Climat : choisir ou subir la transition ?

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Un climat de détermination : blocage, désinvestissement, alternatives

, par COMBES Maxime, HAERINGER Nicolas

À deux mois de l’ouverture de la COP21, l’accord de Paris s’annonce clairement insuffisant. Les engagements (volontaires et non-contraignants) rendus par la plupart des États membres de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques conduisent la planète vers un réchauffement global d’environ 3°C d’ici à la fin du siècle. Si les engagements ne devaient pas être largement revus à la hausse (et s’ils ne sont pas traduits dans des politiques publiques concrètes), les États signeraient un accord menant au chaos climatique.

Paris représente pourtant l’une des dernières opportunités pour contenir le réchauffement global sous la barre des 2°C - un objectif qui est lui même supérieur au seuil de sécurité climatique (autour des 1,5°C). Le processus des négociations onusiennes, mis en place après 1992, qui devait servir à mettre en place un plan mondial de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) n’est pas même parvenu à les ralentir : elles ont augmenté de 60% au cours des 20 dernières années. Raison de plus de douter des (faibles) engagements sur la table pour Paris.

L’atmosphère actuelle tranche donc nettement avec l’avant-Copenhague (COP15, en 2009). Près de 190 chefs d’États et de gouvernement s’étaient alors réunis dans la capitale danoise, pour clore un long cycle de négociations par un « accord historique », dont l’ambition était, ni plus ni moins, de régler le problème du réchauffement climatique. Les grandes entreprises promettaient d’ouvrir la voie à une « croissance verte », supposée concilier croissance et protection de l’environnement. La société civile n’était pas en reste : 17 millions de personnes avaient signé une pétition, lancée par les grandes ONG environnementales, confiant aux chefs d’État le mandat de « sauver la planète ». Las, la COP15 prenait fin dans la confusion, sans accord - ouvrant ainsi le cycle de négociations qui doit s’achever à Paris.

Côté institutionnel, l’enthousiasme a clairement vécu, sans que l’on sache vraiment s’il va faire place à la lucidité et à la détermination ou à la passivité et au renoncement. Tout dépendra, en réalité, de la capacité qu’auront les mouvements et organisations de la société civile à construire un mouvement populaire pour la justice climatique qui puisse réellement peser sur le cours des choses. De ce côté là, le climat est assurément à la détermination comme en atteste la capacité de la Coalition Climat 21 (qui coordonne les mobilisations citoyennes - www.coalitionclimat21.org) à concilier une diversité réelle avec des axes de mobilisations clairs (qui doivent culminer, le 12 décembre 2015, dans une journée de mobilisation et d’actions de masse).

Pour renforcer le mouvement pour la justice climatique, il est essentiel de parvenir à avancer sur trois fronts simultanément : la résistance, la non-coopération et les alternatives.

Résister à la destruction du climat : blockadia & fossil freeze

Passer à l’action : cette revendication dominait déjà largement les mobilisations organisées par les réseaux Climate Justice Now ! et Climate Justice Action à Copenhague. Six ans plus tard, l’approche a toutefois changé. Il n’est plus seulement question de demander aux États de se décider enfin à agir, mais de palier leur inaction. Cette démarche ne doit rien au tropisme d’activistes soucieux d’en découdre. Il est la conclusion logique des alertes, toujours plus fortes, que lancent les scientifiques spécialistes du climat. Le physicien allemand Hans Joachim Schellnhuber a ainsi appelé à faire « imploser » l’industrie des énergies fossiles et les systèmes économiques basés sur leur combustion sans limites [1]. Pour le dire autrement : nous ne pouvons nous contenter de batailler pour obtenir des engagements ou des promesses (dont on sait qu’elles n’engagent que ceux qui veulent bien le croire) de réduction des émissions de GES. De leur côté, les chercheurs Christophe McGlade et Paul Ekins proposent une forme de moratoire international sur toute nouvelle exploration et mise en exploitation d’énergies fossiles [2].

