée purement spéculative, à travers lesquels des entreprises achètent des terrains isolés au milieu de l’Amazonie afin de vendre des certificats de conservation de la forêt, portant sur des terres qui n’auraient jamais été défrichées de toute façon [4].

Ces certificats négociables soulèvent des questions sérieuses au regard des rapports de force déséquilibrés qui prévalent entre acteurs économiques. De nombreux écosystèmes encore relativement préservés abritent des communautés pauvres ou autochtones. Dans le cadre d’un mécanisme d’échange, une grande entreprise pourrait acquérir ces terres à titre de compensation et expulser ceux qui en dépendent pour leur subsistance depuis des siècles. De plus, ces communautés traditionnelles ont souvent une conception de la propriété très différente de celle du capitalisme occidental. Personne ne « possède » la terre lorsque les ressources sont gérées comme des biens communs ; en revanche, la création d’un marché de certificats négociables repose sur le principe de la propriété privée, et représente une menace directe pour la gouvernance basée sur les communs, qui est souvent celle des communautés autochtones. Si les certificats de compensation forestière sont appliqués à un contexte de propriété communale, les risques d’abus sont immenses, d’autant plus que ces communautés n’ont pas le pouvoir politique, juridique et économique de l’acquéreur potentiel.

Retour aux fondements

Pour empêcher que la monétisation ne glisse vers la marchandisation, nous devons revisiter l’un des principes consacrés de la politique environnementale : le principe de précaution. Celui-ci stipule que lorsqu’une action ou une politique crée un risque substantiel pour l’environnement, un très haut niveau de justification est requis de la part de ceux qui souhaitent entreprendre cette action. À la manière de la devise classique de l’éthique médicale, le principe de précaution insiste sur la nécessité de « d’abord, ne pas nuire ».

Le principe de précaution met en avant la différence fondamentale entre payer pour la préservation de l’environnement et un permis pour la détruire. Par exemple, les dirigeants politiques cherchent parfois à prioriser la préservation de la biodiversité sur le développement agricole ou les infrastructures dans une région donnée, et cette activité économique abandonnée peut être considérée comme un coût d’opportunité pour les agriculteurs ou les autres propriétaires fonciers. Dans ce cas, afin de les compenser pour l’opportunité économique manquée, l’État effectue un versement direct au profit des propriétaires fonciers, qui est un paiement pour le « service écosystémique » ainsi préservé. Ce type de paiement joue, de fait, un rôle central dans les politiques agricoles européenne et américaine. Aucune nouvelle marchandise et aucun marché ne sont créés : le secteur public (par opposition au privé) est le seul à offrir une compensation, et cette politique vise à maintenir la nature dans son état actuel.

Ces paiements en vue de la préservation des écosystèmes sont radicalement distincts, d’un point de vue conceptuel et pratique, de la mise en œuvre de mécanismes d’échanges environnementaux basés sur le marché. Dans le cadre d’un mécanisme d’échange, les investisseurs ne renoncent pas au développement économique : ils compensent la société pour la destruction qui en résulte en payant pour la préservation d’une portion de terre « équivalente » ailleurs. Du point de vue du porteur de projet, cette nouvelle portion de terre prend la forme d’un certificat de service écosystémique, mais celui-ci est détaché de sa réalité physique.

La monétisation peut aussi être une solution appropriée pour l’application du principe « pollueur payeur », un élément essentiel du droit international de l’environnement. Selon ce principe, en cas de dégâts environnementaux irrémédiables (par exemple un désastre écologique), l’entité responsable doit fournir une compensation d’une valeur correspondant à la nature des dégâts. Comme le mal a déjà été fait, l’exigence d’un tel paiement peut jouer un rôle de dissuasion, en augmentant les risques économiques associés à de futurs désastres. L’accent ne porte plus sur l’estimation de la valeur des écosystèmes en eux-mêmes, mais sur le coût de la restauration nécessaire. À mesure que cette réhabilitation a lieu, l’estimation des coûts peut être ajustée, ce qui supprime tout besoin d’estimer la valeur de la nature dans l’abstrait.

Prenons l’exemple de la marée noire de Deepwater Horizon en 2010, l’un des pires désastres environnementaux de ce type. Lorsque la plate-forme pétrolière a explosé, environ 800 millions de litres de pétrole se sont déversés dans la mer sur plusieurs semaines. Les dommages occasionnés pour la faune et la flore de la région du Golfe du Mexique, ainsi que pour l’industrie de la pêche, ont été immenses. Dès 2012, British Petroleum (BP), propriétaire de la plate-forme, avait l’obligation légale de compenser à des entités publiques et privées, à hauteur de 43 milliards de dollars, les dommages encourus. En revanche, les dommages subis par le Golfe du Mexique lui-même, sont en grande partie irréversibles : aucune somme d’argent ne pourra jamais réparer le mal. En appliquant le principe de précaution, la conclusion s’impose : le forage n’aurait jamais dû avoir lieu.

Au cours des dernières décennies, nous avons assisté non seulement à une augmentation de la dégradation environnementale, mais aussi à l’érosion des concepts de bien public et de responsabilité collective de préserver la nature. En considérant l’évaluation monétaire de la nature comme stratégie afin de mobiliser des soutiens pour la protection de l’environnement, les environnementalistes se résignent au statu quo politique et à une compréhension de la notion de « valeur » uniquement en termes d’argent et de marché. En considérant les écosystèmes et leurs services avec une optique pécuniaire, la monétisation modifie en profondeur notre relation à la nature et, poussée jusqu’à la marchandisation, elle peut soumettre la fragilité des équilibres naturels à la logique destructrice et à la volatilité des marchés. Même si la tendance à la privatisation des biens publics a été dominante au cours des décennies écoulées, nous ne devons pas céder si facilement à la privatisation du plus fondamental de tous les biens publics – la nature elle-même. Nous devons faire face aux graves défis environnementaux du XXIe siècle avec audace et prudence, en nous basant sur le principe de précaution, de même que les principes d’équité et de démocratie, pour fixer les limites que les actions humaines ne doivent pas transgresser.