Climat : choisir ou subir la transition ?

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Petits gestes, grande arnaque ?

, par LOCATELLI Mirko

Du colibri qui se démène pour éteindre le feu au papillon qui, avec son battement d’ailes, serait à l’origine d’une tornade aux antipodes, l’imaginaire du développement durable est peuplé de bestioles. Attachantes, certes, mais idéologiquement redoutables : peut-on vraiment espérer venir à bout des crises écologiques et sociales que nous traversons en cumulant les petits gestes vertueux ? Ne faudrait-il pas, au contraire, dénoncer ces discours qui réduisent la complexité des enjeux à la seule sphère individuelle, niant de fait toute dimension politique de l’agir collectif, comme l’une des impostures qui contribuent à perpétuer un système de production insoutenable ?

Sale temps pour les oracles. Autrefois passerelles entre le divin et l’humain, ils ont aujourd’hui été remplacés par des ordinateurs et des moteurs de recherche. Bien dans l’air du temps, la ville de Fribourg (Suisse) a accueilli en 2014 « L’Oracle du Papillon », une grande exposition interactive et « durable ». A grand renfort d’écrans de toute sorte, elle aura abreuvé d’une multitude de chiffres et de données sur la crise écologique mondiale presque cent mille visiteurs, parmi lesquels un grand nombre d’élèves romand-e-s. Le but ? Sensibiliser le public à l’impact des « petits gestes quotidiens » qui, multipliés par 7 milliards, seraient en mesure de réduire les émissions de CO2 et de conjurer le changement climatique « dans le plaisir, sans prise de tête ni culpabilisation » [1], comme le clament les concepteurs, Gilles Bersier et Pascal Edelmann de la Fondation « Petite cause, grands effets ». À quoi bon repenser notre mode de vie quand il suffit d’éteindre la lumière en quittant une pièce, programmer son lave-vaisselle en mode « éco » ou opter pour le dernier modèle de voiture « propre » ? Inspirés par l’adage qui veut qu’un battement d’ailes de papillon peut engendrer une tornade aux antipodes, les deux organisateurs portent ainsi aux nues le principe de l’agrégation des comportements vertueux, l’un des mantras du développement durable et... des théories néolibérales, selon lesquelles la société n’existe tout bonnement pas.

Tri selectif. Bruxelles. Crédits : Bernard Laguerre

Le parcours de l’exposition, qui aura coûté un million de francs, dont une partie de financement public, s’achève en apothéose lorsqu’on franchit le seuil du Solution Center, « une vitrine en réalité augmentée des technologies, produits et services durables dans les domaines de l’habitat, de l’énergie, de la consommation et de la mobilité. » Les visiteurs, sommés de « devenir des acteurs du changement  », reçoivent une tablette qui permet d’interagir avec l’une des nombreuses bornes proposant des mesures pour sauver la planète. Ainsi, si vous pensez qu’il est important de toujours vérifier que les pneus de votre voiture sont bien gonflés, vous pouvez scanner le code QR disponible à la borne sponsorisée par Michelin® : votre tablette vous communiquera la quantité de CO2 ainsi épargnée. Simple et efficace, à l’instar des 39 autres mesures suggérées grâce à l’aimable soutien de quelques sponsors privés. C’est ce que les organisateurs appellent « the power of one  », notre seule possibilité pour un avenir meilleur. « Ou alors, précise Pascal Edelmann lors d’une inoubliable visite guidée, on peut faire comme en Corée du Nord, pays au bilan écologique enviable : c’est moi qui commande, et vous faites ce que je dis ». Nul n’ignore en effet qu’entre l’illusion de la toute puissance individuelle et les délires d’une dictature mortifère, il ne peut y avoir de moyen terme : ce serait déjà s’aventurer dans la dimension politique de l’agir.

