Le complotisme au service des régimes autoritaires

Entretien avec Marie Peltier

, par Agir par la culture. Magazine politique et culturel , BERTHIER Aurélien

Comment le complotisme s’avère-t-il un outil clé pour servir les dictatures dans leur guerre informationnelle aujourd’hui ? En Syrie hier comme en Ukraine aujourd’hui. Marie Peltier, historienne et enseignante à l’Institut Galilée, travaille les questions liées aux complotismes et à la propagande des régimes autoritaires de longue date. Ses recherches sur le conspirationnisme et sur la propagande développées lors de la guerre en Syrie lui ont permis de modéliser la manière dont les régimes autoritaires faisaient usage des tendances complotistes : rajouter une couche de « complexité » bien artificielle à l’aide de contrefeux et distiller le doute. L’objectif ? Jouer sur les opinions publiques occidentales et empêcher toute identification possible aux victimes de leurs crimes.

Street art représentant Putin comme un danger pour l’Ukraine.

Comment le complotisme, c’est-à-dire le fait de systématiser l’idée que derrière tout récit officiel, il y aurait une mise en scène au service d’intérêt caché, croise-t-il le chemin des propagandes de certains États ?

Le complotisme, historiquement, c’est une arme réactionnaire. C’est une arme de maintien des pouvoirs de domination, particulièrement pour les pouvoirs autoritaires. Ainsi, on a observé dans le contexte européen qu’on a presque toujours utilisé le complotisme dans des moments d’émancipation sociale afin de discréditer les mouvements qui la portaient. Quand on se penche sur les dictatures pour comprendre leur usage du complotisme, c’est très utile de se rappeler qu’il a toujours été un outil de la réaction.

En effet, quand une dictature fait face à de la contestation, le complotisme s’avère un outil rhétorique extrêmement pratique pour décrédibiliser l’opposition. Il faut le comprendre comme une arme antidémocratique qui va laisser entendre que ces velléités démocratiques sont à chaque fois le fruit d’intérêts cachés et malveillants. Ça a notamment été le cas durant les révolutions arabes sur lesquelles j’ai beaucoup travaillé.

Comment cet outil complotiste mis au service de régimes autoritaires va-t-il perturber le débat démocratique dans nos pays ? Quels mécanismes sont à l’œuvre dans la désinformation que ces régimes peuvent utiliser ? Par exemple en Syrie ou aujourd’hui en Ukraine ?

Le terme de « désinformation » laisse entendre qu’on peut combattre ces récits-là en « fact checkant », en tirant fait par fait le vrai du faux, mais il met de côté l’angle plus profond des imaginaires et de la production du récit. C’est pourquoi je lui préfère le terme de « propagande » qui permet selon moi de mieux repolitiser la question du récit.

L’expérience syrienne peut éclairer la situation actuelle autour de l’Ukraine en termes de propagande, car la guerre en Syrie a été pour Poutine un véritable laboratoire du récit des propagandes. C’est un conflit où il a pu tester un ensemble de techniques notamment pour désensibiliser les opinions publiques aux sorts des opposants et des victimes syriennes. Il a vraiment travaillé la manière dont on pouvait mettre un discours au service de cette entreprise de désensibilisation c’est-à-dire de voir comment on pouvait faire en sorte qu’on ne puisse plus s’identifier aux victimes et donc ne plus faire montre de solidarités. Ces récits ont eu des effets concrets puisque, globalement, la solidarité en Occident a été peu active durant le conflit en Syrie. Je me rappelle par exemple que nous n’étions pas plus d’une quinzaine de personnes à manifester devant le Parlement européen après le massacre à l’arme chimique de la Ghouta en 2013. Avec le recul, je me dis que ça indique à quel point cette désensibilisation était massive.

Pourquoi cette désensibilisation a‑t-elle été aussi efficace ?

Parce que le régime Assad a réussi dès le début de la contestation en 2011 à activer deux des grandes obsessions de nos sociétés pour nous désensibiliser.

La première, c’est l’obsession civilisationnelle, celle qui prend le contour de la peur de l’Islam augurée par le 11 septembre 2001. C’est ce que les sociologues ont appelé « la construction du problème musulman », cette focalisation de plus en plus importante sur l’Islam et l’idée que cette religion était une menace pour nos sociétés. Assad a joué à mort là-dessus : c’était le dictateur cravaté qui faisait face à une horde de barbares sanguinaires. Les contestataires étaient qualifiés de « terroristes islamistes », de « djihadistes », alors même qu’une grande partie de l’opposition syrienne était laïque.

