Eau, bien commun. Climat, territoires, démocratie

Sommaire du dossier

Démocratisation, soutenabilité et souveraineté de l’eau au Mexique

Le Mexique fait partie de ces pays qui ont inscrit le droit à l’eau dans leur Constitution. Mais lorsqu’il s’est agi de le rendre effectif, le gouvernement a proposé une loi faisant la part belle aux utilisations industrielles de cette ressource, ainsi qu’à la privatisation des services d’eau. En réponse, la société civile s’est mobilisée pour proposer sa propre « loi de l’eau ».

Crédit photo : Carl Campbell (CC BY-SA 2.0)

« Neuf millions de Mexicains – sur une population de 121 millions – n’ont pas accès à l’eau potable. La situation empire dans le pays : en 50 ans, la disponibilité de l’eau par habitant au Mexique a chuté de 64% [1] ! En cause notamment, la libéralisation du marché de l’eau instaurée en 1992, qui a rendu possible la vente des eaux nationales à des entreprises privées ou des particuliers sous forme de concessions. Cette libéralisation a fait entrer le secteur privé dans la gestion des systèmes d’eau et d’assainissement municipaux. Et des secteurs économiques très gourmands de cette ressource, comme l’industrie de l’eau en bouteille, des sodas ou des bières, possèdent désormais d’importantes concessions dont une partie est pourtant située dans des zones à risque. Coca-Cola a ainsi le droit d’extraire 33,7 millions m3 d’eau par an au Mexique, l’équivalent de la consommation annuelle minimale pour faire vivre 20 000 personnes.

L’industrie minière – tout comme l’extraction de gaz et de pétrole – a un impact encore plus important. Elle consomme quotidiennement des millions de litres d’eau. La mine d’or Los Filos, dans l’État de Guerrero, dans le sud du pays, en utilise 418,8 millions chaque jour rien que pour la lixiviation, processus durant lequel les tonnes de minéraux extraits sont aspergés d’eau et de cyanure de sodium pour séparer l’or des détritus [2]. Ces excès sont aussi associés à de nombreux incidents, comme le déversement accidentel de 40 000 m3 de sulfate de cuivre dans le fleuve Sonora, en août 2014, dans le nord du pays, dont les eaux ont viré à l’orange sur plus de 150 kilomètres après la rupture d’un bassin dans une mine de cuivre exploitée par Grupo Mexico.

À l’origine de ces dérives se trouve la réforme du droit agraire orchestrée par le président Carlos Salinas de Gortari (Parti révolutionnaire institutionnel, PRI) en 1992 [3]. Pour faciliter l’entrée du capital étranger, elle a impulsé la conversion des terres de "propriété sociale" en propriétés privées et simplifié l’octroi de l’usufruit des terres collectives aux entreprises, portant un coup fatal à l’héritage de Zapata.

C’est dans ce contexte que les dirigeants mexicains ont décidé d’introduire la notion de droit à l’eau dans la Constitution du pays – sans pour autant revenir sur la logique de libéralisation et de commercialisation de cette ressource. Mais derrière la belle intention affichée, l’eau reste l’enjeu de luttes politiques au Mexique, poussant la société civile à proposer sa propre "loi de l’eau" ».

Introduction extraite de Marie-Pia Rieublanc, « Le Mexique va-t-il se vider de son eau au profit des multinationales ? », Observatoire des multinationales, 30 octobre 2015.

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Au Mexique, un amendement constitutionnel a reconnu en 2012 le droit humain à l’eau, ce qui rend nécessaire une nouvelle loi nationale sur l’eau. La Coordinadora Nacional Agua para Tod@s Agua para la Vida (« Coordination nationale Eau pour tou.te.s Eau pour la vie ») a proposé une loi citoyenne sur l’eau, élaborée dans le cadre d’un processus national à la base connectant luttes sociales contre la privatisation, luttes contre la contamination des ressources en eau, peuples autochtones, et mouvements populaires urbains pour l’accès à, et le contrôle local sur, les ressources en eau. Des luttes locales de l’eau importantes à Puebla, Guadalajara, Tuxtla Gutiérrez, Ramos Arizpe, Saltillo et Mexico forment l’arrière-plan de cette mobilisation nationale. La loi citoyenne contient des propositions ambitieuses pour l’élaboration de plans de bassins soutenables et des services de l’eau démocratiques et intégrés.

La loi proposée par le gouvernement fédéral, en revanche, élaborée à l’abri des regards, renforcerait les prérogatives du pouvoir exécutif sur l’eau et rendrait obligatoire la privatisation des services d’eau. Elle favorise les mégaprojets hydrauliques gourmands en énergie et vise à assurer l’approvisionnement en eau nécessaire pour l’industrie minière et le gaz de schiste. Le « Processus national citoyen pour un consensus sur l’eau » a réussi à bloquer trois tentatives pour faire adopter en urgence et sans débat cette loi proposée par le gouvernement.