Postuler l’existence de responsabilités collectives, comme celles des entreprises et des gouvernements ? Idéologique ! [2] Introduire une distinction entre M. Bersier, l’ouvrière textile chinoise et le réfugié érythréen ? Culpabilisant ! Suggérer que notre mode de vie n’est pas généralisable et qu’il faut donc le refonder ? Moralisateur ! Les consignes de l’expo sont claires : pas-de-prise-de-tête ! Ce qui compte, par-dessus tout, c’est que le visiteur puisse se sentir acteur – quitte à se découvrir par la suite protagoniste d’une farce qui simplifie de manière caricaturale les interactions sociales et réduit la question des responsabilités de façon que le problème reste « à portée de tous ». La technologie se chargera du reste, et les papillons pourront continuer de voler la conscience légère.

Dépolitiser pour régner

Qu’il s’agisse de papillons ou de gentils colibris, l’exposition fribourgeoise est emblématique d’une approche particulièrement pernicieuse de l’écologie, qui rencontre sans surprise la faveur des médias dominants – et ce, bien au-delà des frontières nationales. La glorification des « petits gestes » et « des réflexes verts » relève au mieux d’une forme de naïveté aigüe, au pire d’une vision atomisée de la société qui, loin d’en remettre en cause les logiques, s’y inscrit confortablement. Harald Welzer dénonce ce travers avec brio dans Les guerres du climat : « Non seulement il y a une disproportion grotesque entre ce genre de propositions et l’ampleur du problème auquel on est confronté, mais elles réduisent radicalement le niveau de complexité des responsabilités et des obligations liées au changement climatique, en individualisant celles-ci. L’idée fausse, mais facile à suggérer, selon laquelle les changements sociaux commencent dans les petites choses devient une idéologie lorsqu’elle exempte de leurs obligations les acteurs corporatifs et politiques, et elle devient irresponsable lorsqu’elle prétend qu’on peut s’attaquer [...] par des précautions prises individuellement à des problèmes qui sont dus au principe de la croissance économique par exploitation des ressources. » [3].

Si ces hymnes à la responsabilité individuelle rencontrent autant de succès, c’est parce qu’ils surviennent dans un contexte largement dépolitisé. Autrefois porteuse de revendications authentiquement radicales, visant à changer la société à partir de ses racines, l’écologie politique actuelle – ou ce qu’il en reste – a fait les frais d’au moins deux décennies de politiques « durabilistes ».Sans avoir la prétention de retracer l’histoire d’un concept en quelques lignes [4], signalons simplement qu’avec l’émergence de la chimère du développement durable et son adoption enthousiaste par l’ensemble des institutions, la plupart des discours écologistes ont progressivement été vidés de tout contenu subversif. Personne ne s’étonne aujourd’hui, en Suisse, qu’il puisse exister un parti nommé « Verts’libéraux » - même pas les Verts « classiques » qui, fidèles à la ligne « pragmatique » de la nouvelle génération d’élus, s’allient régulièrement à leur cousins sans avoir l’impression de commettre aucun acte contre…nature. Au contraire, la tendance est plutôt à saluer ces grands pactes écologiques : les bonnes âmes appellent l’humanité à dépasser ses divisions, à redécouvrir un sens d’appartenance commun pour « sauver la planète » avant qu’il ne soit trop tard.

Digne héritier de Nicolas Hulot, Bertrand Piccard et son joujou hi-tech Solar Impulse incarnent on ne peut mieux cet appel à l’union sacrée. Véritable héros national, le Suisse volant n’est qu’en apparence le paladin du développement des énergies renouvelables ou de l’immense potentiel du solaire. La vraie raison de son incroyable succès médiatique est l’habileté avec laquelle il vend aux spectateurs éblouis l’illusion que l’on pourra continuer indéfiniment de vivre comme nous le faisons aujourd’hui, par le truchement d’innovations technologiques qui viendront toujours à notre secours. Ce qu’il propose dans les airs est, en fait, un gigantesque spot publicitaire pour le rejet des limites et, à la fois, de toute forme de clivage social. Que l’on soit patron ou femme de ménage, riche ou pauvre, habitant du Nord ou du Sud, nous serions toutes et tous à bord d’un même bateau, partageant les mêmes responsabilités et les mêmes aspirations consuméristes. Or, les quelques scènes de naufrage auxquelles il nous a été donné d’assister nous montrent qu’un bateau ne prend jamais l’eau simultanément à la proue et à la poupe : des centaines de milliers de personnes se noient déjà, au propre comme au figuré, à cause nos modes vies.

