Climat : choisir ou subir la transition ?

Sommaire du dossier

Introduction

Passerelle n°13

, par LIPMAN Peter

Je suis ravi d’avoir été convié à l’écriture de cette préface pour le treizième numéro de la collection Passerelle, consacré, à l’approche de la COP21, aux enjeux climatiques. A l’origine de mon propre travail, il y a la conviction profonde que si nous voulons nous donner les moyens de répondre de manière adéquate aux défis de notre temps, nous avons besoin d’un mouvement citoyen massif, agissant du bas vers le haut. La COP21 est emblématique de l’approche inverse, l’approche descendante. Même s’il y a aussi besoin d’une approche de ce type, le processus des COP a montré de dangereuses faiblesses, et n’a pas donné de résultats à la mesure du changement fondamental si urgent de mettre en œuvre.

Si j’ai été invité à écrire ce texte, c’est en ma qualité de président du Transition Network, dont l’objectif est de soutenir le mouvement de la transition à travers le monde. Nous avons fondé le Transition Network en réponse à un ensemble de défis fondamentaux, interconnectés, en particulier le changement climatique, la raréfaction des ressources (notamment telle qu’elle se manifeste dans le pic pétrolier) et les inégalités. Les inégalités sont cruciales, parce que l’on ne peut pas vraiment questionner la manière dont nous faisons usage des ressources sans considérer qui a accès à ces ressources, qui les contrôle, et qui décide de la manière dont elles doivent être utilisées – ou ne pas être utilisées. Dans ce contexte, en arriver l’année dernière à cette situation extraordinaire où 85 individus possèdent autant de richesses cumulées que la moitié de la population mondiale constitue un rappel choquant des profondes distorsions du monde dans lequel nous vivons.

Au cœur du mouvement de la Transition, il y a la conviction que nous avons tous en nous une créativité et un courage immenses, qui ne demandent qu’à être libérés à travers une activité collective et collaborative. La conviction que nous pouvons déployer nos capacités et réaliser tout notre potentiel humain en prenant la responsabilité des changements nécessaires, plutôt que d’attendre que nos sages dirigeants prennent des décisions à notre place. Aussi, dans ma lecture de l’histoire, il me semble difficile de trouver des exemples convaincants de puissants de ce monde prenant des décisions de leur propre chef dans l’intérêt de tous.

La pression et l’activité émanant de la base peuvent permettre un changement au sein des institutions, même s’il est difficile pour ces dernières de se transformer. La menace que représente le changement climatique et les conséquences inévitables de notre trajectoire actuelle devraient être des évidences. Cependant, si nous tenons compte du fait que les émissions de gaz carbonique issues de la combustion des énergies fossiles sont nécessaires à la croissance économique, et que notre système capitaliste est fondé sur l’impératif de croissance, notre incapacité à changer de direction devient immédiatement plus simple à comprendre. Le paradigme économique dominant est profondément enraciné, et nous aurons besoin d’un énorme mouvement populaire mondial pour le remplacer. Dans cette perspective, certains signes récents d’une compréhension émergente et grandissante, au sein d’institutions établies, de l’importance du changement requis – comme l’encyclique papale Laudato Si, ou le jugement d’un tribunal néerlandais, le premier procès en responsabilité climatique à ce jour, ordonnant au gouvernement des Pays-Bas de réduire ses émissions de 25% en 5 ans pour protéger ses citoyens des conséquences du changement climatique – me donnent le sentiment d’un début de prise de conscience, et qu’il est encore possible de nous sortir de l’impasse dans des conditions relativement acceptables. Malheureusement, le discours dominant, qui est celui que prévaut jusqu’à présent dans le cadre des COP, reste étroitement lié à la logique financière qui est directement responsable de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Il est d’une importance fondamentale que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour arrêter le dérèglement du climat, dont nous sommes si dépendants. Pour autant, nous ne devons pas tomber dans le piège de considérer le changement climatique comme le seul défi écologique significatif auquel nous sommes confrontés. Après tout, le changement climatique ne représente qu’une des neuf limites planétaires que les scientifiques conseillent de ne pas dépasser si nous voulons continuer à bénéficier d’un environnement planétaire stable et sain. Or, nous sommes déjà en train de dépasser quatre de ces neuf limites [1].Cela signifie qu’en plus d’agir pour limiter le changement climatique, nous devons nous préoccuper tout autant de l’extinction de masse des espèces, de l’acidification des océans, de l’érosion des sols et de la déforestation.