Ils reprennent là une idée ancienne. Dès les années 1990, des organisations luttant contre les impacts de l’exploitation des énergies fossiles comme Acción Ecológica (Équateur) et le réseau international Oilwatch, avaient suggéré un moratoire international du même type. Moratoire qui avait été balayé d’un revers de la main par des États appliqués à négocier le protocole de Kyoto, et qui n’avait pas connu le succès escompté auprès d’autres ONG, (trop) focalisées sur les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre [3]. Cette proposition de moratoire a l’immense avantage de prendre le problème à sa racine : au niveau de la production des énergies fossiles, là où le carbone contenu dans la lithosphère est remonté à l’air libre et vient alors perturber les fonctionnements de notre Terre.

Proposer de geler les réserves d’énergie fossiles percute frontalement l’inertie des négociations et politiques de lutte contre les dérèglements climatiques. En plus de vingt ans de négociations de l’ONU sur le changement climatique, il n’a jamais été question de laisser tout ou partie des réserves d’énergies fossiles dans le sol [4]. Aucun État, aucune multinationale et aucune institution internationale ne propose de limiter à la source la production de charbon, de gaz et de pétrole. Comme l’écrivent McGlade et Ekins : « L’instinct des hommes politiques, consistant à exploiter rapidement et complètement les énergies fossiles disponibles sur leur territoire, est incompatible avec leur engagement à tenir l’objectif de 2 °C » [5]. Les chefs d’État et de gouvernement agissent comme s’il était possible de réduire les émissions de gaz à effet de serre sans réduire ce qui les génère. C’est impossible.

Bloquer les infrastructures, notamment fossiles, partout dans le monde, voilà un des axes de construction clef d’un mouvement pour la justice climatique. Certains de ces blocages sont temporaires (des camps action climat à Ende Gelaende en août 2015, en passant par le blocage des ports charbonniers de la côte du Queensland, en Australie, par les Pacific Climate Warriors) et permettent de construire une mobilisation durable ; d’autres contribuent à engranger des succès importants (du gel du projet de pipeline Keystone XL, aux États-Unis, à l’annonce récente, par Shell, de sa décision de renoncer à ses forages exploratoires en Alaska – dont les opérations avaient été perturbée par le blocage d’une plateforme pétrolière dans le port de Seattle aux États-Unis). Tous partagent une même détermination : impossible d’attendre que les États se décident à passer à l’action. Face au réchauffement climatique, il est légitime de se défendre et de bloquer la machine à réchauffer la planète, afin de déverrouiller les conditions de possibilité de la transition.

Refuser de coopérer : désinvestissement & arrêt des financements

Pour l’heure, les États se livrent même à l’exact inverse de ce qu’ils devraient faire : ils ne cessent d’accorder de nouveaux permis d’exploration et d’exploitation d’énergies fossiles, y compris en France [6], repoussant chaque jour un peu plus le front d’extraction des ressources, sous la pression et dans l’intérêt des lobbies fossiles. L’enjeu est de taille : les réserves de fossiles (autrement dit les gisements actuellement exploités ou en passe de l’être) représentent un profit potentiel de plus de 7 000 milliards de dollars. Et la valeur de l’ensemble des ressources fossiles (soit l’addition de tous les gisements recensés) s’élève à 27 000 milliards de dollars. Les acteurs du secteur dépensent donc des centaines de millions d’euros par an pour saper toute législation ou réglementation climatique ambitieuse, quand ils ne financent pas directement les « marchands de doute » [7] - ces pseudo-scientifiques qui, après avoir œuvré pour l’industrie du tabac, se sont mis à travailler aux services des grandes compagnies gazières et pétrolières.

Nous faisons face à une industrie « voyou », selon le terme de Bill McKibben, dont la responsabilité directe est bien documentée. Les travaux de Richard Heede ont ainsi permis de montrer que 90 entreprises seulement sont responsables des 2/3 des émissions de GES depuis la révolution industrielle. Selon Carbon Tracker Initiative, les 200 plus gros acteurs du secteur détiennent à eux seuls la clef de la bombe climatique… Et pourtant, le secteur reçoit chaque année plus de 700 millions de dollars de subventions publiques directes. En additionnant les subventions directes et indirectes aux coûts non-répercutés sur le prix payé au final par le consommateur (notamment toutes les conséquences de la pollution sur la santé), le FMI a montré que l’industrie fossile est soutenue à hauteur de 10 millions de dollars par… minute. Toujours selon le FMI, supprimer toute subvention à l’industrie fossile reviendrait à économiser 3,8 % du PIB mondial – alors que nous devons en investir l’équivalent de 2 % dans les énergies renouvelables et la transition si nous voulons maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C [8]. Pour le dire autrement, avec les mots de Christiana Figueres, secrétaire générale de la convention cadre de l’ONU sur le changement climatique : « une réforme des subventions de l’industrie fossile suffirait à elle seule à nous fournir plus que ce qui est nécessaire pour la transformation énergétique dont nous avons besoin à l’échelle mondiale  ».