La loi nationale de l’eau proposée par les citoyens

La réforme constitutionnelle reconnaissant le droit humain à l’eau au Mexique, approuvée le 8 février 2012, prévoyait l’élaboration d’une nouvelle loi nationale de l’eau pour garantir un « accès et une utilisation équitable et soutenable » de l’eau, à travers la participation des citoyens (ce qui était sans précédent dans la Constitution) en conjonction avec les niveaux local, régional et national de gouvernement.

Le même mois, des organisations [4] et des chercheurs de tout le pays lançaient un processus participatif large pour écrire « la loi de l’eau dont le Mexique a besoin » et pour créer le rapport de force nécessaire à son approbation et à sa mise en œuvre. Ce processus a été structuré et mené par la Coordinadora Nacional Agua para Tod@s, Agua para la Vida, un organe de coordination régional et national qui s’est constitué au fil de ses avancées.

La loi sur l’eau que nous proposons affirme que l’eau est un bien commun national, produit par la Nature, et que les décisions relatives à l’eau doivent être prises par les citoyens et les peuples du Mexique depuis le niveau local jusqu’au niveau national. Notre loi ne permettrait aucune disposition qui ferait de l’eau une marchandise ou autoriserait un contrôle privé sur, ou l’extraction de profits de, quelque aspect que ce soit de la gestion de l’eau.

Notre loi est centrée sur la cogestion par la communauté, les citoyens [5] et les gouvernements des bassins versants et des réseaux municipaux à travers des plans contraignants dont la mise en œuvre est placée sous contrôle des citoyens. Des processus participatifs de planification doivent mener à l’élaboration d’un Agenda national de l’eau à un horizon de 15 ans : une eau de bonne qualité pour tous ; de l’eau pour les écosystèmes et la souveraineté alimentaire ; la fin de la contamination de l’eau, de la destruction des bassins hydrologiques et des aquifères, et de la vulnérabilité évitable aux sécheresses, aux inondations et au changement climatique en général.

Notre loi établit deux types de structures décisionnelles. Pour la planification et la gestion des bassins, nous proposons des Comités de micro-bassins, des Commissions de sous-bassins et des Conseils de bassins, ainsi qu’un Conseil national des bassins versants, où les représentants citoyens et communautaires auraient la majorité des voix. Le niveau des micro-bassins, le plus local, serait ouvert à la participation de tous et à partir de là, des porte-parole seraient désignés pour participer à chaque échelon supérieur successif, jusqu’au niveau national, avec la possibilité de choisir ou d’inviter des spécialistes externes au besoin. Des représentants des ministères nationaux responsables de l’eau, de l’environnement, des forêts, de la santé, de l’agriculture, de l’économie, du développement urbain et de la protection civile participeraient également à ces conseils.

Ces organes participatifs de bassin assureraient une gestion soutenable et planifiée de l’eau et du territoire depuis le micro-bassin jusqu’au niveau national. Ils collaboreraient à travers un Conseil de l’eau locale non-partisan et démocratiquement élu.

La mise en place d’organes de contrôle citoyen de l’eau permettrait de combattre la corruption, de suivre les progrès de la mise en œuvre du droit humain à l’eau et à l’assainissement et de faire pression sur les fonctionnaires pour qu’ils appliquent les plans et les décisions des conseils de cogestion.

Les Conseils de bassin élaboreraient des schémas directeurs de bassin qui détailleraient les actions requises pour atteindre les objectifs de l’Agenda national dans chaque bassin, en donnant la priorité aux solutions locales et en amont. Ces plans désigneraient des « aires d’importance » (forêts, zones de recharge, zones humides, plaines inondables) où les usages de la terre seraient rigoureusement régulés, et des fonds publics seraient disponibles pour la restauration et la gestion par les communautés locales.

Pour surmonter la crise actuelle de droits sur l’eau extrêmement concentrés et excessifs pour des utilisations non essentielles, les Conseils de bassin pourraient également recommander la réattribution de droits sur les eaux superficielles ou souterraines pour atteindre les objectifs à valeur constitutionnelle d’accès égalitaire et soutenable, de satisfaction des droits à l’eau, à l’alimentation et à un environnement sain, et de droit préférentiel des peuples autochtines sur l’accès à l’eau sur leurs terres.

Dès lors que 77% de l’eau du pays a été attribuée à des utilisateurs agricoles, principalement l’agrobusiness très polluant tourné vers l’exportation dans le nord aride du Mexique, chaque Conseil de bassin devra mettre en place des comités pour la planification de l’eau et des terres. Ces comités décideront des infrastructures et des actions nécessaires pour atteindre la souveraineté alimentaire dans le cadre de la restauration des écosystèmes aquatiques. Pour bénéficier d’un accès à l’eau d’irrigation, les agriculteurs devront élaborer et mettre en œuvre des plans de transition vers des pratiques agroécologiques.

