“Il n’y a aucun endroit qu’on pourrait qualifier de lieu sûr, mais j’essaie de rester en vie”. Sur les réseaux sociaux, Plestia Alaqad, une journaliste de 22 ans rapporte la situation du mieux qu’elle peut, tout en échappant aux bombardements d’Israël sur la bande de Gaza. “Je peux à peine faire mon travail dans ces circonstances”.
Depuis le 7 octobre 2023, Israël bombarde sans relâche la bande de Gaza, qui est sous blocus depuis 2007. L’attaque, annoncée comme une représaille après l’incursion du Hamas qui a fait 1300 morts et 150 otages, est dirigée contre l’ensemble de Gaza et a déjà tué plus de 2000 Palestinien·nes.
Sur le terrain, les journalistes sont en première ligne et tentent de rendre compte de la situation, parfois au prix de leur vie. 14 journalistes ont déjà été tué·es tandis que les autres subissent directement les conséquences de l’attaque : coupures de courant, manque d’eau, de nourriture et déplacements forcés. Pendant ce temps, dans les médias et sur internet, les fausses informations pullulent et plusieurs journaux sont pointés du doigt pour leur couverture médiatique biaisée.
Le 11 octobre, dans le cortège funéraire, des hommes brandissent un gilet pare-balle recouvert de sang. Le mot “Press” s’étale clairement en lettres devenues rouges. Derrière, la procession porte les corps des journalistes, enroulés dans des linceuls blancs. Des casques bleus arborant également la mention “press” ont été posés sur les victimes.
Saeed al Taweel (rédacteur-en-chef d’Al Khamsa News), Mohammed Sobh (Khabar) et Hisham Alnawajha (Khabar) ont été tués la veille par un bombardement israélien qui, d’après plusieurs sources, aurait visé explicitement ce bâtiment qui abritait plusieurs journalistes.
Sur les réseaux sociaux, le dernier message de Saeed Al Taweel a été largement diffusé. “Ils viennent d’envoyer un avertissement indiquant que le bâtiment Hiji sera bombardé. La zone a été entièrement évacuée”, indique-t-il dans une vidéo. D’après le témoignage d’un journaliste sur place, la frappe touche finalement un autre bâtiment, beaucoup plus proche de l’endroit où les journalistes se tenaient. Leurs locaux étaient à trois bâtiments de celui ayant reçu l’avertissement israélien.
D’après des associations de protection des journalistes*, 14 journalistes sont mort·es à Gaza depuis le début du conflit. La majorité a été tuée alors qu’ils couvraient les bombardements. D’autres sont mort·es en tant que civil·es, lorsque des frappes ont atteint leur domicile.
La presse délibérément visée
Le 13 octobre, une attaque à la frontière sud Liban fait de nouvelles victimes. Issam Abdallah, vidéaste pour Reuters a été touché par une roquette israélienne. Au moins six autres personnes ont été blessées.
“ Je suis toujours à l’hôpital et mon corps porte de nombreuses traces d’éclats d’obus et de douleur, et dans mon cœur, le plus gros éclat d’obus est la perte d’un cher collègue”, témoigne Carmeen Joukhadar qui travaille pour Al Jazeera et qui a été blessée dans l’attaque qui a tué Issam Abdallah.
Selon plusieurs sources, le groupe de journalistes était clairement identifiable. Dans une story instagram publiée par l’une des journalistes blessées, Christina Assi, les journalistes sont visibles, vêtus de gilets de presse et n’étaient proches d’aucune infrastructure militaire.
“Une tension permanente nous accompagne”, témoigne Yasmine Asaad, journaliste pour AsharqNews - Bloomberg à inkyfada. “Pour se protéger, on essaye de choisir des zones de couverture semi-sécurisée, et on couvre également à partir d’endroits un peu éloignés de la région ou des frontières sud et nord”. Mais cela ne suffit pas toujours, comme en témoigne la mort de Issam Abdallah.
“En tant que journalistes, on nous intercepte sur terrain de la part des appareils sécuritaires israéliens (police et armée). Les colons nous agressent également. Il y a clairement une volonté de viser les journalistes et de les interdire de couvrir ce qui se passe. Ils surveillent aussi ce qu’on dit dans nos interventions ou nos déclarations en live”, continue la journaliste.
À part le risque de bombardement, plusieurs reporters témoignent être pris·es à parti par la police ou l’armée ou par les colons israélien·es. Une vidéo de la chaine Alaraby TV montre un de leur journaliste agressé verbalement en hébreu et menacé en direct par un représentant des forces de l’ordre israélien. “Tu as intérêt à dire des choses positives, tu as compris ?!”, crie-t-il à Ahmed Darawsha quand celui-ci lui répond qu’il rapporte les actions de l’armée israélienne. “Tous ceux du Hamas doivent être massacrés, c’est bien clair ? Si tu ne dis pas la vérité, malheur à toi !”.
Quand le policier s’éloigne, Ahmed Darawsha garde le silence quelques instants, malgré les questions de son collègue. “La police israélienne surveille ce qu’on dit et cet homme est venu vers moi en me criant et en me menaçant”, finit-il par répondre.