Le désinvestissement, l’arrêt des subventions et le réinvestissement dans la transition, c’est donc le deuxième axe clef de construction d’un mouvement pour la justice climatique. À l’heure actuelle, pour un euro investi dans les renouvelables quatre le sont dans les fossiles. Les campagnes de désinvestissement comme celles qui ciblent les banques soutenant les projets fossiles portent donc un refus et une affirmation : le refus que l’argent serve à soutenir une industrie destructrice du climat ; l’affirmation que ces financements doivent être réorientés pour soutenir la transition vers un mix énergétique 100 % renouvelable. Cette approche est d’autant plus importante qu’elle offre une piste pour résoudre un dilemme récurrent de toute action sur le climat : comment agir à un niveau individuel, sans pour autant renoncer à peser sur les structures du système ? Les campagnes de désinvestissement ou celles ciblant les banques permettent en effet de concilier l’approche par le changement de comportement (en changeant de banque ou de politique d’investissement, je reconnais que nous détenons tou.te.s une partie de la clef du problème) et la construction d’un rapport de force qui créé les conditions pour contraindre les États, les collectivités territoriales et le secteur privé à aller plus loin que la seule climatisation de leurs discours.

Construire et renforcer les alternatives – vers un mouvement translocal

Ces deux premiers axes sont cruciaux. Ils prennent en charge la question de l’urgence, et apportent ainsi une réponse à la distorsion temporelle abyssale que nous devons résoudre (nous ne disposons que d’une fenêtre de 5 à 10 ans pour mettre la transition sur les rails, sous peine de bouleverser des équilibres sur une échelle de temps géologique ; mais la mise en œuvre de politiques publiques ambitieuses se fait généralement sur une temporalité plus longue d’une décennie). Surtout, ils tissent également un fil entre le blocage et le refus d’une part, et la construction (via, notamment, le réinvestissement), de l’autre.

Le risque est toutefois de rester écrasé par l’ampleur de l’échelle du problème – qui n’est jamais que, comme le rappelle John Jordan, « celle du ciel, de la terre et de la mer combinée ». Les pistes et les exemples montrent qu’il est néanmoins possible de ne pas se résigner. En France, la dynamique Alternatiba est parvenue à construire quelque chose d’inédit : un mouvement de masse tout entier dédié aux alternatives concrètes et locales (plusieurs centaines de milliers de personnes ont participé, au cours de l’été, à une étape du tour Alternatiba et/ou à un village des alternatives organisé à l’occasion de ce tour). Le mouvement altermondialiste a contribué à faire émerger les approches issues « d’épistémologies du Sud » [9] - notamment autour du « bien vivre » ou sumak kawsay. On pouvait alors espérer que cet ensemble de connaissances, de conception des relations entre les humains et les non-humains et la critique du développement qui l’accompagne [10] viendrait compléter les échanges et initiatives foisonnantes autour de la décroissance, de la sobriété ou encore de la transition. À l’exception notable de la dynamique des conférences sur la « post-croissance » initiée en Allemagne, ce travail reste malheureusement largement à faire. L’essoufflement des forums sociaux n’y est sans doute pas étranger. Il est toutefois indispensable de parvenir à les reprendre – et à ancrer ces conversations dans les dynamiques citoyennes autour de la promotion et la diffusion des alternatives, dont Alternatiba est un des exemples.