Le Conseil national des bassins versants proposerait le budget fédéral annuel pour l’eau au Parlement, et présélectionnerait également une liste de trois candidats parmi lesquels le Président mexicain choisirait celui ou celle qui dirigera la Commission nationale de l’eau, une fonction de rang ministériel. Le Conseil national des bassins versants aurait aussi le droit d’examiner et de mettre en cause, avant sa signature, tout traité international affectant la souveraineté sur l’eau ou le droit à l’humain à l’eau au Mexique.

Dans les zones qui souffrent de subsidence et de fissuration des sols en raison de la surexploitation des nappes phréatiques, d’inondations récurrentes, ou dans les quartiers qui ne bénéficient pas d’un accès continu à une eau de qualité, les Conseils de bassin pourront demander que leurs territoires soient déclarées Zones de stress hydrique extrême. Avec ce statut, tout nouveau projet commercial d’urbanisation serait interdit jusqu’à ce que les crises de l’eau soient résolues.

En ce qui concerne la planification et la gestion des systèmes d’eau et d’assainissement, la Loi citoyenne que nous proposons reconnaîtrait et renforcerait le rôle des systèmes communautaires, qui sont aujourd’hui généralement la seule source d’eau pour les communautés autochtones rurales ou urbaines pauvres. Elle prévoit également la démocratisation des conseils en charge des services de l’eau municipaux, où siégeraient principalement des représentants élus des différentes zones de la ville, sans interférence des partis politiques. Les mandats de ces élus seraient renouvelables de manière échelonnée, afin de maintenir une continuité.

Un comité municipal, composé de représentants des citoyens et de la collectivité locale, élaborerait et mettrait en œuvre un Plan municipal pour le droit à l’eau et à l’assainissement, en vue de garantir un accès égalitaire et soutenable à l’eau, en priorisant les usages personnels domestiques et les usages publics. Ces plans garantiraient un accès à des fontaines et à des toilettes publiques, et chercheraient à faire une utilisation optimale des eaux de pluie et des eaux usées domestiques et publiques. Le comité superviserait la transition vers une politique de « zéro effluent » (recyclage à 100%) pour les utilisateurs industriels.

Afin d’éradiquer la corruption, des comités citoyens de « contraloría » [6] dotés d’un statut officiel s’auto-organiseraient à l’échelle des municipalités, des bassins et de la nation. Ces entités collaboreraient avec une Agence des marchés publics pour la justice de l’eau (proposée par notre loi) ainsi qu’avec les autorités fédérales de contrôle des comptes publics et la Commission nationale pour les droits humains dans le but de vérifier que les fonctionnaires gouvernementaux veillent au respect du droit humain à l’eau. Ces organes citoyens formuleraient des recommandations, y compris au besoin, la demande que tel ou tel fonctionnaire soit démis de ses fonctions. Un nouveau Service légal pour la protection des droits à l’eau et à l’environnement serait mis en place, avec financement public, pour permettre aux citoyens de poursuivre en justice fonctionnaires et entreprises.

La loi sur l’eau que nous proposons établirait un Fonds national pour le droit humain à l’eau et à l’assainissement pour garantir un accès direct aux financements publics pour des projets auto-organisés dans des communautés sans accès à ces droits fondamentaux.

Notre loi interdirait l’accès aux eaux de la nation pour les mines polluantes, les industries toxiques et la fracturation hydraulique, ainsi que pour l’agriculture irriguée nécessitant l’application d’intrants chimiques toxiques.

La première version de notre Loi citoyenne sur l’eau a été présentée à des parlementaires fédéraux de divers partis politiques le 9 février 2015, à la condition explicite qu’ils la promeuvent telle quelle, en évitant les dynamiques politiciennes. Le 23 février suivant, elle a été présentée au Sénat en tant qu’initiative citoyenne par 22 sénateurs de 4 partis différents.

Si nous avons réussi à faire échouer les tentatives répétées (2014, 2015, 2016) du gouvernement fédéral d’imposer sa propre Loi nationale sur l’eau, c’est dû en grande partie au fait que nous disposions de notre propre proposition alternative et qu’elle bénéficiait d’un soutien très large. Leur loi réduirait le « droit humain à l’eau » à 50 litres par jour. Elle obligerait à la privatisation des services d’eau municipaux. Elle encouragerait la construction de mégaprojets hydrauliques privés, gourmands en capital et en énergie. Les activités jugées « stratégiques » comme les mines, la fracturation hydraulique ou la production énergétique jouiraient d’un accès prioritaire à l’eau, et les droits des peuples autocthones à l’eau seraient abolis. Elle autoriserait les « autorités de l’eau » à faire usage directement de la force. Les industries polluantes s’autoréguleraient. Des amendes exorbitantes seraient imposées à quiconque installerait des équipements de recherche ou de surveillance de la qualité de l’eau sans autorisation officielle préalable.

