Les études paléoclimatiques montrent que la dernière grande glaciation date d’il y a 23 000 à 16 000 ans, la moyenne se situant autour de 18 000 ans. L’histoire de l’humanité, notamment aux Amériques, est indissociable de cette expansion des glaciers : en effet, selon la théorie de l’anthropologue Aleš Hrdlička et au vu des indices géographiques, anthropologiques ou encore historiques, la migration des tribus nomades asiatiques déboucha sur le peuplement du continent américain au moment où le recul des mers, lors du processus de refroidissement, rendit possible le passage de l’Asie à l’Amérique via le détroit de Béring. Les preuves ne manquent pas : pensons aux ressemblances physiques, comme la pigmentation de la peau, la couleur des yeux, l’épaisseur et la forme des cheveux, les pommettes saillantes, les dents en forme de pelle, la pilosité peu développée, le pli épicanthique ou encore la tache mongoloïde. Par ailleurs, durant un séjour au Népal lors duquel j’ai participé à l’évaluation de la dangerosité de certaines lagunes de l’Himalaya, j’ai pu constater que diverses habitudes péruviennes (ajouter de l’ail aux plats, manger de la soupe de pommes de terre et de légumes au petit-déjeuner, etc.) rappelaient celles du Népal, sans compter que les traits physiques des Népalais rappelaient ceux des autochtones péruviens, à tel point qu’à l’aéroport de Katmandou, on m’a demandé pourquoi je souhaitais acheter un visa pour entrer dans le pays alors que mon physique était celui d’un Népalais. De même, il m’est arrivé qu’on me demande mon permis de guide sur le chemin de l’Everest, pensant que j’étais népalais.
Ce préambule témoigne bien de la relation intime qui unit l’humain, son développement et le climat. Diverses études mentionnées dans l’ouvrage Megadrought and Collapse : From Early Agriculture to Angkor [1] soulignent justement l’impact du climat sur l’essor et l’effondrement des civilisations.
Nous sommes actuellement dans une période interglaciaire : les glaciers sont donc en net recul en raison du cycle climatique que nous traversons, que viennent accentuer les activités anthropiques. En effet, l’être humain, dans sa quête insatiable de richesse et de subsistance, détériore l’environnement sans que nous ne sachions quelles en seront les répercussions sociales, politiques, économiques et écologiques. Les variables climatiques convergent et entraînent d’inévitables conséquences sur « l’eau douce, ressource fragile et non renouvelable, […] indispensable à la vie, au développement et à l’environnement » (Déclaration de Dublin sur l’eau dans la perspective d’un développement durable, 1992 [2]).
Une contrée aux glaciers fragiles
La grande diversité climatique du Pérou s’accompagne d’une formidable biodiversité, fruit de la coexistence entre la côte pacifique, la cordillère des Andes (qui traverse le pays telle une colonne vertébrale) et la plaine amazonienne, dont l’humidité est transportée d’est en ouest par le vent alizé dans la zone dite de convergence intertropicale, et qui est à l’origine des pluies si précieuses pour toutes les activités.
Par ailleurs, les hauts sommets de la partie péruvienne de la cordillère des Andes abritent 71 % des glaciers tropicaux. Le volume de ces masses glaciaires fluctue selon le climat de notre planète. Néanmoins, à la fin du Petit Âge glaciaire, aux alentours de 1850, ces glaciers ont entamé un « recul », terme employé pour désigner leur lent processus de fonte. Cette fonte progressive bouleverse la réalité péruvienne à deux égards. Premièrement, elle engendre une diminution des réserves d’eau, puisque les glaciers sont des réservoirs naturels qui pallient la pénurie d’eau en période sèche. Deuxièmement, elle représente un danger dans le sens où les glaciers reculent jusqu’à des parois rocheuses abruptes, au pied desquelles se forment des lagunes, jusqu’à ce que le front glaciaire cède.
Ce deuxième phénomène est à l’origine de véritables désastres causant de nombreuses pertes humaines, la destruction de villages entiers et des infrastructures nécessaires au développement. C’est ce phénomène catastrophique qui a motivé l’étude des glaciers au Pérou. Les chiffres montrent que de nombreuses vidanges brutales de lacs glaciaires (de l’anglais Glacial lake outburst floods, GLOF) eurent lieu au XIXe et au début du XXe siècle dans la cordillère Blanche, la cordillère Huaytapallana, la cordillère Urubamba, la cordillère Vilcabamba et probablement dans d’autres chaînes montagneuses enneigées parmi les 19 que compte le pays. Ces phénomènes destructeurs sont particulièrement fréquents dans la cordillère Blanche ; le cas le plus célèbre est aussi le plus récent : en mai 1970, dans la localité de Yungay, un bloc de roche et de glace d’environ 100 millions de mètres cube raya la ville de la carte et causa de très lourds dégâts en aval, dans le bassin du fleuve Santa jusqu’à son embouchure dans l’océan Pacifique.
