Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques

Sommaire du dossier

Introduction

Passerelle n°24

, par Rédaction

Ce dossier rassemble tous les articles du numéro 24 de la collection Passerelle, "Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques". Téléchargez librement et gratuitement la revue en format PDF.

Soixante ans après la deuxième vague d’indépendances nationales, la question décoloniale est toujours (voire encore plus) d’actualité. Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent qu’en termes économiques et géopolitiques, les pratiques coloniales n’ont pas disparu : elles se sont recomposées et adaptées au contexte post-indépendance. Fruit de cette décolonisation incomplète du monde, l’actualité de la question décoloniale reste brûlante.

Décolonial, colonialité, décoloniser… Soixante ans après la deuxième vague d’indépendances nationales, la question décoloniale est toujours (voire encore plus) d’actualité. Depuis des dizaines d’années, militant·es et universitaires démontrent qu’en termes économiques et géopolitiques les pratiques coloniales n’ont pas disparu : elles se sont recomposées et adaptées au contexte post-indépendance. La Françafrique et les relations cordiales (et très intéressées) entre la France et ses anciennes colonies n’est pas morte, comme en témoignent les interventions militaires françaises dans le Sahel ou la survivance du franc CFA. Les accords de libre échange et l’obligation de paiement des dettes – dont celles issues de la période coloniale – continuent de répondre aux intérêts des anciens colonisateurs. Sur le plan des idées également, les travaux de nombreux·ses chercheur·ses comme Samir Amin, Immanuel Wallestein ou encore Arturo Escobar apportent une critique cinglante : le concept de « développement », en se fondant sur la même ligne de fracture entre anciens pays colonisateurs et anciens colonisés, n’est-il pas une injonction à imiter un type d’organisation socio-économique capitaliste, calqué sur le modèle européen ? Dans les représentations des pays du Sud en France, également, cette hiérarchie issue de la colonisation est palpable : les représentations misérabilistes ou exotisantes de ce qui a été appelé « tiers monde » ont des conséquences encore aujourd’hui. Ainsi, on ne peut décrypter le présent, ses lignes de fractures et ses résistances, sans comprendre l’histoire qui lie les peuples et les différentes régions du monde.

Fruit de cette décolonisation incomplète du monde, dans sa dimension très concrète mais également symbolique, l’actualité de la question décoloniale au niveau politique reste brûlante et touche notamment à la place prise par les luttes anti-racistes. Il est frappant de constater que la question des migrations (en réalité, des migrations racialisées, c’est-à-dire non-blanches) est au cœur des discours réactionnaires. En Europe avec la « gestion des flux migratoires » par l’agence Frontex ; aux États-Unis avec les promesses d’édification du mur avec le Mexique ; mais aussi au Chili, où pendant les élections de fin 2021 la question migratoire était centrale dans le discours du candidat d’extrême-droite… Le caractère raciste du double standard de l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes et africain·es ou moyen-orientaux·ales est d’ailleurs plus qu’évident et ne manque pas de rappeler cruellement les mots d’Aimé Césaire dans son « Discours sur le colonialisme » en 1950 :

« Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique […] ».

Les crispations politiques sur des questions racistes sont évidentes et leurs racines coloniales à peine couvertes : c’est le cas de l’obsession française vis-à-vis du hijab, dont l’histoire remonte à la colonisation de l’Algérie. En parallèle, les mouvements sociaux qui dénoncent le racisme structurel issu de ces rapports coloniaux se multiplient : Black Lives Matter aux États-Unis, Réseau d’Entraide Vérité et Justice pour les victimes de crimes policiers en France, le média indépendant Poder Migrante en Espagne, les soutiens à la présidence de Pedro Castillo au Pérou face aux attaques racistes de l’oligarchie blanche… 

Or, les débats politiques autour de ces questions ont atteint des niveaux de tensions et de violence très inquiétants. Depuis plusieurs années, les ‘nouveaux’ mouvements anti-racistes brandissent des notions provenant de la sociologie, comme celles de « personne racisée », « racisme structurel » ou encore « colonialité du pouvoir » – termes qui bousculent un certain nombre de conceptions et de postures. Parallèlement, certains secteurs intellectuels et politiques dénoncent avec véhémence le danger que représenteraient « les décoloniaux », leurs visions « identitaires », voire « séparatistes », telle une véritable menace pour la cohésion sociale ou même la Nation en tant que telle. Les universités et le monde associatif font l’objet d’une sorte de chasse aux sorcières, comme le montre notamment le rapport sur « l’islamogauchisme » à l’université, commandité par la ministre Frédérique Vidal, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France en 2021 et la loi dite « sur le séparatisme » portant sur toutes les associations recevant un financement public. 

Cependant, les termes de ce débat houleux – aux conséquences réelles et parfois dramatiques – ne sont pas toujours très bien compris du grand public. En effet, de nombreux termes émergent de l’université et des sciences sociales et sont repris hors contexte ou avec des sens différents dans le débat public. Ce numéro de la collection Passerelle se propose de défricher les débats, les notions et les stratégies concrètes de lutte qui agitent la scène nationale et internationale. Dans la première partie, nous revenons sur des notions trop souvent agitées comme des épouvantails, sans être vraiment définies par leurs détracteurs : colonialité, racisme d’État ou systémique, personnes racisées, intersectionnalité, point de vue situé, pluriversalité comme alternative à l’universel théorique et surplombant… Comprendre les contextes sociopolitiques dans lesquels ont émergé les concepts, comment ils ont circulé, comment et pourquoi ils ont été réappropriés, comment ils sont mobilisés dans les différents mouvements sociaux, voilà l’objet des premiers articles de ce numéro. C’est la raison même de la collection Passerelle d’offrir un espace serein pour expliciter les concepts et les analyses, loin des excès de certains débats médiatiques et politiques qui répondent plutôt aux injonctions à maximiser l’audimat qu’au souci de donner des clés de compréhension.