Le policier revient alors une dernière fois et s’adresse cette fois directement à la caméra :
“Nous allons réduire Gaza en poussière ! En poussière !”, répète-t-il plusieurs fois, alors que son visage s’étale en gros plan sur l’écran.
Fake news et biais médiatiques
Alors que les journalistes travaillent dans des conditions difficiles sur le terrain, le traitement médiatique à l’international a été dénoncé à plusieurs reprises, à la fois pour la diffusion d’informations fausses mais également en raison d’une couverture journalistique biaisée. En signe de protestation, des journalistes ont démissionné par exemple du média français CNews.
“Ce matin, j’ai présenté ma démission de la British Broadcasting Corporation, BBC, comme l’exige ma conscience professionnelle”, indique Bassem Bounneni, correspondant pour la BBC en Afrique du Nord, le 18 octobre.
La BBC a été pointée du doigt depuis le début du conflit en raison de sa ligne éditoriale jugée favorable à Israël. Le 16 octobre, la chaîne a dû présenter des excuses pour avoir qualifié une manifestation de soutien à la Palestine ayant rassemblé 150.000 personnes comme soutenant le Hamas.
Plus récemment, en répondant aux questions du lectorat, une journaliste a indiqué que les tunnels du Hamas (communément appelé “le métro du Hamas") pourraient avoir été construits sous des écoles et des hôpitaux. 24h plus tard, l’hôpital Al-Ahli Arab dans le centre de Gaza est bombardé. De nombreux internautes font immédiatement le rapprochement entre les deux événements et accusent la BBC de complicité, témoignant du manque de confiance qu’ont désormais les internautes envers la chaîne britannique.
Le 14 octobre, son siège a été recouvert de peinture rouge - “symbolisant sa complicité avec le génocide” -. Cette action a été revendiquée par le groupe Palestine Action. Dans son communiqué, le groupe accuse le média “d’inviter des Palestiniens uniquement quand des Israéliens sont tués, sans se soucier des Palestiniens tués par Israël”, de décontextualiser le conflit, ou encore de ne ne pas avoir rendu compte “des mensonges racistes véhiculés par les médias internationaux, y compris les allégations de viols en masse et de bébés décapités”.
Le 10 octobre, Nicole Zedek d’i 24News affirme qu’elle a été témoin d’atrocités et d’avoir vu de ses propres yeux des bébés décapités. La machine médiatique s’empare immédiatement de l’affaire qui est même reprise par le président américain Joe Biden. Ce dernier affirme avoir vu des “photos confirmées de terroristes décapitant des enfants”, pour que la Maison Blanche clarifie par la suite que le président n’avait pas vu de telles photos et qu’il se basait sur les reportages médiatiques et les commentaires du porte-parole israélien, Tal Heinrich.
Les informations publiées par la suite ont montré que cette information émanait d’un seul rapport de militaires israéliens. Validée par le Premier ministre israélien et son porte-parole, l’information a été reprise pour compte par CNN, l’une des principales chaînes d’infos américaines, avant de remonter aux plus hautes sphères de l’Etat américain.
Sur X (connu auparavant comme Twitter), Marc Owen Jones, professeur associé effectuant des recherches sur la répression politique et les stratégies de contrôle de l’information montre que rien que sur la plateforme, l’information “a généré au moins 44 millions d’impressions, 300 000 mentions J’aime et plus de 100 000 partages (retweets). Les principaux propagateurs de l’histoire étaient @i24NEWS_EN et @Israel, l’histoire était basée sur une couverture de @Nicole_Zedek."
Dans une tribune publiée sur le site d’Al Jazeera, Rami G Khouri - chercheur émérite à l’Université américaine de Beyrouth, journaliste et auteur de livres avec 50 ans d’expérience dans la couverture du Moyen-Orient - explique que “cependant, le mal était fait, et la propagation sur les réseaux sociaux de fausses informations à la manière d’un incendie de forêt avait influencé des millions de personnes à travers le monde, principalement en renforçant les lignes de faille et les confrontations idéologiques ou culturelles déjà existantes."
Les Israéliens sont tués VS les Palestiniens meurent
Au-delà du problème des fake news, la manière dont l’information est diffusée et formulée joue un rôle crucial dans la perception du conflit. Plusieurs médias ont choisi d’utiliser les termes “gérés par Hamas” ou “contrôlés par Hamas” en couvrant les dernières attaques à Gaza. Un choix est également fait en mentionnant les pertes humaines en faisant la différence entre des Palestinien·nes qui sont tout simplement mort·es ou blessé·es face à des Israéliens qui seraient tué·es.
Plusieurs internautes ainsi que des expert·es dans la couverture de ce type d’événements ont épinglé des médias dans leur utilisation de ce langage considéré comme déshumanisant. Chris McGreal, un ancien reporter ayant couvert le génocide rwandais, explique que “le langage déshumanisant émanant d’Israël et de certains de ses partisans à l’étranger est similaire à celui entendu à d’autres moments et en d’autres lieux, contribuant à créer un climat propice à la perpétration de crimes terribles”.