Une fonte accélérée
C’est au cours des premières décennies du XXe siècle qu’eurent lieu les premières visites et inspections de certains sites particuliers de la cordillère Blanche où des catastrophes s’étaient produites [3]. Les premières études glaciologiques remontent essentiellement aux années 1960, lorsque la Corporación Peruana del Santa [4] fit venir des experts français et suisses chapeautés par le Dr Louis Lliboutry afin d’analyser les glaciers et les lagunes d’origine glaciaire, à travers le prisme de la physique glaciaire et celui de la gestion des risques de catastrophe. Ces études servirent de socle à la réalisation de projets devant remplir deux grands objectifs : sécurité et approvisionnement en eau. Les premiers chantiers lancés furent les projets Parón et Cullicocha, dont le but était de garantir la sécurité des populations en aval tout en conservant un certain volume d’eau pour la saison sèche. Malheureusement, le projet Parón, achevé en 1992, fut transféré aux propriétaires de la centrale hydroélectrique du Cañón del Pato, qui utilisèrent essentiellement les ressources hydriques à des fins de production d’énergie, négligeant les populations rurales. En réaction, la population mécontente prit le contrôle de l’exploitation du barrage Parón en 2008 géré par l’entreprise Duke Energy (alors propriétaire de la centrale). Malheureusement, aucune solution n’a été trouvée à ce conflit à ce jour.
Comme nous l’avons vu quelques lignes plus haut, les premières études glaciologiques remontent aux années 1960. Elles débouchèrent sur un inventaire des glaciers et des lagunes d’origine glaciaire, et furent l’occasion de mesurer certains paramètres glaciologiques sur des glaciers représentatifs, essentiellement situés dans la cordillère Blanche.
Le premier inventaire des glaciers du Pérou s’acheva en 1988 et fut publié en 1989. Fruit de la détermination d’Alcides Ames M., cet inventaire porta sur 18 chaînes montagneuses comptant des glaciers (toutes comprises dans les Andes péruviennes) et conclut à une surface totale de 2 041,82 km² [5]. Selon ce document, la cordillère Blanche (dont les glaciers sont les plus grands du Pérou) comptait 723,37 km² de glaciers. Ces chiffres reposent sur des données datant de 1970. Depuis, le Département de glaciologie et des ressources en eau, dont le siège se situe à Huáraz, au Pérou, s’est chargé de la mise à jour dudit inventaire [6]. Bilan : en 2014, la surface des glaciers dans les chaînes montagneuses péruviennes totalisait 1 298,59 km², contre 527,62 km² pour la cordillère Blanche. Cela signifie qu’au niveau national, cette surface s’est réduite de 37 % entre 1970 et 2014, et de 27 % dans la cordillère Blanche.
Nous savons qu’actuellement, la réduction de la surface des glaciers est de 42 % au niveau national, et de 38 % dans la cordillère Blanche. Certaines cordillères enneigées du pays ont perdu de 70 à 90 % de leur surface, ce qui entraîne des répercussions dramatiques sur le quotidien des habitants des bassins en aval.
On entend souvent dire que le « changement climatique » est en chemin, ou, au Pérou, que les glaciers sont en train de reculer. Pourtant, le changement climatique est une réalité mondiale depuis des décennies ; dans le cas du Pérou, certains glaciers ont déjà pratiquement disparu, notamment dans les cordillères Chonta (située à cheval sur les départements de Huancayo et Huancavelica) et Huanzo (située à cheval sur les départements d’Arequipa, de Cusco et d’Ayacucho). La population qui s’installe en aval de ces montagnes en quête d’eau, notamment pendant la saison sèche, abandonne l’agriculture et donne au bétail le peu d’eau qu’elle a ; bétail qu’elle doit ensuite vendre pour pouvoir survivre, ce qui se traduit inévitablement par un appauvrissement progressif, et par la fragilisation de la sécurité alimentaire. L’étude de l’influence du recul glaciaire sur le débit du fleuve Santa (ce fleuve qui, historiquement, présente le débit annuel le plus régulier de la côte péruvienne), intitulée « Recul des glaciers et ressources hydriques dans la cordillère Blanche du Pérou » [7], indique que les « glaciers tropicaux de la cordillère Blanche du Pérou reculent rapidement, ce qui induit des répercussions complexes sur l’hydrologie du bassin supérieur du fleuve Santa. Les résultats suggèrent que lorsque les glaciers auront entièrement disparu, la vidange annuelle sera de 30 % inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui, en fonction du bassin. L’influence du recul sur la vidange sera plus prononcée lors de la saison sèche que le reste de l’année ».
Impacts socio-écologiques
C’est un fait que le changement climatique cause déjà de nombreux problèmes dans la société péruvienne, en premier lieu l’altération du cycle hydrologique et donc de la fréquence des pluies, mais aussi le bouleversement de la production agroalimentaire, la perte de biodiversité, la disparition d’espèces opportunistes, la dégradation de la santé due au développement de maladies tropicales transmises par les moustiques, etc.
