Pourquoi les Ukrainien·nes devraient soutenir les Palestinien·nes

Comment peut-on regarder des images de Gaza et ne pas voir Marioupol ou Bakhmout ?

, par OpenDemocracy , SABUROVA Daria, VANBESELAERE Léna (trad.)

Alors que l’assaut d’Israël contre la Palestine continue, les apparentes similitudes avec l’invasion russe de l’Ukraine s’accentuent. L’état de « siège total » de la bande de Gaza par Israël (coupant l’accès à l’eau, l’électricité et la nourriture à plus de deux millions d’habitants) fait écho à l’intention russe de détruire nos infrastructures énergétiques l’hiver dernier. Cela a entre autre valu à la Russie l’étiquette d’« État terroriste » par les Ukrainien·nes.

Dès que l’ordre d’évacuer le nord de Gaza a été donné aux 1.1 millions d’habitants, les Ukrainien·nes devaient savoir que cela exposerait les plus vulnérables - les personnes âgées et les personnes malades - à une mort certaine. Nous savons que lorsque les gens n’ont plus d’alternatives viables, généralement, iels préfèrent rester.

Les images d’une dévastation totale qui nous parviennent de Gaza et qui suggèrent le mépris de l’armée israélienne pour le droit international humanitaire, ressemblent également à celles de Marioupol ou de Bakhmout l’année dernière. Israël, tout comme la Russie en Ukraine, a été accusé d’avoir bombardé des secteurs résidentiels, des couloirs d’évacuation, ainsi que Rafah, le seul point de sortie de la ville.

Bien entendu, les attaques brutales du Hamas contre des civil·es dans les kibboutz israéliens ressemblent aussi aux massacres perpétrés par la Russie à Boutcha en mars 2022. Il est ainsi normal qu’elles aient été condamnées par le président ukrainien Volodymyr Zelenskyi et le ministre des Affaires étrangères. Mais leurs messages de soutien envers les victimes et leurs familles étaient accompagnés d’affirmations problématiques, dont la conclusion véritablement catastrophique de Zelenskyi selon laquelle Israël a le droit inconditionnel de se défendre.

Depuis lors, les représentants ukrainien·nes évitent de parler directement de « l’opération Épées de Fer » d’Israël, même si le nombre de mort·es à Gaza a dépassé les 3 500 au cours des 11 jours suivant son lancement, d’après les autorités palestiniennes.

Mais le blanc-seing de l’Ukraine donné à toute réponse qu’Israël peut juger nécessaire n’a guère de sens, étant donné les relations israélo-ukrainiennes historiques ou récentes, qui ont été marquées par des tensions concernant l’occupation et le respect du droit international. Compte tenu des problèmes de sécurité auxquels l’Ukraine est confrontée, sa politique étrangère reste fidèle à la promotion de deux causes : le respect de l’intégrité territoriale et le désarmement nucléaire.

Portion du mur de séparation contruit par Israël en Cisjordanie. Photo Ben Chun via flickr

Tensions diplomatiques

Contrairement aux États-Unis et ses alliés européens, l’Ukraine a systématiquement soutenu les résolutions de l’ONU condamnant l’occupation illégale des terres palestiniennes, non sans souci de cohérence avec sa propre revendication territoriale sur la Crimée occupée.

En 2014, Israël n’a pas voté la résolution de l’ONU qui dénonçait l’annexion de la Crimée par la Russie et réaffirmait l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Deux années plus tard, l’Ukraine a adopté une résolution condamnant les colonies israéliennes à Jérusalem, ce qui a incité le premier ministre Benyamin Netanyahu à annuler la visite en Israël d’un représentant ukrainien, Volodymyr Groysman, alors Premier ministre.

Ces tensions se sont intensifiées au cours de l’année écoulée, notamment lorsque Kiev a soutenu deux résolutions de l’ONU en novembre 2022. La première concernait la dénucléarisation du Moyen-Orient dirigée contre le programme nucléaire israélien, et la seconde concernait l’ouverture d’une enquête internationale sur « l’occupation, la colonisation et l’annexion prolongées du territoire palestinien » par Israël, réaffirmant le droit à l’autodétermination des Palestinien·nes.