La seconde, c’est l’axe conspirationniste, antisystème, antidémocratique c’est-à-dire la production de récits comme « les médias vous mentent », « l’Occident vous manipule », « Les contestataires prétendent œuvrer pour la démocratie, mais en fait, c’est un complot des États-Unis et d’Israël ». Mais aussi un ensemble de lignes narratives pseudo-géopolitiques qui disent que « tout ça n’est qu’une histoire de pipeline », ou bien encore que « les Syriens ne sont que des jouets, des pions sur un échiquier »… un imaginaire malheureusement très présent à gauche. C’est intéressant car il a utilisé la défiance complotiste à l’égard de nos démocraties qui s’est aussi réactivée dans nos sociétés depuis le début des années 2000 et qui consiste à dire que la démocratie est justement un leurre au service d’intérêts cachés. Pour Assad, ça a donc été l’occasion de jeter le trouble sur la contestation de manière à ce que ça s’imbrique avec cette posture de rejet des institutions démocratiques qui existait déjà dans les sociétés occidentales.

En jouant sur ces deux tableaux, géopolitique/conspi d’une part et civilisationnelle / raciste antimusulman de l’autre, il a réussi à rallier presque tout le monde à sa cause. Alors je ne dis évidemment pas que tout le monde est devenu pro-Assad, mais que ce processus de désensibilisation a fait qu’à minima, les gens ne se sentaient pas concernés par ce qu’il se passait en Syrie, tandis qu’une minorité active s’est mise à le soutenir.

Ça a bien marché puisqu’avec la chute d’Alep, à la jonction entre 2016 et 2017, Assad (et Poutine) décident de massacrer l’opposition syrienne et de crier victoire sur ce massacre. Et les démocraties ne réagissent pas. C’est-à-dire qu’on a accepté collectivement que les dictatures puissent massacrer et puissent gagner sur ce massacre.

Qu’est-ce que les récits développés durant la guerre en Syrie peuvent nous apprendre des récits que nous entendons aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine ?

On ne peut pas parler de l’Ukraine sans parler de la Syrie. Parce que ça a été pour les pouvoirs autoritaires que sont le régime d’Assad et celui de Poutine, au-delà de la victoire militaire, une importante victoire discursive.

Et aujourd’hui, Poutine essaye de reproduire la même recette : il utilise la même rhétorique. Il tente donc à la fois de jouer au gardien civilisationnel contre les barbares et ici, faute d’islamistes, les Ukrainiens deviennent des « nazis ». Et il essaye aussi de jouer sur le tableau géopolitique conspirationniste qui consiste, tout comme on l’a vu en Syrie, à jeter le trouble à chaque fois qu’il y a un évènement, chaque fois qu’il y a un massacre en disant : « Ce n’est pas vraiment ce qu’ils disent », « C’est une mise en scène », etc.

Cette logique conspirationniste continue à faire des émules évidemment et à minima à semer le trouble. C’est d’ailleurs la conséquence la plus terrifiante de cette propagande, on en vient à se dire : « c’est compliqué ». Tout ça participe d’une désensibilisation.

Ça marche aussi bien que pendant la guerre en Syrie ?

Ça marche heureusement un peu moins bien dans nos sociétés aujourd’hui parce qu’on a quand même pris le temps d’analyser en profondeur les ressorts des discours nés pendant la guerre en Syrie et de diffuser les résultats de ces études. Et aussi parce qu’entre temps, Trump a été élu. Or, cette élection a été une véritable prise de conscience collective de ces problématiques autour de la désinformation. Les gens sont donc un peu plus conscientisés à la question.

D’autre part, je pense aussi que le conflit ukrainien est plus proche de nous, et entraine plus d’identification du public occidentale. La désensibilisation est donc plus dure quand il y a cette idée que c’est à nos portes, quand il y a cette peur que ça déborde jusque chez nous. Tout cela joue contre Poutine.

Quand on parle de Poutine et de sa propagande, on sait que ce n’est évidemment pas juste lui et ses quelques déclarations publiques qui influent sur les débats. Comment s’incarne cette propagande ? Est-ce qu’il y a une machinerie, des petites mains qui diffusent ces idées-là ? Sont-elles payées ou œuvrent-elles gratuitement car elles sont convaincues ?