Le changement climatique désigne la modification de la variabilité climatique à laquelle les peuples sont habitués ; dès lors que cette variabilité est régulière, les peuples prospèrent et mènent leurs activités à bien sans difficultés. Au Pérou, la variabilité climatique faisait que l’année était divisée en une saison humide, qui s’étalait environ de décembre à avril (l’été de l’hémisphère sud) et était caractérisée par des précipitations et des températures agréables, et une saison sèche caractérisée par l’absence de précipitations et par des températures froides pendant quelques mois, de mai à octobre. Toutefois, la situation a changé : il arrive que la pluie fasse son apparition lors de la saison sèche, et qu’elle soit absente pendant la saison humide, ce qui déstabilise les agriculteurs et nuise donc gravement à la production alimentaire. De même, la hausse de la température ambiante oblige à déplacer certaines cultures en altitude, comme le café, certains fruits et certaines céréales, ce qui complique d’ores et déjà la tâche des producteurs agricoles.
L’altération du cycle hydrologique et des eaux souterraines, conjuguée à l’extraction minière, à d’autres activités consommatrices d’eau et à la méfiance de la population due au manque de contrôles et de réglementations adéquats de la part de l’État, ont abouti à une dégradation fort préoccupante de la paix sociale. Ainsi, plusieurs personnes sont mortes au cours de manifestations, dans le cadre de conflits liés à la gestion des ressources en eau. Un axiome de l’Autorité nationale de l’eau est plus que jamais d’actualité : « La gestion intégrée des ressources hydriques est un prérequis pour la paix sociale. »
Le changement climatique suppose une moindre disponibilité des ressources en eau, dont l’offre a chuté en parallèle à l’augmentation de la demande, à la croissance démographique et à l’amélioration du niveau de vie. Voilà pourquoi il est crucial et urgent de mettre en place une gestion intégrée des ressources hydriques au niveau national. Pour des raisons de commodité et d’efficacité, il est préférable que celle-ci se fasse en fonction des sous-bassins, comme le recommandent l’Autorité nationale de l’eau et le Réseau des municipalités du Pérou. Ces recommandations ont d’ailleurs été transposées dans un document d’orientation [8]. En outre, ce processus de gestion intégrée des ressources hydriques doit se faire conformément aux principes consacrés par la Loi péruvienne sur les ressources en eau n° 29338 [9] et aux principes de Dublin convenus en 1992, à savoir :
Principe n° 1 : L’eau douce est une ressource finie et vulnérable, essentielle à la vie, au développement et à l’environnement.
Selon une étude réalisée par l’université Anglia Ruskin [10], l’effondrement de l’humanité sera causé par une pénurie d’aliments due : i) au changement climatique, ii) au stress hydrique en découlant, iii) au processus de mondialisation, et iv) à l’instabilité politique et institutionnelle grandissante au niveau mondial.
Principe n° 2 : L’approvisionnement en eau et sa gestion doivent reposer sur une démarche basée sur la participation des usagers, des organes de planification et des décisionnaires à tous les niveaux.
Cette démarche sous-entend que les décisions devront être adoptées au niveau le plus élémentaire possible, et implique l’organisation de consultations publiques et la participation des usagers à la planification et à l’exécution des projets sur l’eau. Dans le cas du Pérou, la Loi sur les ressources en eau n° 29338, Article 3, stipule que l’État crée les mécanismes de participation des usagers et de la population dûment organisée à la prise de décisions relatives à l’eau, à la fois sur le plan de sa qualité, de sa quantité, de sa disponibilité et de tout autre aspect y afférent. Ici, la liberté d’expression seule est un concept trop vaste et insuffisant.
Principe n° 3 : Les femmes jouent un rôle primordial dans l’approvisionnement en eau, sa gestion et sa protection.
Ce rôle crucial des femmes en tant que fournisseuses et consommatrices d’eau et gardiennes de l’environnement vivant est rarement traduit dans les dispositions institutionnelles portant sur la fourniture et la gestion des ressources en eau. L’acceptation et l’application de ce principe nécessitent des politiques efficaces répondant aux besoins des femmes, et les dotant de la capacité à participer, à tous les niveaux, aux programmes sur les ressources hydriques, y compris à l’adoption de décisions et à leur exécution par les moyens qu’elles jugent idoines.
Principe n° 4 : L’eau possède, à travers ses divers usages antagonistes, une valeur économique, et devrait donc être reconnue comme un bien économique et fondamental d’intérêt social.
Toutefois, il nous faut d’abord prendre conscience que l’eau est un bien commun. Aussi, sa gestion doit être basée sur une approche résolument sociale et participative, qui forme le socle du développement durable.
La Loi péruvienne sur les ressources en eau est mal appliquée, et sa lettre n’est pas respectée. C’est un problème essentiellement dû à une lourde bureaucratie et, bien souvent, à la corruption. De nombreuses facettes de la vie péruvienne sont couvertes par la loi. Pourtant, celle-ci n’est pas respectée, ce qui explique pourquoi nous passons plus de temps à guérir qu’à prévenir.
César A. Portocarrero Rodríguez
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Photo : twiga269 ॐ FEMEN CC via flickr