L’enjeu est double. À ce jour, le foisonnement, la richesse et la portée des alternatives ne sont pas parvenues à se cristalliser dans un récit qui rende justice à leur force transformatrice. Elles restent insuffisamment valorisées, et semblent bien frêles lorsqu’elles finissent par être confrontées à l’injonction à faire système – entendre : par l’injonction à déboucher sur quelque chose qui pourrait se substituer à un texte d’accord onusien ou qui s’apparenterait aux grands axes d’une politique publique climatique mondiale, ou encore l’injonction à porter en elles le dépassement même du système.

Or, et c’est là le deuxième enjeu, il apparaît chaque jour plus clairement que les luttes sociales sont en plein virage éco-territorial [11]. Elles mêlent un langage écologiste, et des pratiques de la résistance et de l’alternative, inscrites dans des territoires. Le territoire n’est pas ici un confetti qu’il faudrait sauver des dégâts du productivisme, de l’industrialisation ou de la mondialisation néolibérale. Il est au contraire l’espace à partir duquel se construisent des solidarités translocales entre ces différents groupes. Des groupes qui partagent un ennemi communément identifié – ceux qui veulent étendre le front extractiviste – et des objectifs globaux similaires autour de la lutte contre les dérèglements climatiques et le renforcement des solidarités socio-écologiques territoriale.

Les résistances, les mobilisations, mais aussi les alternatives – autrement dit l’ensemble de ce qui compose un mouvement – sont éminemment territorialisées. Il s’agit là d’une rupture évidente avec le mouvement altermondialiste, qui s’était construit selon une dynamique inverse, transnationale et déterritorialisée. Ce tournant « translocal » apparaît comme une caractéristique forte du mouvement pour la justice climatique. Il passe par une relocalisation – des mobilisations, bien sûr, mais également des imaginaires. Or jusqu’à présent la forme d’apparition privilégiée du mouvement pour la justice climatique restait le contre-sommet – le rythme des COP déterminant largement l’agenda des mobilisations. Se détacher du processus onusien et mobiliser à partir de territoires concrets pour parvenir à peser sur les politiques publiques mondiales, nationales comme locales, voilà l’un des nombreux enjeux des mobilisations qui seront organisées à Paris. En marge de la COP21. Et pour marginaliser l’importance donnée aux COP dans la résolution de la crise climatique.

Notes

[1CARRINGTON Damian, « Fossil fuel industry must « implode » to avoid cli- mate disaster, says top scientist », The Guardian, 10 juillet 2015, www.theguar- dian.com/environment/2015/jul/10/fossil-fuelindustry-must-implode-to- avoid-climate-disaster-says-top-scientist ?CMP=share_btn_tw.

[2Sont conventionnelles les ressources naturelles qu’il est d’usage d’extraire. Dès que l’on sort des sentiers battus, on les appelle non conventionnelles.

[3La généalogie de cette proposition est détaillée dans le chapitre 9 de Maxime Combes, Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition, Seuil, Anthropocène, Octobre 2015.

[4Cité par Georges Monbiot dans George Marshall, Don’t Even Think About It, New York, Bloomsbury, 2014. Dans son travail, George Marshall a découvert qu’il n’y avait pas eu une seule proposition, un seul débat ou un seul papier de position proposant de limiter la production d’énergies fossiles mises en avant tout au long des négociations internationales sur le changement climatique.

[5Christophe McGlade et Paul Ekins, op. Cit.

[6Le gouvernement français accorde de nouveaux permis d’exploration pétrolière : www.bastamag.net/Le-gouvernement-francais-accorde-de-nouveaux-permis-d-exploration-petroliere,

[7ORESKES Naomi et CONWAY Erik M., Les Marchands de doute, Ed. Le Pommier, 2010

[8D’après le rapport de Nicholas Stern sur l’économie du changement climatique : www.mudancasclimaticas.cptec.inpe.br/~rmclima/pdfs/destaques/sternreview_report_complete.pdf

[9Selon l’expression du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos.

[10Voir l’ouvrage coordonné par Miriam Lang et Dunia Mokrani, Au-delà du développement, critiques et alternatives latino-américaines, paru en 2014 aux éditions Amsterdam.

[11SVAMPA Maristella, Consenso de los Commodities, Giro Ecoterritorial y Pensamiento crítico en América Latina, www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo59.pdf