Climat : choisir ou subir la transition ?

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La COP21 ne nous sauvera pas... si nous ne nous sauvons pas d’abord nous-mêmes

, par SABIDO Pascoe

Les principaux leaders mondiaux ont rendez-vous à Paris en décembre prochain pour la COP21, dernier épisode en date du cycle de négociations sous l’égide des Nations unies en vue d’éviter un changement climatique catastrophique. L’événement est qualifié d’historique. Si la conférence s’avère en effet historique, ce ne sera pas du fait des engagements des États ; tout laisse à penser que ces négociations ne déboucheront pas sur un accord suffisant pour faire face à l’urgence planétaire. Paris sera sans doute plutôt historique dans la mesure où cette conférence pourrait marquer un tournant dans la bataille plus vaste qui oppose les grands pollueurs aux citoyens.

La COP21 ne va pas sauver le climat

Pourquoi ces négociations vont-elles quasi certainement déboucher sur rien ? Tout tient dans le nom de l’événement : la COP21 sera la vingt-et-unième des conférences de ce type, et au fil du temps, la perspective de voir adopter l’accord basé sur la science et sur la justice dont nous avons besoin s’est progressivement éloignée. À l’inverse, l’influence des grandes entreprises au sein des négociations onusiennes n’a cessé de croître : depuis les « Dialogues mexicains » [1] entre entreprises et gouvernements de la COP16 de Cancun, jusqu’aux « pré-négociations » réservées aux acteurs économiques [2] de la COP19 de Varsovie. Les organisateurs polonais avaient même invité des entreprises du secteur des énergies fossiles, responsables directes de la crise climatique, à sponsoriser la Conférence [3] – une initiative qui, aussi étrange qu’elle paraisse, sera répétée pour la COP21 [4] de Paris. La volonté des Nations unies de s’ouvrir aux grandes entreprises n’a été égalée que par l’insistance de ces dernières à être partie prenante des négociations, y compris en demandant une nouvelle fois un siège à la table des négociations [5] lors la COP20 de Lima.

C’est l’économie (fossile), idiot
Mais la principale raison pour laquelle les négociations resteront certainement très loin de ce qui est nécessaire, est le fait que le changement climatique n’est pas un problème scientifique mais un problème économique, dont la cause est notre modèle actuel de production et de consommation.

Lutter contre le dérèglement climatique – ce qui est censé être l’objet des négociations – implique de laisser plus de 80% des réserves connues d’énergies fossiles dans le sol, et de ne pas en chercher de nouvelles – autrement dit de mettre fin à un modèle économique basé sur les énergies fossiles [6]. Si cela arrivait, ce serait, certes, un grand jour pour les innombrables communautés dont l’environnement et les moyens de subsistance sont actuellement détruits par l’extractivisme. Mais ce choix ne serait certainement pas du goût des actionnaires des multinationales du pétrole, du gaz et du charbon – actionnaires qui incluent la plupart des fonds de pension publics et privés. Ni du goût des banques, qui tirent des profits substantiels de leurs financements dans des projets énergétiques destructeurs [7]. Ni non plus du goût des industries à haute intensité énergétique, dépendantes d’une énergie fossile bon marché, ou qui utilisent les hydrocarbures pour fabriquer des produits comme du plastique ou des substances chimiques.

Comme le dit le slogan bien connu, « c’est l’économie, idiot », et les énergies fossiles sont au cœur de nos économies. Un renoncement à ces énergies impliquerait des pertes significatives pour certains intérêts qui sont parmi les plus puissants au sein de nos sociétés. C’est pourquoi ces intérêts ont déployé un lobbying agressif contre un tel changement de cap. De fait, même les entreprises qui ne dépendent pas directement des énergies fossiles font du lobbying contre toute action radicale, parce que les changements nécessaires impliqueraient la mise en place de nouvelles régulations suffisamment effectives dans tous les secteurs de l’économie, à l’opposé de la logique néolibérale de dérégulation qui n’a cessé de s’étendre depuis les années 1980, et dont le résultat a été de rendre les multinationales de plus en plus riches. Cette tendance s’est accompagnée d’un transfert progressif du pouvoir politique vers les plus grandes entreprises, et elle a rendu les décideurs politiques nettement moins disposés à introduire des législations destinées à protéger l’intérêt public au détriment des profits de ces entreprises.

L’échec des COP est le symptôme d’un échec des nations

Même si Christiana Figueres, la secrétaire-exécutive de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) a activement encouragé la participation du secteur des énergies sales – de même qu’elle a fait la promotion des marchés carbone et autres fausses solutions – l’échec des COP n’est pas imputable uniquement à la CCNUCC, qui reste le seul espace multilatéral dédié au climat auquel tous les pays peuvent participer (du moins en théorie), et qui est une entité bien plus inclusive et transparente que le G8 ou le G20.

L’échec des négociations internationales sur le climat est le symptôme d’un problème au niveau national : quand les gouvernements se rendent aux négociations, leur position a déjà été complètement façonnée par les géants des énergies sales. La réticence américaine n’a rien de surprenant lorsque l’on sait le rôle joué par l’argent du secteur pétrolier et gazier dans la vie politique des États-Unis [8]. L’industrie polluante des sables bitumineux a une influence similaire [9] sur l’engagement du Canada en matière de lutte contre le changement climatique dans le cadre de la CCNUCC. On peut en dire autant du Japon [10] et de l’Australie [11], qui ont tous les deux réduit leurs objectifs en matière climatique ces dernières années. De même, l’Union européenne a cédé à la pression [12] des industries à haute intensité énergétique et a massivement réduit ses ambitions.

Ces pays, les principaux responsables du dérèglement climatique – et qui sont aujourd’hui des pays riches en raison même de leurs émissions – sont à la tête d’un mouvement de recul en matière climatique et visant à accroître la production d’énergies fossiles.

Un échec déguisé en succès
Si la tactique initiale des industriels était de remettre en cause les faits [13], la réalité d’aujourd’hui est peut-être encore plus dangereuse : les géants des énergies sales assurent désormais qu’ils acceptent la réalité du changement climatique, et qu’ils font partie de la « solution ». Bien entendu, les « solutions » ainsi proposées – manipulations technologiques, mécanismes de marché, ou pur et simple marketing – ne remettent pas en question le modèle commercial extractiviste, au fondement de leur existence même. Ils peuvent ainsi continuer à dévaster les communautés locales et le climat.

Les négociateurs américains ont ainsi fait de grandes déclarations dans le cadre des négociations, sur leur soutien inconditionnel à une transition vers les « énergies propres », mais il s’est vite avéré que sous ce terme ils pensaient avant tout aux gaz et pétrole de schiste et à la fracturation hydraulique, une technologie controversée et très destructrice consistant à fracturer des formations rocheuses souterraines pour en extraire les hydrocarbures. Des scientifiques ont montré qu’elle était en fait pire pour le climat que le charbon [14] et que ses effets pour les communautés locales et leur environnement sont désastreux.

L’Union européenne, tout aussi enthousiasmée par le gaz naturel comme « énergie de transition » entre le charbon et les énergies renouvelables, projette de construire toute une nouvelle génération de gazoducs et de ports [15]. Sauf que toute infrastructure de ce type qui sera construite aujourd’hui sera encore là dans 50 ans, largement trop tard pour sauver le climat.

Pour pouvoir continuer à extraire des combustibles fossiles, la solution privilégiée par l’industrie est la capture et la séquestration du carbone (carbon capture and storage en anglais, ou CCS), une technologie coûteuse et expérimentale censée permettre de capturer les émissions de CO2 des centrales thermiques afin de les enfouir ensuite sous la terre. Même les plus fervents défenseurs de cette,technologie reconnaissent qu’il faudra encore des décennies avant qu’elle soit commercialement viable. Mais parce que la CCS permettrait hypothétiquement de continuer à exploiter du pétrole, du gaz et du charbon, les industriels ont exercé un lobbying aussi agressif qu’efficace pour la promouvoir. Non seulement les entreprises ont reçu des centaines de millions en subventions publiques [16] pour des projets pilotes de CCS peu concluants, mais en plus, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la CCNUCC en ont fait une solution centrale de la lutte contre le changement climatique.

En Amérique latine et en Afrique, les grandes entreprises énergétiques poussent à la construction de grands barrages hydroélectriques [17], qui détruisent les communautés et les écosystèmes, et qui, selon le GIEC, peuvent être encore pires pour le climat que le charbon. Ironiquement, une grande partie de l’électricité générée par ces nouveaux barrages est destinée à alimenter des mines, des forages d’hydrocarbures ou d’autres industries très polluantes, contribuant à aggraver encore le problème. Ce qui n’empêche pas les constructeurs de barrages, comme l’entreprise hispano-italienne Enel-Endesa, d’engranger des « crédits carbone » dans le cadre du « Mécanisme de développement propre » de l’ONU pour la prétendue électricité verte que ces projets génèrent – crédits qui peuvent ensuite être revendus pour compenser leurs émissions en Europe ou dans d’autres pays industrialisés.

Du bon vieux marketing
Le marketing peut être aussi important que la technologie elle-même – le gaz devient la solution plutôt qu’un problème, ou le charbon peut soudain devenir « propre ». Durant la COP19 de Varsovie, les industriels ont réussi à présenter les centrales à charbon les plus efficaces comme une « solution », le rebaptisant ainsi « charbon propre », alors que le charbon est la plus polluante des énergies fossiles. Les centrales à charbon les plus efficaces sont également éligibles à l’obtention de crédits carbone, qui peuvent être rachetés par d’autres en vue de compenser des émissions.

Les marchés carbone sont eux aussi présentés comme une « solution ». Malgré l’échec total du Système communautaire d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne [18] (SCEQE, ou European Emissions Trading System, EU ETS en anglais), le message principal des grandes entreprises est que les marchés sont plus efficaces que la régulation publique. Le marché est censé permettre la fixation d’un « prix du carbone », c’est-à-dire une indication du coût réel des émissions carbone destinée aux industriels et aux investisseurs. La revendication d’un prix du carbone est ainsi devenu le leitmotiv de toutes les déclarations des grandes entreprises sur le climat [19].

Cependant, en Europe, les industries à haute intensité énergétique (soutenues par le gouvernement britannique) ont utilisé la revendication pour la fixation d’un prix du carbone dans le cadre du SCEQE afin obtenir l’abandon de tout objectif contraignant en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique au niveau de l’Union. Les milieux économiques prétendent qu’un prix du carbone sera suffisant pour orienter les investissements vers les « bonnes » technologies (autrement dit, le « charbon propre », le gaz, la CCS) au lieu d’imposer des méthodes de réduction des émissions connues et qui ont prouvé leur efficacité, et de sortir des énergies fossiles. Le consensus apparent autour de la nécessité d’un prix du carbone est donc peut-être de plus mauvaise augure qu’il n’en a l’air.

Bref, ces mêmes entreprises responsables du dérèglement climatique et qui dévastent les communautés ne se contentent pas d’exercer leur lobbying contre les vraies solutions ; elles cherchent à engranger des profits supplémentaires en mettant en avant des fausses solutions. C’est pourquoi on peut les qualifier de « criminelles du climat ».

Quand les politiques se font les porte-paroles des grandes entreprises

Ce qui est peut-être le plus inquiétant est que les leaders politiques du monde entier reprennent le même refrain que ces criminelles du climat. Lorsque le Président français François Hollande s’est exprimé à la tribune du Business & Climate Summit [20],organisé en mai 2015 par les grandes entreprises, il était difficile de distinguer la teneur de son allocution – un éloge du rôle et de l’importance des entreprises - de celle des divers PDG présents. Le jour d’après, il a rendu publique une déclaration reprenant à son compte le message clé issu du Sommet : fixer un prix mondial du carbone.

Dans les ateliers et séminaires de ce Sommet, PDG et ministres se sont succédés pour asséner le même message au public, nombreux et essentiellement composé de représentants économiques : la CCS, les marchés financiers, le prix du carbone et la perpétuation d’un modèle économique à peine modifié seraient suffisants pour sauver la planète. Le ministre norvégien des Affaires européennes et le représentant de Statoil en ont tous les deux appelé à une exploitation « soutenable » du pétrole et du gaz, plutôt que de les laisser dans le sol. Christiana Figueres a applaudi la direction que prenaient les grandes entreprises, la qualifiant d’« irréversible ». Elle a poursuivi en déclarant que quiconque pense que la lutte contre le changement climatique devra passer par la confrontation devrait « laisser tomber », car il n’y a pas d’autre voie que la collaboration. De sorte que lorsque Shell, Total, GDF Suez, Glencore, Statoil et d’autres affirment publiquement durant le Sommet que le monde continuera à dépendre massivement des énergies fossiles en 2050 (parce que leur fonds de commerce requiert que ce soit le cas), ils continuent à « faire partie de la solution ».

Sauf changement dans les rapports de force sur le terrain, les grands vainqueurs de la COP21 seront les criminels en col blanc du climat. C’est ce qu’ont déclaré en substance nos leaders politiques durant le Business & Climate Summit : le président de la COP20, Manuel Pulgar-Vidal, a appelé à l’inclusion formelle des grandes entreprises dans les négociations, tandis que le futur président de la COP21, Laurent Fabius, a proposé que le dialogue entre entreprises et gouvernements commence avant la Conférence et se poursuive par la suite. De manière encore plus théâtrale, le secrétaire d’État américain John Kerry – via un message vidéo pré-enregistré – a déclaré que les grandes entreprises détenaient la clé de la COP21. Pourquoi nos dirigeants politiques sont-ils aussi entichés des industries qui détruisent la planète ?

Briser le statu quo
Il serait possible qu’il en soit autrement. L’industrie du tabac a eu recours aux mêmes tactiques : remise en cause de la science, lobbying agressif en particulier via d’anciens fonctionnaires, mise en avant de fausses solutions, sponsoring de conférences, etc. Mais une coalition de la société civile des pays du Sud, travaillant étroitement avec certains gouvernements, a réussi à forcé l’Organisation mondiale de la santé des Nations unies à s’attaquer de front au problème, en dressant un mur étanche [21] entre les lobbyistes de l’industrie du tabac et les fonctionnaires en charge de la santé publique : plus de sponsoring de conférences, plus de réunions avec des fonctionnaires, plus de participation aux négociations. Plus d’accès. Et ceci non seulement au niveau international, mais aussi au niveau national. Face aux criminels en col blanc du climat, nous avons besoin d’un mur similaire, et de nombreux groupes de la société civile ont signé un appel dans ce sens [22], parce que les industries responsables du changement climatique n’ont rien à faire aux côtés des décideurs qui ont pour mission de s’attaquer au problème.

La seule manière d’obtenir un tel changement est d’exercer suffisamment de pression publique sur nos dirigeants élus pour qu’ils tiennent tête aux intérêts établis. La société civile a claqué la porte de la COP19 [23] en raison de l’influence excessive des industriels des énergies sales. Si le rendez-vous de Paris parvient à créer cette pression publique, à l’intérieur et à l’extérieur de la COP21 (de nombreux groupes militants se concertent pour organiser des actions massives de désobéissance civile pendant et après la COP21, avec un fort accent sur la dénonciation des grandes entreprises), alors, même si le texte de l’accord ne permet pas de sauver le climat, décembre 2015 pourrait être toutefois le début de la fin de l’influence excessive des géants de l’énergie, la fin de leur emprise sur notre vie politique et économique. Ce n’est qu’en laissant les intérêts des multinationales derrière nous que nous pourrons nous consacrer à une transition juste et équitable pour les travailleurs, les femmes, les peuples autochtones, les paysans et tous les autres. Une transition basée sur la justice sociale, économique et climatique.