Afin de continuer à améliorer la Loi citoyenne sur l’eau et d’étendre encore sa base de soutiens, Agua para Tod@s a initié en novembre 2015 un Processus national de consensus sur l’eau, impliquant l’organisation de forums thématiques dans 27 universités du pays. En août 2016, les propositions générées par ces forums ont été discutées dans le cadre d’un Forum national.

Dans le même temps se mettent en place des comités locaux de l’eau au niveau de communautés dont le droit à l’eau n’est pas respecté. Nous travaillons à soutenir et consolider les systèmes communautaires de gestion de l’eau et à défendre les droits des travailleurs dans les services de l’eau municipaux. Nous encourageons les processus initiés à/depuis la base pour la cogestion des bassins partout où le contexte le permet. Nous élaborons des plans de gestion des bassins et mettons en œuvre des projets communautaires de récolte des eaux de pluie, de reforestation, de maintenance de rivières ou de canaux, d’unités de traitement, ou de surveillance de la qualité de l’eau.

Dans un contexte difficile, avec d’autres organisations, nous combattons les mégaprojets coûteux et dévastateurs, ainsi que les industries toxiques des mines et de la fracturation hydraulique. Nous voulons mettre fin à l’opacité concernant les politiques que la Banque mondiale et d’autres institutions internationales promeuvent au Mexique, et stimuler un débat public à ce sujet. Nous luttons pour des alternatives à la privatisation des services d’eau et nous protestons contre la violence exercée à l’égard de ceux qui défendent leurs terres, leur eau et leurs autres biens communs. À travers des actions devant les tribunaux ou les organismes chargés de la défense des droits humains, des forums, des marches, des caravanes, des interventions publiques et via les réseaux sociaux, nous cherchons à éliminer la corruption et les interférences extérieures dans le secteur de l’eau.

Ensemble, nous avons découvert comment l’eau du Mexique devrait être gérée, et nous sommes en train de construire l’expertise, la légitimité et la puissance organisationnelle nécessaires pour le traduire dans la réalité.

Cet article a été écrit collectivement par Gerardo Alatorre, Omar Arellano, David Barkin, Elena Burns, Rolando Cañas, Luis Rey Carrasco, Helena Cotler, Adriana Flores, Esther Galicia, Emilio García, Raquel Gutiérrez, Rossana Landa, Diana Luque, Alfredo Méndez Bahena, Rosa Isela Méndez Bahena, Leticia Merino, Rodrigo Migoya, Pedro Moctezuma, Ana Ortíz Monasterio, Úrsula Oswald, Ricardo Ovando, Luisa Paré, Francisco Peña, Raúl Pineda, Víctor Quintana, Gloria Tobón et Alejandro Velázquez.

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Photo : Carl Campbell CC via flickr

Notes

[1De 18 035 m3 en 1950, puis 11 500 m3 en 1955 à 4 312 m3 en 2007. http://www.dof.gob.mx/nota_detalle_popup.php?codigo=5339732

[2Déclaration d’impact environnemental du projet minier Los Filos, 2005. http://sinat.semarnat.gob.mx/dgiraDocs/documentos/gro/estudios/2005/12GE2005M0006.pdf

[3Réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine, qui a mis fin à la redistribution des terres des grands propriétaires terriens aux paysans par l’État, mise en place après la révolution de 1910 et gênante à l’heure de signer un accord de libre-échange avec les États-Unis et le Canada (l’Alena).

[4Sont impliqués dans le processus des peuples autochtones, des usagers de l’eau, des employés municipaux, des pauvres urbains et des organisations de défense des droits humains, ainsi que des réseaux d’eau urbains ou agricole communautaires, et des organisations combattant la privatisation de l’eau, les pollutions minières, l’agriculture toxique, les grands barrages et la fracturation hydraulique.

[5La Constitution mexicaine reconnaît les droits collectifs des peuples autochtones (art. 2), des co-propriétaires fonciers communaux des « ejidos » (art. 27), ainsi que ceux des citoyens (art. 4) à participer aux décisions relatives à l’eau. C’est pourquoi cet article et la Loi citoyenne sur l’eau que nous proposons se réfèrent de manière systématique aux « communautés et citoyens » comme des acteurs légitimes dans les processus décisionnels et la gestion des bassins versants et des services d’eau.

[6« Contraloría » se réfère à un organisme doté d’une mission de supervision, de contrôle, d’audit, ou toute autre fonction liée à l’équité et à la lutte contre la corruption.