Le Kremlin est une machine qui a une longue expérience en matière de propagande, qui s’appuie sur toute l’expérience de la Guerre froide, pour la fabrique de discours. En Russie, il y a clairement des gens qui travaillent à ça. Donc oui, ce n’est pas Poutine tout seul, c’est toute une culture, c’est toute une machine.

Est-ce que les propagandistes qui agissent dans le débat public dans nos pays en reprenant les discours du Kremlin, ces petites mains qui s’expriment sur les réseaux, dans les médias ou qui font des relations publiques étaient payés ou non par lui, je pense qu’il y a des gens qui sont payés. Toutes les dictatures le font, pas forcément d’ailleurs pour faire des discours publics, mais parfois ça peut être simplement de rémunérer des entreprises pour qu’elles servent leurs intérêts. Un réseau de financement varié, étudié par des chercheurs, existe en tout cas. Il est bien documenté par exemple pour plusieurs partis d’extrême droite européens. Mais à côté de cette adhésion financière, il y a aussi l’adhésion idéologique. Je pense qu’il y a des gens qui adhèrent à cette propagande et qui la relaient « de bon cœur ». Beaucoup de militants d’extrême droite par exemple diffusent la propagande russe vraiment par conviction, eux agissent bénévolement pour Poutine.

Mais dans le fond, peu importe qu’ils soient payés ou non pour reprendre les récits du Kremlin, ce qu’il faut regarder c’est à quel point ils relaient objectivement un discours en quelque sorte préfabriqué.

Le premier massacre commis par l’armée d’occupation russe en Ukraine s’est produit dans la ville de Boutcha et a été révélé à la faveur du repli russe de la région de Kyiv en avril 2022. Assez rapidement, des rumeurs de falsification et de mise en scène des massacres par les Ukrainiens sont diffusées. Qu’est-ce qui s’est joué en termes de récits et de mécanismes de propagandes autour des révélations de cet évènement ?

Cette arme de la désensibilisation est typique, car face à un tel massacre, face à un évènement si marquant, les possibilités d’identification sont très fortes puisque les gens sont choqués. C’est précisément ce que le régime russe veut casser. Cette idée de mise en scène va malheureusement percoler dans certains esprits, profitant du climat de défiance que j’évoquais, même si la réalité de ces atrocités est évidemment flagrante.

Ce qui est intéressant aussi ici, c’est que Poutine va de lui-même faire le parallèle avec la Syrie en évoquant le précèdent de la Ghouta [Le 21 août 2013, le régime syrien de Bachar al-Assad bombarde au gaz sarin des villes et quartiers de la région de la Ghouta, au sud et à l’est de Damas, tenus alors par l’Armée Syrienne Libre. Ce massacre à l’arme chimique a fait entre 1000 et 2000 morts, civils pour la plupart. NDLR]. Précisément un évènement qui avait fait l’objet d’une très grosse opération de désinformation en 2013 par les régimes Assad et Poutine qui déjà affirmaient que c’était une mise en scène. En 2022, pour Boutcha, rebelote, c’est aussi une mise en scène, au même titre que l’était le massacre de la Ghouta disent les Russes ! Non seulement, ils reproduisent exactement la même recette : accuser les victimes de mise en scène. Mais en plus, ils tentent de capitaliser en s’appuyant sur le souvenir du doute qu’ils avaient distillé il y a 10 ans, sur un évènement de même nature, et qui, même si le massacre a bien été prouvé et documenté, fait qu’on ne se souvient plus très bien si c’était vrai ou pas.

Il y a aussi cette idée très prégnante que les Ukrainiens seraient des nazis, là aussi quelle mécanique ça agit ?

Cette rhétorique antinazie, qui dit que les Ukrainiens sont des gens mauvais, dangereux, aveuglés par l’idéologie, constitue une entreprise d’inversion des réalités pour faire passer les victimes pour des bourreaux. De la même manière qu’on a fait passer les rebelles syriens pour des terroristes. Ce sont des mécanismes assez basiques dans les discours de propagande. Comme souvent, ça part d’une toute petite réalité : en Syrie, il y avait évidemment des islamistes et, on le sait bien, en Ukraine il y a des groupes nazis. Cet élément de réalité va devenir un paradigme dans l’optique de discréditer les opposants, mais aussi, dans un jeu d’une grande perversité : se donner le beau rôle, s’afficher comme celui qui va rétablir la justice et la démocratie !