La deuxième partie aborde les rapports coloniaux en France et dans le monde, en se penchant sur l’« actualité » du colonialisme : qu’a-t-il engendré dans les rapports sociaux, et comment cela continue-t-il de façonner les sociétés aujourd’hui ? Ce regard sur les traces du passé dans l’organisation contemporaine du monde doit être pris en compte pour comprendre en quoi les sociétés occidentales continuent à bénéficier globalement de l’héritage colonial et comment celui-ci influence, encore aujourd’hui, les visions et les comportements des acteur·rices – y compris de celles et ceux qui œuvrent pour la justice sociale et contre les inégalités. Depuis les organisations de développement et de solidarité qui reproduisent souvent les rapports de pouvoir coloniaux, jusqu’à nos modes de consommation alimentaires en passant par le racisme environnemental à l’échelle globale et la dimension coloniale des industries extractives, ces contributions proposent un regard qui mêle trajectoire historique et analyse critique du présent. Elles montrent également qu’avec la persistance de l’héritage du colonialisme et étant donné les effets de domination qu’il continue de produire (ce qu’Anibal Quijano a appelé la colonialité), la décolonisation n’est pas arrivée à son terme. 

Par conséquent, la troisième partie de ce numéro propose des pistes de réflexions et d’action pour parachever la décolonisation du monde, dans tous ses aspects. Pêle-mêle, on retrouve les revendications autour des réparations, l’organisation d’espaces en non-mixité choisie, l’autonomisation des langues autochtones, le déboulonnement des statues coloniales dans l’espace public… Certaines stratégies de lutte ont fait couler beaucoup d’encre : pourquoi les militant·es y ont-ils recours, et dans quel but ? Ces ‘nouveaux’ modes d’engagement se substituent-ils à d’autres sujets plus anciens, comme la lutte contre les dettes coloniales et les réajustements structurels ? Cette partie traite également la critique décoloniale de différents mouvements sociaux – que peut vouloir dire « décoloniser le féminisme » ou « décoloniser l’écologie » : quelles représentations, et quelles pratiques, sont concrètement mises en cause ? Que peut signifier décoloniser les arts et la culture ? – et des critiques des mouvements décoloniaux eux-mêmes : en effet, les luttes antiracistes et antidécoloniales ne sont pas homogènes et, comme tout espace contestataire, les analyses et horizons politiques diffèrent. Les stratégies de décolonisation dépendent des modes de lecture de l’histoire et des définitions de concepts. C’est l’objectif même de la collection Passerelle de mettre en dialogue ces perspectives différentes, voire divergentes. Alors, comment penser le fait décolonial pour lutter efficacement contre le racisme, l’eurocentrisme et le capitalisme ? 

Néanmoins, quelques précisions s’imposent, quant à la coordination et à la rédaction de ce numéro : personne n’échappe à son lieu d’énonciation, il s’agit donc de l’expliciter ici. Ce numéro a été écrit par des personnes qui s’inscrivent principalement dans l’espace francophone. Si, en ce sens, on n’échappe pas à certaines formes d’eurocentrisme, le comité éditorial a choisi de privilégier dans cet espace des auteur·rices issu·es des migrations postcoloniales ou actuelles. Ce numéro comporte également de nombreuses contributions de Latino-américain·es, de par le vif intérêt pour la thématique décoloniale et l’investissement de nombreux·ses penseur·ses latino-américain·es dans ce champ. Ensuite, nous avons tenu à porter une attention particulière à la diversité des types de parole et à un certain équilibre entre chercheur·ses et militant·es. En effet, les débats autour de la question décoloniale émanent des sciences sociales et de l’université (il n’est d’ailleurs pas anodin que l’université soit un des théâtres majeurs de ces réflexions et des chasses aux sorcières). Cependant, ce serait une erreur de décorréler les analyses universitaires des expériences concrètes, individuelles et collectives : les luttes existent avant d’être nommées, et les aller-retours entre universités et mouvements sociaux sont cruciaux. Enfin, insister sur l’ancrage des concepts et des analyses dans les expériences et les luttes concrètes permet d’éviter – dans une certaine mesure – le risque de « blanchiment » des concepts et de leur réappropriation par le statu quo. Séparer la théorie de la pratique fait courir le risque de vider les concepts de leur tranchant critique et transformateur. 

La collection Passerelle a pour but d’apporter des analyses et des réflexions issues du travail de terrain et de recherche, afin d’alimenter la critique sociale, les échanges d’idées et la diffusion d’alternatives. L’ambition de ce numéro est donc également d’accompagner le regard critique sur soi-même, les collectifs et organisations d’appartenance, ainsi que la société dans laquelle ces acteur·rices se situent.

Passerelle n°24 "Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques"