Le défi est intimidant. Des bidonvilles périurbains entourent la plupart des mégapoles des pays en développement, où les réfugiés climatiques ne cessent d’affluer. Incapables d’accéder à leurs sources d’eau traditionnelles parce qu’elles ont été empoisonnées, surexploitées ou parce que leur coût est devenu inaccessible, nombreux sont ceux qui doivent payer un prix exorbitant à des revendeurs d’eau locaux, ou qui dépendent d’une eau contaminée par leurs propres déchets.
UN–Habitat estime que d’ici 2030, les résidents des bidonvilles représenteront plus de la moitié de la population des grands centres urbains, et l’Académie nationale des sciences des États-Unis annonce que d’ici 2050, plus d’un milliard de ces résidents de bidonvilles n’auront accès quotidiennement qu’à suffisamment d’eau pour remplir une petite baignoire.
Les villes les plus touchées incluront Beijing, New Delhi, Mumbai, Kolkata, Manille, Mexico, Caracas, Lagos, Abidjan, Téhéran et Johannesburg. Aujourd’hui même, l’agglomération de São Paulo, qui abrite une population de presque 20 millions de personnes, est littéralement à cours d’eau.
Cette crise humaine à venir se trouve reflétée et aggravée par une crise écologique. Notre planète n’a presque plus d’eau propre. Nous exploitons nos rivières jusqu’à la mort, et la plupart des grands fleuves n’atteignent plus la mer. Depuis 1990, plus de la moitié des grands cours d’eau chinois a disparu.
En outre, nous exploitons les eaux souterraines de manière si intensive que les nappes phréatiques ne se renouvellent plus. En utilisant les nouvelles technologies satellitaires, la NASA a conclu qu’un tiers des 37 plus importants aquifères mondiaux est en train de s’assécher. Le plus surexploité au monde est le Système aquifère arabique, une source vitale d’eau pour 60 millions de personnes. Les autres aquifères menacés incluent l’aquifère du bassin de l’Indus dans le nord-ouest de l’Inde et au Pakistan et l’aquifère de la Central Valley en Californie.
Nous avons besoin d’actions de grande envergure pour faire face aux crises jumelles de l’eau, la crise écologique et la crise humaine, qui arrivent à grande vitesse. Je vous soumets aujourd’hui trois faits incontestables, dont je pense que si nous ne nous y confrontons pas, nous ne serons jamais capable de résoudre ces crises.
Tout d’abord, la crise humaine de l’eau ne pourra jamais être résolue si nous ne nous attaquons pas aussi à la crise écologique, et cela implique de revoir la manière dont nous concevons et imaginons le changement climatique. Le chaos climatique n’est pas seulement le résultat d’émissions incontrôlées de gaz à effet de serre issus d’énergies fossiles. Ceci ne représente qu’une moitié du problème.
Des sources d’eau majeures ont été détruites par la surexploitation et les détournements d’eau, non par le changement climatique tel qu’on l’entend habituellement. La destruction d’écosystèmes aquatiques et de terres assurant la rétention de l’eau entraîne une déforestation croissante, laquelle, à son tour, contribue à réchauffer la planète.
De même, la destruction des forêts dévaste les cycles hydrologiques. La crise que connaît São Paulo n’est pas due aux émissions de gaz à effet de serre, mais à la destruction de l’Amazonie, la pompe biotique qui crée des « rivières volantes » transportant la pluie sur des milliers de kilomètres et agissant comme un climatiseur refroidissant l’atmosphère. Les scientifiques estiment que le déboisement de l’Amazonie pourrait être responsable de sécheresses dans des régions aussi éloignées que la Californie et le Texas.
Et la solution au chaos climatique ne consiste pas uniquement à réduire notre consommation d’énergies fossiles mais aussi à protéger et restaurer nos bassins versants, afin de remettre en bonne santé les cycles hydrologiques locaux, retenir le carbone pour soigner et régénérer les sols, et protéger et reconstituer les forêts. Dans le monde entier, des projets miraculeux contribuent à reverdir les déserts, à restaurer les écosystèmes aquatiques et les aquifères et à reconstituer des sols sains, favorisant l’épanouissement de la biodiversité pour une planète vivante.
Deuxièmement, le droit humain à l’eau et à l’assainissement et la protection des plus vulnérables doit être au cœur de tous les projets relatifs à l’eau.
Il y a cinq ans et demi, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait une résolution garantissant les droits humains à l’eau et à l’assainissement. Ce vote représente un pas en avant dans l’évolution de notre famille humaine. Nous avons déclaré qu’il n’était pas acceptable de devoir regarder son enfant mourir de maladies liées à l’eau parce que l’on n’a pas les moyens de s’acheter une eau saine.
Ces nouveaux droits confèrent à tous les gouvernements l’obligation de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour assurer une eau propre et l’assainissement à leurs populations ; d’empêcher la destruction par des tiers de ses sources locales d’eau ; et de mettre les plus vulnérables au cœur de la politique de l’eau.
Cela signifie que les gouvernements ne devraient pas permettre la destruction de sources d’eau par des compagnies minières. Ils ne devraient pas permettre que des millions de personnes soient déplacés de leurs terres pour faciliter les accaparements de terres par des investisseurs privés. Ils doivent mettre les gens et les communautés avant les intérêts économiques en matière d’allocation de l’eau.
Et ils doivent investir dans des systèmes publics pour un approvisionnement en eau saine et accessible, et empêcher la recherche du profit d’interférer avec le droit humain à l’eau. Deux cent trente cinq villes de par le monde, y compris Paris, ont mis fin à leur aventure avec la privatisation et ramené leurs réseaux d’eau municipaux dans le giron public. Ce qui leur a permis de libérer des fonds pour combattre la pollution et assurer une distribution plus équitable de l’eau.
De manière encore plus essentielle, le droit humain à l’eau est affaire de justice, pas de charité. Il requiert de mettre en cause les structures de pouvoir actuelles, qui entraînent des inégalités d’accès aux sources d’eau menacées du monde.
Ce qui me mène au troisième fait incontestable, qui est que le modèle dominant de développement poursuivi par la plupart de nos dirigeants et par les institutions internationales ne représente pas seulement un partie énorme du problème, mais empêche aussi l’avènement des véritables solutions.
Nous vivons dans un monde qui sanctifie un droit inaliénable à accumuler toujours davantage de propriétés et de richesses privées sur un marché mondial de plus en plus dérégulé. Dans ce monde, le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse de s’accroître – entre les pays et au sein même des pays. Le mois dernier, c’est devenu officiel : les 1% possèdent 50% de tout.
Dans ce monde, des millions d’indigènes et de petits paysans sont déplacés par des investisseurs étrangers dans le cadre d’accaparements massifs de la terre et de l’eau. Des millions supplémentaires sont déplacés pour laisser à place à des zones franches, des opérations immobilières, des urbanisations forcées, des opérations minières géantes, des méga-barrages ou des infrastructures touristiques. Leurs foyers détruits, ils rejoignent en masse les bidonvilles qui entourent les villes en plein essor.
Dans ce monde, les gouvernements initient des politiques agressives de privatisation des ressources en eau afin d’attirer les capitaux étrangers. Trop souvent, ils privilégient les utilisateurs économiques de ressources en eau déclinantes au détriment des communautés – ce qui représente des décisions de vie ou de mort pour leurs populations.
Dans ce monde, de nombreux gouvernements – au Nord et au Sud - mettent aussi en pièces leurs législations de protection de l’environnement et de l’eau pour faire plaisir au capital globalisé. Ils signent des traités de commerce et d’investissement comme le Ceta, le TTIP ou le TPP, qui donnent le droit aux entreprises multinationales de poursuivre les gouvernements qui auraient introduit des mesures visant à protéger leur eau ou les droits humains de leurs administrés, en les enfermant ainsi dans le plus petit dénominateur commun.
Dans ce monde, l’eau est considérée comme une ressource pour le développement industriel, et donc nous ne nous contentons pas de rejeter nos effluents dans l’eau, nous vidons des bassins pour en transférer l’eau là où cela nous est le plus utile. Un conseiller du président Roosevelt vantait ainsi la construction de méga-barrages en disant que la conquête de la nature ne serait pas achevée avant que toutes les eaux « à, sous et au-dessus » de la surface de la terre ne soient totalement mises sous contrôle des hommes.
De là, il n’y a pas loin à envisager l’eau comme une marchandise que l’on peut acheter, thésauriser, vendre ou négocier sur un marché ouvert. Ou bien à l’utiliser pour promouvoir les entreprises privées de l’eau dans les pays du Sud, comme le font la Banque mondiale, le Conseil mondial de l’eau et le 2030 Water Resources Group. Ou bien à favoriser le négoce de droits de pollution de l’eau, qui permet aux gros pollueurs de payer pour ne pas respecter les standards de qualité de l’eau.
Par où commencer pour parler de la crise de l’eau et des mégapoles ? Par un examen critique de ces politiques et de toutes celles qui favorisent les marchés mondiaux par rapport à la vie des gens et à la santé des écosystèmes. Et en s’attaquant à la tyrannie des 1% et en créant une économie globale plus juste.
Commençons par une nouvelle éthique de l’eau. Plutôt que d’envisager l’eau comme une ressource dont tirer des profits, nous devons comprendre qu’il s’agit de l’élément essentiel de tous les écosystèmes vivants. Toutes les politiques et les pratiques doivent avoir en leur cœur même le souci de la préservation de l’eau. Non seulement nous devons rejeter le modèle du marché pour assurer notre avenir et celui de l’eau, nous devons nous attacher à défaire ce que nous avons fait au monde naturel, en espérant qu’il ne soit pas trop tard.
Nos systèmes juridiques actuels de protection de l’environnement ne fonctionnent pas parce qu’il n’ont pas été conçus pour le protéger effectivement. Ils considèrent la nature et l’eau comme une propriété. Nous avons besoin de nouvelles lois universelles qui respectent l’intégrité des écosystèmes et permettent à d’autres espèces que la nôtre de remplir leur rôle évolutionnaire sur la Terre.
À quoi ressemblerait la production alimentaire si nous respections l’eau ? Je peux vous assurer que ce ne serait pas un système industriel, fondé sur un recours intensif à des produits chimiques, et conçu pour accroître sans cesse les exportations, mais d’un système qui privilégierait l’agriculture locale, biologique et durable.
Oserions-nous fracturer hydrauliquement le sous-sol pour en extraire du gaz sachant que ce faisant nous détruisons des quantités énormes d’eau souterraine et que nous laissons nos cours d’eau se faire envahir de tous les côtés par des hydrocarbures mélangés avec d’autres produits chimiques ?
À quoi ressembleraient les accords de commerce s’ils devaient prendre en compte les ravages qu’ils occasionnent pour l’eau à travers la destruction incessante d’écosystèmes pour satisfaire la demande croissante des consommateurs ou les quantités considérables d’eau virtuelle exportée avec les matières premières ?
Nous pouvons commencer ici même à la COP21 ! Le Parlement européen a inclus dans sa position officielle en vue des négociations une clause protégeant l’accord international sur le climat de toute remise en cause par le secteur privé. Le souci des eurodéputés étaient qu’à travers les mécanismes ISDS, des entreprises étrangères puissent poursuivre les gouvernements qui essaieraient, à leur retour de la COP, d’introduire des mesures vivant à limiter les émissions de gaz à effet de serre ou protéger leurs ressources en eau, si ces mesures risquent d’affecter leurs profits. Proposée par Gus Van Harten, un juriste canadien, cette clause d’exception pourrait inspirer d’autres traités environnementaux ou relatifs aux droits humains dans le monde.
M’est-il permis, pour conclure, de rêver un petit peu ? Le célèbre anthropologue et auteur américain David Harvey nous appelle à réimaginer les villes en affirmant notre droit à les changer selon « ce que désire notre cœur ». Trente ans de capitalisme de marché et de globalisation économique, fondées sur la notion de rareté, ont créé, nous dit-il, des villes ghettoïsées, le problème des sans domicile fixe, des inégalités et un désespoir profonde.
Mais un nouveau droit – le « droit à la ville » - pourrait créer de nouveaux biens communs urbains, une sphère publique inclusive de participation démocratique active et faire reculer la privatisation continuelle des espaces publics à laquelle nous assistons.
Imaginez une ville où tous ceux qui sont là voulaient être là, et ne se sont pas trouvés dépossédés de leurs terres rurales et de leurs moyens de subsistance. Imaginez que nous prenions soin de notre eau comme d’un bien public géré de manière résolue sur la base des principes de justice et de durabilité. Imaginez un monde où l’eau deviendrait le cadeau de la nature pour nous enseigner à vivre en paix les uns avec les autres et habiter de manière plus légère cette planète adorable.
Tout ceci est possible. Un avenir bleu et juste est possible.
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Texte de l’adresse inaugurale de Maude Barlow à la Conférence internationale sur l’eau, les mégapoles et le changement global, Paris, siège de l’Unesco, 1er décembre 2015.