Climat : choisir ou subir la transition ?

Sommaire du dossier

Introduction : « Depuis plus de 40 ans, la question climatique interroge nos modèles de développement »

, par KRAUSZ Nicolas, WOESSNER Julien

L’enjeu climat n’est pas une question nouvelle. Déjà en 1975, le climatologue Wallace Broecker [1] évoque le réchauffement global dans la revue « Science », douze ans plus tard l’ONU et le PNUE [2] mettent en place le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), et la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques date de 1995. Il aura donc fallu deux décennies pour qu’une connaissance scientifique se traduise en dispositif de travail politique à l’échelle internationale et cela fait plus de 20 ans que la communauté internationale se réunit chaque année à l’occasion des COP (Conférence des parties) [3] pour débattre des actions à entreprendre afin d’enrayer la spirale du dérèglement climatique.

Ces rendez-vous annuels se traduisent par des déceptions à répétition : les représentants des États peinent à prendre des engagements significatifs, privilégiant la poursuite de la croissance économique à court terme, au détriment de tout autre indicateur, aussi alarmant soit-il. La perspective d’un accord juridiquement contraignant est sans cesse repoussée, cédant la place à des engagements unilatéraux, qui évoluent en fonction des impératifs économiques et ne sont parfois pas respectés sans qu’aucune sanction ne s’applique.

A l’échelle mondiale, aucun virage significatif n’indique la sortie de l’usage croissant des ressources carbonées. Le modèle de développement industrialisé, orienté vers la consommation de masse, guidé par la croissance économique et basé sur l’extractivisme et le recours massif aux énergies fossiles reste largement dominant. Entre 1975 et 1995, les émissions de gaz à effet de serre sont passées de moins de 30 gigatonnes à près de 40Gt et entre 1995 et 2010, elles se sont approchées des 50Gt, poursuivant leur rythme de croissance sans inflexion notable.

L’échéance du « pic pétrolier mondial [4] », annoncée depuis les années 1950, est sans cesse repoussée par des experts qui misent sur l’extraction de ressources moins accessibles. Certains n’hésitent pas à annoncer que ces « nouvelles réserves » pourraient permettre de perpétuer ce modèle durant le prochain siècle… abstraction faite des conséquences climatiques, environnementales, sanitaires et sociales ! Si l’on tient compte de ces impacts et que l’on cherche à respecter le plafond d’un réchauffement global de 2°C fixé par le GIEC, il s’agit au contraire de renoncer à l’extraction de plus de la moitié des réserves connues d’énergies fossiles [5] et de mettre en place au plus vite un arsenal de mesures permettant une transition vers des modèles de société post-carbone. Le dernier rapport du GIEC indique notamment qu’une réduction de 40 à 70 % des émissions globales de CO2 sera nécessaire d’ici à 2050… L’ampleur de la tâche est énorme, chaque pays étant supposé mettre en place une « stratégie climat » transversale, comprenant les politiques énergétique, agricole, de transport, de logement, etc. pour les prochaines décennies ! Ces défis nécessitent une volonté politique résolue. Or, on assiste systématiquement à des contradictions entre les engagements climatiques et les politiques économiques mises en oeuvre par les Etats. Les élus se montrent capables de signer de la même main d’ambitieuses promesses de réduction des émissions de gaz à effet de serre et des autorisations à forer dans des lieux jusqu’alors préservés [6], donnant l’impression de tenir un double discours. Les changements systémiques et radicaux nécessaires ne sont pas engagés et la foi aveugle dans les vertus salvatrices de la croissance économique ou de la technologie domine les choix politiques.

Malgré la noirceur du tableau, quelques progrès sont à relever sur ces quarante dernières années. Concernant les processus intergouvernementaux, si aucun accord contraignant et universel n’a été signé jusqu’ici, les engagement chiffrés annoncés par les pays sont de plus en plus précis, de nombreux plans d’actions et lois climat ont vu le jour de par le monde, avec des résultats tangibles bien qu’insuffisants. Le principe de la responsabilité commune mais différenciée des états face au climat a été adopté, non sans d’âpres débats. Certes il n’a pas découragé les pays émergents de s’engager eux aussi dans une économie fortement carbonée, mais il est au moins reconnu que les engagements des pays dits « développés » soient proportionnés à leur responsabilité plus élevée dans les dérèglements climatiques. Un fonds d’aide international -certes sous-doté pour le moment- a été mis en place pour assister les pays en difficulté. Dans la communauté scientifique, les travaux du GIEC et d’autres groupes de chercheurs ont permis de réduire considérablement les doutes et les contestations à propos des causes humaines du réchauffement climatique. Les experts ont réussi à convaincre, preuves à l’appui, la grande majorité des décideurs de l’urgence de la situation. Les protocoles de mesure et de suivi des émissions carbone se sont considérablement précisés et permettent d’articuler de mieux en mieux le suivi scientifique des émissions et la mise en œuvre de politiques publiques visant à les réduire. Il reste bien sûr de nombreux débats à ce sujet, notamment sur la prise en compte dans les calculs de CO2 du carbone « gris » contenu dans les objets consommés par les habitants d’un territoire donné : certains proposent d’attribuer ces émissions aux consommateurs, d’autres, aux lieux de production.