Lorsque les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été sabotés, on a laissé entendre que c’était un coup des Russes. Les Russes ont dit que c’était les États-Unis. D’autres rumeurs sont venues se rajouter (les services secrets ukrainiens, français ou allemands par exemple). Ces couches de rumeurs font qu’on ne sait plus quoi penser…

On ne connait pas encore la réalité des faits, mais je peux évoquer les discours que cet évènement suscite. Après vingt années de défiance, ça nous met tous dans une espèce de posture inconsciente : celle de se demander « à qui en profite le crime ? ». Or, cette lecture par intérêt est une porte d’entrée vers le logiciel conspirationniste. Surtout, que cet évènement se produit en période de crise énergétique, et que ces idées d’intérêts cachés sur les matières premières font partie de l’ADN conspirationniste et des récits de propagande depuis très longtemps. On a tous les ingrédients pour qu’un récit, qui est déjà bien installé, puisse servir facilement Poutine par exemple.

Mais est-ce que cette affaire Nord Stream révèle qu’on ne tolère plus, à un niveau sociologique, l’inexpliqué ? Est-ce qu’on a besoin de réponses quasi immédiates ? On n’a plus la patience pour le temps de l’enquête ?

Effectivement, c’est devenu très compliqué parce que c’est vrai qu’on est dans une soif de réponse rapide, on l’a vu avec la recherche de l’origine du Covid. Mais à mon avis, le problème réside surtout dans le réflexe de plaquer nos schémas idéologiques sur ce qu’il se passe. Face à un évènement, les récits conspirationnistes offrent directement une proposition d’explication claire avec un coupable déjà désigné. On a un récit en somme déjà préinstallé, préfabriqué. Et quand l’évènement arrive, il n’est que prétexte à réactiver cette narration.

Dans toute guerre se déroule une guerre de l’information entre les belligérants. On peut supposer que la lutte pour imposer sa version n’est pas le seul fait de la Russie et que dans une guerre, la première victime c’est l’information. Comment la guerre informationnelle se joue-t-elle du côté des régimes non autoritaires : du côté de l’Ukraine, de l’Union européenne, des États-Unis ?

C’est primordial de ne pas faire d’équidistances, et de rappeler qu’ici, dans le cas ukrainien, on a un envahisseur, la Russie, et on a un pays envahi, l’Ukraine. D’autre part, il faut redire que la propagande démocratique et la propagande des dictatures, ce n’est pas du tout la même chose en termes de nature et d’objectifs. Les démocraties peuvent certes produire de la propagande, mais ce ne sera pas au service de logiques autoritaires, de la répression ou du maintien au pouvoir. C’est très important de le rappeler, sinon, on prend le risque, comme on l’a vu pour la Syrie, d’un discours relativiste qui dit : tout le monde ment, il ne faut croire personne.

Alors, est-ce qu’il y a de la propagande dans le camp occidental ? Honnêtement, j’aimerais en voir un peu plus côté américain et européen. On ne peut pas dire qu’on soit porté par un récit démocratique de soutien aux Ukrainiens franc et massif. Ça reste timide. Par contre côté Ukrainiens, je trouve qu’ils assument totalement leur storytelling. Quelqu’un comme Zelensky par exemple incarne ça très bien. Je pense qu’ils sont très conscients du fait que face à la véritable machine de guerre propagandiste russe, ils doivent produire un contre récit puissant. Et qui dit contre récit dit figures héroïques, symboles, images fortes, etc. Ils jouent cette carte-là à fond sur les réseaux sociaux.

Je voudrais quand même revenir sur l’expression que vous avez utilisée : « Dans une guerre, la première victime c’est l’information ». Je ne suis pas d’accord car cette expression renvoie fort à un imaginaire où il serait impossible d’y voir clair au sujet d’une guerre. Or, je pense que c’est tout à fait possible. Il faut réunir certaines conditions : d’abord avoir de bonnes sources d’information — et en Ukraine, on a beaucoup de journalistes qui sont sur place — ; ensuite, savoir se servir des outils technologiques actuels qui nous permettent facilement de vérifier des faits ; et enfin, et peut-être surtout, avoir une bonne lecture politique des évènements. Cette lecture politique, elle consiste notamment à poser d’emblée le fait que tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité dans une guerre. Tout comme les opposants avec Assad en Syrie, les Ukrainiens ne sont pas à mettre sur le même pied que les Russes. C’est non seulement une question éthique, mais c’est aussi une condition pour lutter contre la désinformation.