Cette rhétorique s’inscrit également dans une atmosphère de décontextualisation du conflit et de la situation d’occupation de la Palestine par Israël par les médias. “La Palestine est une des dernières sociétés au monde à vivre le colonialisme et l’apartheid”, rappelle le politologue Ali Mourad à Daraj Media. "Si l’Occident veut nier cette vérité, il peut la nier, l’ignorer et ne s’en tenir qu’au récit israélien. Cependant, cela ne découragera pas le peuple palestinien".
“Les reportages anhistoriques sont nuisibles car ils ne font qu’effleurer les décennies de résistance, de nettoyage ethnique, de situations d’urgence et d’injustice orchestrées par l’occupation. S’il est important d’humaniser la souffrance des deux côtés, il est essentiel de noter que le statut de l’occupant et de l’occupé dans cette crise n’est pas le même”, dénonce en ce sens l’écrivaine Sarzah Yeasmin.
Déjà en 2014, le politologue français Julien Salingue soulignait qu’un traitement “équilibré” entre Israël et la Palestine menait nécessairement à des biais journalistiques, compte tenu de la situation politique locale, en plus d’être en contradiction avec le droit international qui définit les actions d’Israël comme celles d’une puissance occupante.
Le Shadow Banning, la censure insidieuse
Au-delà de la couverture de la part des médias classiques, l’accès à l’information sur les réseaux sociaux est également un enjeu de taille depuis le début des bombardements. Plusieurs utilisateur·trices ont rapidement observé que leur nombre de “vues” avait diminué d’une manière drastique. Des captures d’écran ont commencé à circuler montrant une audience habituelle de plus de 5000 vues diminuer à moins de 100 quand le contenu est pro-Palestine.
Cette nouvelle forme de censure mise en place par des plateformes comme Meta qui gère Facebook et Instagram a suscité une plus grande indignation de la part des internautes. Plusieurs créateurs de contenu ont expliqué cette technique connue sous le nom de “shadow banning” (bannissement invisible) et ont commencé à partager différentes stratégies pour le contourner : “Voilà l’image random d’un chien” ; “Ne postez pas pendant 24h”...
Le 12 octobre, la Commission européenne a ouvert une enquête contre X pour la diffusion présumée de “fausses informations”, “contenus violents et à caractère terroriste” ou encore “discours de haine”. La commission a également sommé Meta et X de “respecter leur obligation légale d’empêcher d’étendre du contenu dangereux lié au Hamas”.
Le 19 octobre, la Commission a fini par ouvrir également une enquête contre Meta et Tiktok en demandant à Meta “de fournir plus d’informations sur les mesures qu’elle a prises pour se conformer aux obligations liées aux évaluations des risques et aux mesures d’atténuation visant à protéger l’intégrité des élections, notamment à la suite des attaques terroristes menées par le Hamas en Israël. Cela concerne en particulier la diffusion et l’amplification de contenus illégaux et de désinformation" et à TikTok “de fournir davantage d’informations sur les mesures qu’elle a prises pour se conformer aux obligations liées aux évaluations des risques et aux mesures d’atténuation visant à contrer la diffusion de contenus illégaux, en particulier la diffusion de contenus terroristes et violents, de discours haineux, ainsi que la présumée diffusion de désinformation."
Dans les faits, ce qui est constaté sur les plateformes gérées par Meta (Facebook et Instagram), c’est une censure des publications affichant un soutien au peuple palestinien ou partageant des images et vidéos de ce qui se passe à Gaza. Cette censure n’était pas observée uniquement à travers le “shadow banning” mais aussi par la suspension de certains comptes actifs, l’interdiction de publier ou de commenter pendant 24h ou plus.
D’après 7amleh, un groupe de défense des droits numériques des Palestinien·nes, des centaines de personnes se sont plaintes que leurs publications liées à la guerre ont été supprimées. Cette tendance est loin d’être nouvelle, souligne le fondateur et directeur du groupe, Nadim Nashif.
“Cela a été une tendance de Meta en temps de crise, et nous avons constaté une augmentation significative du nombre de Palestiniens et de leurs alliés signalant une portée limitée et des erreurs dans le contenu qu’ils ont publié sur la crise en cours en Palestine”, déclare-t-il au journal The Guardian.
Dans le même temps, la même organisation affirme avoir détecté plus de 19.000 publications en hébreu incluant du contenu haineux contre les Palestinien·nes.
Entre les menaces qui pèsent sur les journalistes sur le terrain et la couverture médiatique à l’international, la situation à Gaza a atteint une véritable crise humanitaire et est qualifiée de génocide au vu des bombardements continus, le refus d’un cessez-le-feu par les puissances mondiales siégant au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Dans ce contexte de violences, la manipulation croissante de l’information dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux ne font qu’empirer la situation. Malgré tout, plusieurs journalistes sur terrain continuent de documenter les atrocités et affrontent le danger pour relayer une information vérifiée et en direct. Le 18 octobre au soir, alors que la zone de l’hôpital Al Quds subit des attaques répétées, le journaliste Motaz Azaiza couvrait l’événement en direct. “Priez pour que je survive”, répète-t-il à de nombreuses reprises.