La Russie et l’Ukraine représentent à elle deux les exportations mondiales totales d’environ 30 % de blé, 20 % de maïs et 80 % des produits à base de graines de tournesol, y compris les huiles. La guerre a eu pour effet de discontinuer en grande partie les exportations de céréales en provenance d’Ukraine et elle affecte la capacité des agriculteurs ukrainiens à ensemencer la prochaine culture de 2022. Les plantations en 2022 devraient être réduites de près d’un quart dans ce pays.
Les sanctions et les contraintes imposées au transport maritime dans la Mer Noire ont en grande partie interrompu les exportations russes, à l’exception de celles qui se font par voie terrestre vers des pays amis voisins. Cela a eu pour conséquence de faire grimper le prix mondial des céréales et des oléagineux et d’augmenter le coût global des aliments.
Les interdictions qui ont frappé le pétrole russe ont également provoqué une flambée mondiale des coûts énergétiques. La Russie et son alliée la Biélorussie, elle aussi touchée par certaines sanctions économiques, sont d’importants producteurs et exportateurs d’engrais agricoles. Lecoût élevé des engrais pourraient avoir des répercussions généralisées sur la production alimentaire.
Je fais des recherches sur les famines et les graves crises de sécurité alimentaire et je fais partie d’un groupe d’experts indépendants qui étudie les données, les analyses et les conclusions de ces crises, chaque fois qu’une évaluation nationale indique qu’une famine est susceptible de se produire ou est sur le point de se produire.
Le peuple ukrainien mérite toute l’attention et l’aide qu’il reçoit en ce moment. Mais je pense que la communauté mondiale ne doit pas perdre de vue la détresse humanitaire touchant actuellement de nombreux pays qui sont loin des projecteurs.
Des conditions parfaites pour une précarité alimentaire
Le prix des denrées alimentaires et des engrais battait déjà des records dans le monde entier avant même que la Russie n’envahisse l’Ukraine en février 2022. Le prix des céréales et des oléagineux avait déjà atteint ou dépassé les niveaux enregistrés en 2011, lorsqu’une famine dévastatrice en Somalie - déclenchée en partie par le coût excessif des aliments - a tué plus de 250 000 personnes.
2011 a également vu éclore les révoltes du Printemps Arabe en Égypte, au Yémen, en Libye, au Bahreïn et en Syrie. De nombreux facteurs alimentaient ces insurrections, notamment le prix incroyablement élevé du paindans les grandes villes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
La guerre en Ukraine provoque aujourd’hui une escalade des prix qui atteignent des niveaux proches des pires niveaux jamais enregistrés. Le 8 avril, le coût moyen des céréales alimentaires de base avait augmenté de plus de 17 % par rapport au mois de février. Pour les pays importateurs de denrées alimentaires, cette augmentation fera considérablement grimper le coût des denrées alimentaires dans le monde entier. Et compte tenu de la poursuite probable de la guerre, une pénurie mondiale d’approvisionnement pourrait conduire les pays à adopter des mesures telles que l’interdiction d’exporter, ce qui perturbera encore plus les marchés alimentaires.
Le marché mondial des céréales est très centralisé. Plus de 85 % des exportations mondiales de blé proviennent exclusivement de sept pays : l’Union européenne, les États-Unis, le Canada, la Russie, l’Australie, l’Ukraine et l’Argentine. Le même pourcentage des exportations de maïs provient de quatre pays seulement : les États-Unis, l’Argentine, le Brésil et l’Ukraine.
De nombreux pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont de majeurs importateurs de blé et achètent une grande partie de leur approvisionnement à la Russie et à l’Ukraine. La Russie et l’Ukraine fournissent par exemple 90 % des importations de blé de la Somalie, 80 % de celles de la République démocratique du Congo et environ 40 % de celles du Yémen et de l’Éthiopie.
La perte des exportations ukrainiennes et russes a pour résultat l’augmentation du prix des céréales et des distances d’expédition accrues pour d’autres fournisseurs tels que l’Australie, les États-Unis, le Canada et l’Argentine - au moment précis où le coût élevé des sources énergétiques augmentent les coûts d’expédition. Et comme les marchés mondiaux des céréales sont libellés en dollars américains, la force actuelle du cours du dollar rend les céréales encore plus chères pour les pays dont la monnaie est plus faible.