Mais c’est surtout à l’échelle locale, au Nord comme au Sud, que des progrès concrets sont réalisés. L’émergence et le renforcement d’acteurs et de réseaux agissant localement a permis de mettre en place des alternatives concrètes et éprouvées montrant la voie vers des sociétés post-carbone. On peut relever deux ensembles d’acteurs mobilisés à ce niveau : les gouvernements locaux et les organisations et mouvements de la société civile. Au sein de chacune de ces grandes familles, il existe de nombreux types d’organisations qui s’engagent de manières diverses.

A travers le monde, des réseaux de villes développent des outils communs pour mesurer et reporter leurs contributions aux réductions nationales de CO2. Ils s’inscrivent de cette manière en partenaires des gouvernements nationaux et participent à des espaces de travail articulés aux processus inter-gouvernementaux. Des élus locaux prennent des engagements chiffrés face à leur électorat, associant les acteurs de leurs territoires à la poursuite d’objectifs communs ambitieux et à la mise en œuvre de politiques locales progressistes. Des citoyens s’organisent pour dénoncer les impacts du changement climatique sur leurs moyens de subsistance ou leur cadre de vie et mettent en œuvre d’autres manières de produire et consommer sans attendre que les changements viennent « d’en haut ». De vastes campagnes associant des acteurs très divers visent à réorienter les investissements financiers des énergies fossiles vers les énergies renouvelables. Des actions de plaidoyer se multiplient pour que la question du climat soit débattue de manière démocratique et éthique, et que soit reconnue la nécessité de protéger les populations vulnérables déjà affectées par les effets du changement climatique. Des procédures judiciaires aboutissent pour condamner des politiques publiques trop faibles par rapport aux dangers que fait peser le changement climatique sur l’intérêt général. Souvent cloisonnées et parfois trop différentes pour s’unir, ces mobilisations ne constituent pas aujourd’hui un front commun unifié, mais les rapprochements se multiplient, rendant possible la perspective d’un mouvement citoyen pour la justice climatique.

Le fil rouge commun à ces dynamiques locales ? Elle s’accordent sur le fait qu’il s’agit d’aller plus vite et plus loin que les processus inter-étatiques actuels. La plupart font également le constat que les changements nécessaires sont d’ordre systémique, voir par exemple le slogan qui résume les revendications de nombreux mouvements : « Changeons le système, pas le climat ! ». Car, au-delà de la question du climat, c’est bien la transition vers un autre système économique qui est en jeu, plus respectueux des équilibres sociaux et environnementaux. Face aux blocages des négociations inter-étatiques et à la nécessité d’impliquer une vaste gamme d’acteurs dans cette course contre la montre, il est crucial de favoriser toutes les dynamiques de convergence, tout en renforçant les visions communes des enjeux et des objectifs à atteindre afin de construire des sociétés justes et soutenables.

Le présent dossier a pour modeste ambition de contribuer à ces rapprochements en donnant la parole à des représentants de réseaux de collectivités locales et de la société civile dans sa riche diversité. Il cherche à établir des passerelles entre ces mondes qui parfois s’ignorent alors que, chacun à sa manière, ils œuvrent de manière décisive à accélérer la transition vers des modèles de société post-carbone.

Notes

[1BROECKER Wallace S., Newberry Professor of Geology, Université de Columbia : www.earth.columbia.edu/articles/view/2246

[2Programme des Nations unies pour l’environnement

[3Aussi appelée Conférence des États signataires de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

[4Le moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à décliner du fait de l’épuisement des réserves de pétrole exploitables.

[5Article « The geographical distribution of fossil fuels unused when limiting global warming to 2 °C » (« La répartition géographique des combustibles fossiles inutilisés, quand le réchauffement climatique est limité à 2°C »), publié le 8 janvier dans la revue Nature, par Christophe McGlade et Paul Ekins de l’Institute for Sustainable Resources (Institut des ressources durables) de Londres. Cet article indique qu’un tiers de nos réserves de pétrole, la moitié de nos réserves de gaz et plus de 80 % de nos réserves de charbon devront rester inutilisées pour rester dans cette limite des 2°.

[6Voir notamment la visite de Barack Obama en Alaska et son discours du 31 août 2015 alertant sur les conséquences du changement climatique, tandis qu’en mai 2015, il a autorisé la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise Shell à forer en Arctique, au large de l’Alaska. Depuis lors, Shell a renoncé à sa campagne de prospection, notamment sous la pression des mouvements écologistes.

Commentaires

Publié en trois langues, téléchargeable sur le site www.coredem.info, ce treizième numéro de la collection Passerelle sera présenté dans différents espaces de débats lors de la COP21 qui aura lieu à Paris du 30 novembre au 12 décembre 2015.