La famine : une ancienne tactique militaire devenue un crime de guerre en Ukraine, au Yémen et dans le Tigré

, par The conversation , DANNENBAUM Tom, DE WAAL Alex, MAXWELL Daniel , VANDAPUYE Emilie (trad.)

Un atroce paradoxe est en train de se produire dans ce pays ravagé par la guerre qu’est l’Ukraine. Des milliers d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens sont privé·es de nourriture dans les villes assiégées par l’armée russe, alors que les stocks de céréales du pays sont pleins à craquer et que le gouvernement supplie l’aide internationale d’exporter les céréales ukrainiennes sur les marchés internationaux.

Yemen
Crédits : Rod Waddington via Flickr (CC BY-SA 2.0)

Un déblocage du blé pourrait amortir la crise alimentaire mondiale, qui est une nécessité urgente. Cependant, cela n’arrêtera en rien les belligérants à travers le monde d’utiliser la faim comme arme de prédilection.

Fin 2021, près de 200 millions de personnes dans le monde souffraient d’insécurité alimentaire aiguë. Ce chiffre a grimpé suite à l’invasion et au blocus russes de l’Ukraine, exportateur clé de céréales et d’oléagineux, ce qui a entraîné un bouleversement des marchés internationaux de l’alimentation, une hausse du prix des aliments et grevé les budgets d’aide financière.

Cependant, la Russie n’est pas le seul pays belligérant à utiliser la faim comme arme de guerre. La plupart des gens menacés de famine aujourd’huivivent dans des régions frappées par la guerre et de nombreuses personnes sont délibérément affamées dans ce qui constitue une forme de torture sociétale.

Traditionnellement, les tactiques militaires de famine ne donnent jamais lieu à des poursuites pour crimes de guerre, mais en tant que spécialistes du droit international, des crises humanitaires et de la sécurité alimentaire, nous pensons qu’il est temps de dénoncer l’aspect criminel de cette pratique.

Elle n’est pas l’apanage des dictateurs

La famine est l’une des armes de guerre les plus anciennes. Les Romains l’ont utilisée pour vaincre et détruire Carthage en 146 avant Jésus-Christ. Ces tactiques ont peu changé avec le temps : destruction des exploitations agricoles, des ressources alimentaires et en eau, et isolation des populations ennemies assiégées.
Il est tentant de penser que seuls les dictateurs utilisent la nourriture comme arme, mais la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine actuellement rappelle l’Holodomor du dictateur Joseph Staline, l’oppression de l’Ukraine par la famine en 1933.

Suite au Hungerplan, ou plan de la faim, d’Adolf Hitler, 4,2 millions de Soviétiques sont morts de faim pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1977, au Cambodge, Pol Pot s’est servi de la famine de masse pour mettre en œuvre son plan titanesque de restructuration sociale, basé sur la notion d’« année zéro », afin de faire de son pays une nation exclusivement agraire.

Les États libéraux sont loin d’être innocents. Le Code Lieber de 1863, que le président Abraham Lincoln a ratifié pour expliquer à l’armée de l’Union les limites des hostilités, stipule qu’il est « légal d’affamer les belligérants hostiles, armés ou non armés, » et explique que l’armée peut contraindre les civils en fuite à retourner dans une zone assiégée « pour hâter la capitulation. » Ce n’est qu’en 2015 que le département de la Défense des États-Unis a formellement abandonné ces dispositions légales.

Néanmoins, ce n’était pas une simple doctrine conceptuelle. Les puissances atlantiques ont utilisé la famine de masse comme arme de guerre pendant les deux guerres mondiales avec leurs blocus maritimes rigoureux.

Les États-Unis sont allés jusqu’à appeler leur campagne d’encerclement du Japon en 1945, « Opération Famine ». Tandis que la Grande-Bretagne a réutilisé cette expression pour son programme de délocalisation massive des populations, destiné à vaincre les communistes en Malaisie Britannique, dans les années 50.

Lorsque les conventions de Genève, traités clés régissant la guerre, ont été rédigés après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont réussi à faire front aux initiatives visant à interdire de telles méthodes, perdurant ainsi l’usage de la famine dans les conflits armés pendant encore de nombreuses décennies.

La famine, un crime de guerre

Les premières mesures significatives destinées à interdire ces stratégies ont été engagées après les famines causées par la guerre dans la région sécessionniste du Biafra, au Nigéria, à la fin des années 60, et au Bangladesh, en 1972 et 1974. Ainsi, en 1977, les nations ont ajouté deux protocoles d’accord aux conventions de Genève, qui incluent l’interdiction « d’utiliser la famine à l’encontre des civils comme arme de guerre ». Ces protocoles d’accord ont été signés respectivement par 174 et 169 États.