Famine : Signal d’alarme
Ces différents effets pourraient être désastreux pour les nations déjà menacées par la famine. Avant la guerre, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture estimait déjà que 161 millions de personnes réparties dans 42 pays différents étaient en situation d’extrême insécurité alimentaire, ce qui revient à dire qu’elles avaient besoin d’urgence d’aide alimentaire. Plus d’un demi-million de personnes se sont vues confrontées à des niveaux de famine et de carence alimentaire - des niveaux de loin les plus élevés depuis au moins le début des années 2000. Les pays les plus touchés sont le Yémen, l’Éthiopie, le Nigéria, la République démocratique du Congo, le Soudan, le Soudan du Sud, l’Afghanistan, la Somalie et le Kenya.
Les causes de ces crises varient. La plupart d’entre elles ont cependant un facteur commun, celui des conflits violents. Certains pays ont encore du mal à se remettre des impacts économiques et sanitaires de la pandémie du COVID-19. En outre, le faible niveau de pluies enregistrées entre le mois de mars et le mois de mai, bien inférieur à la moyenne, menace désormais laCorne de l’Afrique de faire face à une sécheresse dévastatrice. Il s’agirait de la quatrième saison consécutive durant lesquelles les pluies seront inférieures à la moyenne dans certaines régions de l’Éthiopie, de la Somalie et du Kenya.
Une sévère famine menaçait déjà l’Ukraine avant la guerre
Avant même que l’Ukraine ait été envahie, cette combinaison de facteurs avait déjà eu pour conséquence que le nombre de personnes ayant besoin de nourriture et d’aide humanitaire pour pouvoir survivre dans la région de l’Afrique de l’Est, atteigne des records jamais égalés. Le marché du travail en milieu rural et le prix du bétail, qui tous deux sont ce que les plus pauvres ont à vendre,se sont effondrésà cause de la sécheresse, au moment précis où le prix des produits alimentaires grimpait en flèche partout dans le monde. La baisse spectaculaire du pouvoir d’achat a été l’une des principales causes de la famine de 2011 en Somalie, et aujourd’hui, les mêmes conditions sont en train de se mettre en place rapidement.
Une aide insuffisante
Quand les pays sont en crise, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) des Nations Unies est le principal fournisseur mondial de denrées alimentaires auprès des populations à risque. En 2021, le PAM se procurait près de la moitié de ses céréales en Ukraine.
Une grande partie de l’aide alimentaire fournie par le PAM est effectuée sous forme de transferts monétaires directs plutôt que de provisions en nature. Mais quelle que soit la forme qu’elle prend, le coût de cette aide a considérablement augmenté avec la hausse du prix des denrées alimentaires, du carburant et du transport maritime. Les responsables du PAM estiment que le coût de ses opérations a augmenté de 44% depuis le début de la guerre en Ukraine, et le PAM fait maintenant face à un déficit de financement de 50%.
La crise en Ukraine a également mis en lumière une divergence grandissante entre les subventions et les besoins, en particulier dans certains des pays les plus pauvres du monde. L’ONU a par exemple lancé un appel éclair à la solidarité pour l’Ukraine début mars 2022. Au 15 avril, il étaitfinancé à 65 %. Les pays menacés de famine, dont les appels datent de plus longtemps, ont reçu beaucoup moins de fonds. Le 15 avril, l’appel de l’Afghanistan était financé à 13,5 %, le Soudan du Sud à 8,2 %, et la Somalie à 4,4 % seulement. Le financement pour les besoins humanitaires s’élève à 6,5 % des demandes mondiales.
Lorsque j’étais directeur régional adjoint de CARE Internationalen Afrique de l’Est, je me demandais souvent quelles retombées une crise humanitaire dans un pays pouvait bien avoir des répercussions dans d’autres pays en crise. Un afflux de réfugiés ayant besoin d’aide ou encore une réorientation du personnel humanitaire afin d’apporter de l’aide dans un autre pays en crise, pourraient se produire.
À cette époque, certaines crises déclenchées par la sécheresse pouvaient toucher plusieurs pays à la fois dans la même région. Mais les retombées qu’entraine la guerre en Ukraine pourraient conduire à la recrudescence des crises humanitaires dans le monde entier.