Aussi intimidante que soit la liste des problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés, je ne vois pas comment nous pourrions y répondre de manière adéquate sans mettre la lutte contre les inégalités elle aussi au cœur de nos mouvements. Yotam Marom, un militant du mouvement Occupy, a très justement souligné, après le désastre de l’ouragan Sandy, comment l’inaction en matière de justice climatique pouvait représenter à sa manière une autre forme de négation du changement climatique :

« Mettre fin au changement climatique ne signifie pas laisser tomber tout le reste pour devenir des militants du climat, ni ignorer totalement le problème. C’est tout le contraire. Nous devons reconsidérer la crise climatique comme un enjeu qui lie nos luttes entre elles et comme une ouverture potentielle vers le monde pour lequel nous nous battons déjà. »

Dans son travail sur la notion de « donut » (beignet en forme d’anneau) pour parler des activités humaines, Kate Raworth nous propose d’envisager les ressources dont nous avons besoin pour assurer notre sécurité, notre alimentation, notre logement et un niveau raisonnable de bien-être, représentés par la circonférence interne d’un donut. La circonférence externe du donut représente quant à elle les neuf limites planétaires à ne pas dépasser. Pour Kate Raworth, l’enjeu est de trouver le moyen de maintenir notre impact collectif entre ces deux cercles. Intégrer la justice climatique au cœur de nos mouvements est crucial pour s’assurer que nous habitons l’espace entre ces deux limites, et que nous menons les transformations nécessaires au bien-être de tous, et pas seulement de ceux qui peuvent posséder ou accéder à l’argent, à la terre ou aux autres ressources clé.

Cela nous amène à penser la façon dont nous allons nous nourrir dans un monde de dérèglements climatiques, d’inégalités croissantes et d’accaparement des terres par les riches et les puissants. Une étude récente commissionnée par le Lloyd’s of London – l’épicentre mondial du secteur de l’assurance et de la réassurance – conclut que persister dans la trajectoire actuelle mènera à un effondrement catastrophique de notre capacité à nous alimenter d’ici le milieu du siècle, en raison notamment du changement climatique. Il est crucial de trouver de meilleures manières de nous nourrir, comme l’agroécologie, mais nous devons aussi pouvoir être en mesure d’utiliser ces méthodes dans un climat stable.

Nous avons déjà fait de notre monde un monde de phénomènes météorologiques extrêmes avec des tempêtes, des sécheresses et des inondations. Ces phénomènes provoqueront davantage de dégâts, ainsi qu’une augmentation des tensions – comment allons-nous réagir ? En situation de crise, ce qui a le plus d’importance selon moi, ce sont les histoires profondes, sous-jacentes que nous nous racontons à nous-mêmes, sans nous en rendre compte. Le monde de l’économie néolibérale repose notamment sur deux histoires de ce type, l’une portant sur la prospérité et l’autre sur la sécurité. Selon la première, le sens de l’existence et le bonheur se trouvent dans les biens matériels et l’argent. Du fait de la seconde, nous sommes convaincus de vivre dans un monde toujours plus dangereux où nous avons besoin de renforcer la police et l’armée, et de les doter de davantage de pouvoirs, pour nous défendre. Ces histoires ne sont pas forcément explicites, mais elles sous-tendent la logique et les interprétations « normales » de l’actualité dans laquelle nous baignons tous.

Nous en revenons ainsi à l’approche qui est celle du mouvement de la Transition, une approche partagée par de nombreux autres mouvements citoyens de base à travers le monde : l’importance de pratiques qui construisent la solidarité et le respect de la diversité. Le mouvement de la Transition accorde une attention toute particulière à l’exploration et la mise en œuvre de méthodes et de processus sains, et considère notre besoin de connexion et d’amour comme absolument central pour la construction d’un mouvement qui soit suffisamment fort pour tenir sur le long terme, et qui développe de nouvelles manières d’être et de faire pour remplacer notre culture actuelle de mal-être et de maladie.

La Transition s’est déjà propagée dans presque 50 pays, avec de nombreux succès et de nombreux échecs, et le mouvement continue à changer et à grandir. Notre programme REconomy, consacré au développement de modes de vie et de subsistance qui ne mettent pas en danger notre avenir, a désormais des projets pilotes dans 11 pays, ce qui démontre le pouvoir immense d’un réseau décentralisé pour diffuser les bonnes idées, les tester dans différentes cultures, le tout en vue d’apprendre et de s’améliorer continuellement.

Pour récapituler, si nous voulons répondre aux défis auxquels nous sommes confrontés, je pense que nous aurons besoin de nous poser des questions de fond sur notre système économique, notre usage et notre relation à la technologie, le sens de la démocratie, la manière dont nous vivons – et dont nous nous traitons les uns les autres. Si nous voulons changer des façons de vivre si profondément enracinées, tout comme les histoires que nous nous racontons sur ce qui est possible, nous avons besoin d’un engagement social et d’une participation citoyenne profonds, sains et d’un niveau sans précédent. Et c’est extrêmement urgent – le temps qu’il nous reste pour faire quelque chose de significatif pour limiter le changement climatique file !
Edward Said, un commentateur culturel très pertinent, a justement souligné que la militance politique a besoin d’optimisme. Le corollaire est tout aussi vrai : s’engager politiquement encourage l’optimisme. Et c’est grâce à cet effet positif que nous pouvons commencer à concrétiser notre immense potentiel.

Malgré l’immense échelle et l’urgence des changements nécessaires, ma vie est pleine de joie. Cette joie vient d’un effort partagé de collaboration en vue de construire un mouvement pour la transition et de l’optimisme qui en résulte, malgré les événements sinistres dont nous sommes témoins. En écrivant ces lignes, je suis plein d’espoir et d’enthousiasme, et il me tarde de voir ce qui émergera de notre mouvement collectif.

Juillet 2015

Passerelle n°13 - Climat : choisir ou subir la transition ?