Puis, en juillet 2023, l’ambassadeur d’Israël en Ukraine, Michael Brodsky, a condamné le soutien de l’Ukraine à 90% des résolutions « anti-Israël » de l’ONU, qu’il a qualifié de « situation anormale, d’autant plus que l’Ukraine se tourne souvent vers Israël pour diverses demandes ». Ces requêtes ont aussi fait l’objet de tensions entre les deux pays, Israël ayant envoyé de l’aide humanitaire en Ukraine mais refusant d’envoyer des armes, même à vocation défensive, affirmant qu’Israël, contrairement aux membres de l’OTAN, ne peut compter que sur lui-même.

Israël s’est aussi montré prudent concernant sa position sur l’agression russe contre l’Ukraine, cherchant à maintenir des relations diplomatiques cordiales avec la Russie compte tenu de ses propres intérêts militaires en Syrie. Il ne s’est pas joint à de nombreux pays occidentaux pour imposer des sanctions à la Russie, et s’est abstenu lors du vote d’une résolution de l’ONU en faveur des réparations de la Russie pour ses destructions en Ukraine. Depuis l’invasion [russe, ndr], Israël a accueilli 30 000 Ukrainien·nes (dont 15 000 juif·ves ukrainien·nes dans le cadre d’un programme de rapatriement [en référence à la Loi du Retour israélienne, ndr) ; bien moins que d’autres pays.

Expliquer le silence

La plupart des politicien·nes et diplomates ukrainien·nes considèrent probablement l’histoire entre Israël et la Palestine comme trop complexe pour distinguer l’agresseur de la victime. Mais cela n’explique pas leur silence sur les violations du droit international commises par Israël ces derniers jours, qui ne sont pas différentes des actions précédemment dénoncées. Leur silence a probablement trois origines.

Tout d’abord, l’Ukraine a cherché, le plus clairement possible, à se distancer du Hamas (désigné comme « les nouveaux nazis » par Netanyahu) et de leurs méthodes implacables qui ont été utilisées pour viser arbitrairement des civils israéliens. Cela est dû au fait que la Russie a pu justifier l’invasion de l’Ukraine en prétendant qu’il était nécessaire de « dénazifier » le pays, utilisant efficacement cette justification dans les pays du Sud et auprès de certaines franges de la société civile occidentale. Pourtant, dans le discours dominant des gouvernements occidentaux, il est impossible de différencier les actions du Hamas et la lutte plus générale des Palestinien·nes pour la liberté et la justice, qui se compose de forces multiples et variées. Ironiquement, les diplomates ont averti que le manque de soutien à la Palestine se traduira certainement par une diminution du soutien à l’Ukraine dans les pays du Sud Global.

Le discours occidental dominant est souvent perçu comme l’amalgame entre antisémitisme et critique d’Israël. C’est pourquoi le gouvernement ukrainien est particulièrement prudent avec ses déclarations officielles dans l’arène internationale. Cela est aussi dû au fait que l’Ukraine est l’un des pays les plus marqués par l’Holocauste, avec presque 1,5 million de juif·ves tués entre 1941 et 1945, mais aussi parce que les mouvements nationalistes ukrainien·nes, qui ont abrité les responsables de ces massacres, ont été blanchis et héroïsés en Ukraine.

Enfin, la position de l’Ukraine pourrait simplement relever du pragmatisme géopolitique. L’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne établit une clause sur la « convergence sur les questions de politique étrangère et de sécurité » qui oblige l’Ukraine à s’aligner sur les positions exprimées par les représentants européens. Et sa dépendance aux aides humanitaires occidentales et surtout aux aides militaires prédispose ses dirigeant·es à s’aligner avec ses alliés, particulièrement les États-Unis, au risque d’être privé de leur soutien. Le fait que le Hamas maintienne des liens privilégiés avec la Russie ne peut que renforcer cette loyauté.

Un récent communiqué du ministre des Affaires étrangères ukrainien, publié le 17 octobre dernier, reflète l’ambiguïté et les principes contradictoires de la politique étrangère de l’Ukraine. Il réaffirme son soutien aux « efforts déployés par Israël pour lutter contre les actes terroristes », mais il « préconise également le règlement du conflit israélo-palestinien à l’aide de moyens politiques et diplomatiques.