Vers une conscience écologique de classe ?

À la nécessité d’analyser toute domination de manière intersectionnelle, prenant en compte les variables de race, de classe et de genre, Razmig Keucheyan [5] propose ainsi d’ajouter une quatrième dimension : la nature. Les inégalités écologiques existantes, conçues à la fois en tant qu’inégalités d’accès aux ressources (l’eau, la terre, l’énergie, l’air propre, …) et d’exposition aux risques et pollutions (érosion des sols, épidémies, dissémination d’OGM, …), témoignent déjà d’une manière difficilement contestable qu’il est temps d’arrêter de considérer la nature comme externe aux rapports sociaux. Au Nord comme au Sud, dans nos sociétés matériellement riches comme dans les pays que notre système économique a réduit à la misère, l’une des premières actions à entreprendre est peut-être alors celle de déconstruire ces discours consensuels, qui dépolitisent les enjeux écologiques et occultent, de fait, l’existence d’intérêts divergents.

Comment y parvenir, cependant, à une époque à laquelle même les classes exploitées d’ici participent largement, à l’échelle planétaire, à l’exploitation d’autres travailleur-euse ? Pour qu’une conscience écologique de classe puisse voir le jour, Paul Ariès suggère de redécouvrir les modes de vie des « gens de peu », ces cultures populaires dont le savoir vivre a longtemps été (l’est-il toujours ?) inversement proportionnel à leur faible pouvoir d’achat. [6] Que la pauvreté a longtemps été une véritable richesse, c’est d’ailleurs également la thèse éconoclaste de Majid Rahnema. Décédé en avril de cette année, l’auteur de Quand la misère chasse la pauvreté appelait « conviviale » cette forme de pauvreté où le vivre ensemble était fondé sur les principes de simplicité, de solidarité, de frugalité, de partage et du sens de l’équité. Au nom du développement, pourtant, ce sont justement ces modes de vie « autres » que l’Occident est en train d’éradiquer, et avec eux « ces mécanismes destinés, d’une part, à contenir l’envie et la convoitise, de l’autre, à maintenir une tension positive entre ce qu’il est individuellement possible de vouloir et d’avoir et ce qu’il est collectivement possible et raisonnable de produire. Cette tension, poursuit Rahnema en décrivant des sociétés sobres, leur a permis de développer leurs capacités dans des limites raisonnables, sans qu’il y ait rupture entre les besoins et les ressources ». [7]

Renouer avec le sens des limites apparaît, dès lors, comme le chemin à parcourir pour sauvegarder ce qui reste d’humain dans un monde obnubilé par la croissance économique. Cela peut bien sûr commencer par la recherche d’une cohérence entre ses propres valeurs et ses comportements au quotidien, en veillant toutefois à ne pas se contenter d’un engagement au niveau individuel : ces petits gestes, aussi louables soient-ils, ne suffiront pas à changer de cap. Ce n’est qu’en réinvestissant la sphère d’un « nous » aux contours politiques bien délimités – aux antipodes des délires nationalistes et des charabias du tous ensemble face à la crise écologique – qu’il sera peut-être possible de surmonter celle-ci et parvenir à plus de justice sociale. Dans l’espoir de pouvoir un jour donner raison à Hölderlin, quand il affirmait que « là où croit le péril, croît aussi ce qui sauve ».