En 1998, la Statut de la Cour pénale internationale a établi que l’utilisation de la famine dans les conflits armés internationaux était des crimes de guerre. L’amendement de 2019 a élargi cette doctrine aux conflits armés non internationaux : conflits entre États et groupes armés organisés, ou entre groupes armés organisés. Outre la nourriture, la définition juridique de la famine comprend également la privation d’eau, d’abri et de soins médicaux.

Les tactiques de famines

Malgré ces avancées juridiques, on observe toujours des crimes de famine dans les conflits récents ou actuels en Éthiopie, au Mali, en Birmanie, au Nigéria, dans le Soudan du Sud, en Syrie, au Yémen et aujourd’hui, en Ukraine.

Les parties en guerre attaquent les travailleurs humanitaires et les agriculteurs, volent ou massacrent le bétail, et détruisent ou rendent inutilisables les récoltes, les terres et toutes les autres sources de nourriture.

Elles empêchent également les gardiens de troupeaux de se déplacer librement avec leur bétail, les agriculteurs, de travailler sur leurs terres, et la population affamée, de chercher des fruits sauvages ou des plantes fourragères.

Les effets sont dévastateurs. Entre 2020 et 2022, le nombre de personnes victimes de conflits armés et nécessitant urgemment une assistance alimentaire est passé de 99 millions à 166 millions. Cela inclut près des deux tiers de la population du Soudan du Sud, où environ une personne sur quatre vit en véritable situation d’urgence humanitaire.

Quant à la population yéménite, isolée d’un côté par le blocus saoudien et émirien, et privée de nourriture et de médicaments par les Houthis, de l’autre, cela fait des années qu’elle subit l’une des crises humanitaires les plus sérieuses dans le monde.

Dans son rapport de 2021, la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie de l’ONU a déclaré que « ces sièges des temps modernes, où la population est délibérément affamée, étaient dignes du Moyen Âge ». Selon elle, le régime syrien entrave « de façon injustifiable et indigne » l’aide humanitaire destinée, entre autres, aux habitants d’Alep, de Homs, de Daraa et de la Ghouta orientale.

La situation la plus extrême est peut-être celle de la région du Tigré, en Éthiopie, qui est assiégée par le gouvernement éthiopien depuis 2020. Les secteurs bancaire et commercial ont été fermés et l’aide humanitaire ne passe qu’au compte-gouttes. Cette stratégie est utilisée parallèlement à la campagne de destruction, de pillages, de viols et de massacres qui a anéanti l’économie d’une région de 7 millions de personnes.

En Ukraine, les forces russes emploient un nombre grandissant de tactiques de famine. Elles assiègent les populations, attaquent les épiceries, les zones agricoles et les entrepôts de céréales, posent des mines dans les champs, empêchent les cargos remplis de blé de quitter les ports ukrainiens etont détruit le terminal d’exportation de céréalesà Mykolaïv. En outre, bien que les États-Unis et l’Union européenne aient exclu les engrais de leurs sanctions (la Russie et la Biélorussie sont parmi les plus grands producteurs mondiaux), la Russie a décidé d’en suspendre l’exportation.

Répondre à la crise

En accord avec la Cour pénale internationale, de nombreux pays interdisent désormais l’utilisation de la famine comme méthode de guerre dans leurs lois nationales sur les crimes de guerre. Parmi ces États, la France, l’Allemagne, la Norvège et la Suède ont ouvert une enquête sur les crimes de guerre présumés commis en Ukraine et en Syrie.

Bien que les Codes pénaux de la Russie et de l’Ukraine ne mentionnent pas expressément les tactiques de famine, ils comprennent des clauses selon lesquelles de tels crimes peuvent faire l’objet de poursuites. De même, le Code pénal éthiopien reconnaît la famine comme un crime de guerre.

Des sanctions pénales ne suffiront pas à mettre fin à la famine dans les conflits armés. Il faudrait aussi mettre en place des plans de reconstruction, de réparation, de soutien des communautés déplacées et d’action humanitaire ciblée. Pourtant, nous pensons qu’il est temps de placer l’imputabilité au cœur de cette réponse.

Pour ce faire, nous recommandons vivement aux enquêteurs de se concentrer sur les méthodes de famine dans leurs comptes-rendus exceptionnels sur les crimes de guerre en Ukraine. Il faut également reconnaître que les tactiques employées par la Russie ne sont pas singulières. Les instances juridictionnelles concernées devraient ainsi prêter une attention similaire à l’utilisation criminelle de la famine dans les régions comme le Soudan du Sud, la Syrie, le Tigré et le Yémen.

Voir l’article original sur le site de The Conversation

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Initialement publié le 21 juin 2022, cet article a été traduit par Emilie Vandapuye, traductrice bénévolen, pour ritimo.
L’article est également disponible en anglais sur notre site.