En effet, on est actuellement dans une ère des experts pour lesquels il serait possible de ne pas prendre parti et de rester dans une analyse en surplomb. Pour moi, c’est une erreur car ce désengagement-là profite beaucoup trop aux logiques de propagandes des dictatures. C’est pourquoi je me bagarre pas mal contre la posture de pseudo neutralité qui consiste à dire qu’il faut combattre toutes les désinformations d’où qu’elles viennent. C’est très à la mode. Alors certes, dans l’absolu, on ne peut pas être pour la désinformation. Mais il faut vraiment adopter une lecture politique sinon, on prend le risque de voir son travail de lutte contre la propagande instrumentalisée par des propagandistes et donc de se mettre à participer à son insu à des dynamiques de désinformation !

Est-ce que selon vous, comme le défend par exemple Pierre Rimbert dans le Monde Diplomatique, il y a une tendance au sujet de cette guerre en Ukraine, dans les médias occidentaux et dans le monde politique, à théâtraliser le conflit entre deux civilisations qui seraient irréductiblement opposées et à adopter un angle manichéen, celui des bons contre les brutes ?

Je ne suis pas surprise que le Diplo affirme ça, c’est leur ligne. Sur les questions d’actualité internationale, ils sont dans leurs vieux paradigmes imprégnés de l’imaginaire de la Guerre froide, avec cette idée des deux blocs. De mon expérience, je ne vois d’ailleurs pas tellement ça au sujet de l’Ukraine, dans les médias. Je verrai au contraire bien plus de théâtralité et de manichéisme pour assumer notre combat démocratique. Pas être grandiloquent, mais assumer ce que nous on défend en tant que société européenne.

Dans le même temps, comment savoir qu’on n’est pas en train, en les taxant de « pro-Poutine » de délégitimer des discours pacifistes de bonne foi, des discours porteurs d’une critique des erreurs de l’OTAN ou de discours va-t-en-guerre dans le chef de responsables occidentaux ? Comment fixer le curseur pour ne pas se retrouver dans un « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous » ?

Dans les mouvements de gauche, je pense qu’il faut d’abord réaliser tout un travail pour nous dégager des logiques de propagandes qui sont parfois extrêmement prégnantes afin de retrouver ensuite une parole critique et libre par exemple au sujet de l’OTAN, de la course aux armements, etc. Ça demande un gros travail discursif, sur nos positions, sur nos sources, sur notre logiciel idéologique. Et je dis bien notre car c’est évidemment un travail collectif. C’est là que réside la possibilité de retrouver une parole critique qui évitera l’étiquette « pro-Poutine ».

Actuellement, dès que la gauche se prononce sur la guerre et les relations internationales, c’est souvent catastrophique car les logiques propagandistes sont partout. Elles sont venues s’agréger à nos vieux postulats de gauche, notamment notre postulat anti-guerre, notre postulat pacifiste ou anti-OTAN. Il faut se rendre compte que ces éléments qui font partie de notre ADN à gauche sont aujourd’hui complètement gangrénés. Par exemple, le camp Assad, en Syrie, se présentait comme « le camp de la paix ». Si on ne sait pas ça, on va se dire « ah super le camp de la paix, on va aller à la manif ». Et se retrouver au milieu des drapeaux du Baas syrien [Le parti unique en Syrie sur lequel s’appuie le pouvoir de Bachar el-Assad NDLR] avec des gens qui gueulent « Nous voulons mourir pour les yeux de Bachar ». Si on ne fait pas ce travail politique, on risque d’être dévoyé.

J’entends aussi souvent dire « Est-ce qu’on peut encore critiquer sans être taxé de complotiste ? » Je réponds qu’on peut tout critiquer, c’est le principe de la démocratie, ce n’est pas ça la question. Mais la question, c’est de savoir si on est prêt à interroger nos critiques ? Car nos critiques sont toujours situées, intégrées dans un récit. Il y a plein de choses sur lesquelles on s’exprime et plein d’autres sujets sur lesquels on ne s’exprime pas. Déjà rien que ça situe notre critique. D‘ailleurs, la propagande utilise beaucoup nos obsessions et nos angles morts. C’est pourquoi j’essaye de prendre le problème dans l’autre sens : voir d’abord comment on peut, nous, faire un travail en interne, dans nos mouvements, pour vraiment s’affranchir de ces logiques de propagandes et de conspirationnisme. On pourra alors retrouver une critique pleine et entière.

Voir l’article original sur le site d’Agir par la culture