Le lendemain, après la frappe sur l’hôpital Al-Ahli qui a tué des centaines de Palestinien·nes, dont Israël et le Hamas nient toute responsabilité, les représentant·es ukrainien·nes ont publié leur première déclaration sur la situation humanitaire à Gaza. La déclaration insiste sur le fait que les deux parties devraient « suivre les règles de la guerre et respecter les normes du droit humanitaire international » mais n’a pas réussi à appeler à un cessez-le-feu immédiat.

Le besoin de s’exprimer

Alors que la position officielle de l’Ukraine est dictée par des considérations à la fois pragmatiques et diplomatiques, la société civile ukrainienne n’est, quant à elle, pas obligée de se conformer au silence de son gouvernement sur l’opération punitive d’Israël contre Gaza.

Les injustices d’Israël en Palestine, comme celles de la Russie en Ukraine, vont bien au-delà du non-respect des lois de la guerre. Les Ukrainien·nes répètent à juste titre que la guerre de la Russie contre le peuple ukrainien n’a pas commencé le 24 février 2022. Une partie de l’Ukraine a été occupée depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et la colonisation par l’Empire russe des peuples qui habitent les territoires ukrainiens remonte au 17ème siècle.

Cette histoire, qui a continué pendant l’ère soviétique, comporte des épisodes de nature génocidaire. Cela inclut l’Holodomor, une immense famine artificielle qui a tué plusieurs millions d’Ukrainien·nes entre 1932 et 1933, et des déplacements massifs de la population comme les 238 000 Tatares de Crimée déporté·es vers d’autres républiques soviétiques sous les ordres de Staline en 1944. Près de la moitié des Tatares sont mort·es de faim et de maladies durant les années qui ont suivi.

De la même façon, la guerre d’Israël contre le peuple palestinien n’a pas débuté le 7 octobre 2023. Elle a débuté avec la Nakba de 1948, quand plus de 700 000 Palestinien·nes ont été expulsé·es de leurs territoires. En 1967, à la fin de la Guerre des Six Jours, Israël occupait le reste des territoires palestiniens, causant un nouvel exode palestinien et l’installation de nouvelles colonies israéliennes.

Souvent, les Palestinien·nes disent que la Nakba est un processus continu, puisque les dépossessions et les crimes coloniaux n’ont jamais cessé. Ils ont été divisés et ont vécu des expériences différentes selon s’iels vivent en Cisjordanie, en Israël, à Gaza ou s’iels sont réfugiés. Mais toustes sont affecté·es par le régime de l’apartheid. Les Palestinien·nes de Gaza souffrent particulièrement du blocus imposé par Israël depuis 2006 avec la collaboration de l’Égypte, faisant de la bande de Gaza la plus grande prison à ciel ouvert du monde.

Le fléau qui a tué des civil·es et israélien·nes et palestinien·nes ces derniers jours s’inscrit dans la poursuite de l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens par Israël. En ce sens, l’oppression des peuples ukrainien·nes et palestinien·nes ont des similitudes : il s’agit de l’occupation de nos territoires par des États dotés d’armes nucléaires et d’une écrasante force militaire qui se moquent des résolutions de l’ONU et du droit international, mettant leurs intérêts au-dessus de tout dialogue diplomatique.

En tant qu’Ukrainien·nes, et défenseur·ses de la cause ukrainienne, nous avons une responsabilité particulière de comprendre et d’élever nos voix face à ce qui se passe. Nous devons pointer du doigt les incohérences des gouvernements occidentaux qui soutiennent notre lutte anti-impérialiste tout en soutenant la violence coloniale d’Israël. La tragédie que nous vivons actuellement doit aiguiser notre sensibilité à des expériences humaines similaires [à la nôtre].

Après l’invasion russe, nous avons découvert à quel point la communauté internationale connaissait peu l’histoire de l’Ukraine. Mais que savons-nous de l’histoire de la Palestine ? Dans un monde où la polarisation s’accentue, où les guerres coloniales d’une ampleur et d’une violence stupéfiantes connaissent un nouvel essor, seule la solidarité entre peuples opprimés et la curiosité pour nos combats respectifs, au-delà des divisions géopolitiques, peuvent nous montrer le chemin vers une paix juste et durable.

Lire l’article original en anglais sur Open Democracy