Colombie, une paix fragilisée par l’impunité

Le défi de la reconstruction

, par Bioforce

Dans beaucoup de régions rurales, l’État colombien ne remplit pas sa fonction et les guérillas (guérillas de paramilitaires d’extrême droite, de cartels de la drogue ou de seigneurs de guerre) en ont profité pour y prendre le pouvoir et remplacer l’État. Ainsi, dans les campagnes colombiennes, diverses opinions sont partagées : il y a ceux qui condamnent les FARC pour avoir commis de terribles massacres, ceux qui ne connaissent rien d’autre et critiquent surtout l’État colombien qui les a abandonnés et enfin ceux qui ont besoin de vengeance et qui ont rejoint les groupes paramilitaires. Les citadins colombiens, quant à eux, désavouent en majorité les FARC alors même qu’ils sont moins touchés par la violence des conflits qui ont principalement eu lieu dans les zones rurales.

Des élections sous tension

Afin de mieux s’insérer dans la vie publique colombienne, l’ex-guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) est devenue le parti politique d’extrême gauche « Force alternative révolutionnaire commune » (FARC). Ce nouveau parti politique a été créé en septembre 2017 à l’issue du désarmement de près de 7 000 combattants de l’ancienne guérilla, comme prévu par l’accord de paix signé en novembre 2016. Mais la transformation de la plus puissante guérilla d’Amérique en force politique ne rassure pas de nombreux Colombiens car ils voient la reddition des FARC comme un moyen pour ses dirigeants de s’approprier le pouvoir sans payer les conséquences des 50 ans de lutte armée.

Élections législatives de mars 2018
Les élections législatives colombiennes visant à voter pour le Sénat et la Chambre des députés ont eu lieu en mars 2018.
La campagne électorale des FARC a été émaillée par de nombreuses violences contre le nouveau parti qui a dû annuler tous les meetings publics. En février, le parti a dû suspendre complètement sa campagne du fait d’agressions, de sabotages et de violences qui ont empêché ses candidats de s’exprimer.
Mais, pour la première fois, après plus d’un demi-siècle de conflit armé, les Colombiens ont pu voter sans être menacés par des guérillas. L’Armée de libération nationale (ELN), dernière guérilla active, a respecté le cessez-le-feu unilatéral annoncé pour l’occasion.

Ces élections, où le pourcentage d’abstention était de 53 %, ont vu la coalition des partis de droite, opposés à l’accord de paix, arriver en tête, mais sans majorité ; ce qui pourrait mettre à mal la mise en œuvre des textes signés entre les FARC et le gouvernement en 2016. La Colombie suit donc la tendance politique de l’Amérique latine qui voit l’avancée progressive de la droite dans les différentes consultations électorales. Mais il est à noter que les petits partis, les Verts, la gauche, qui sont favorables à l’accord de paix, ont créé la surprise en remportant 20 % des sièges.

Les FARC n’ont pas réussi à s’imposer lors de ces élections où ils ont obtenu seulement 0,35 % des voix pour le Sénat et 0,22 % pour le Parlement, une grande majorité de la population colombienne étant contre les accords de paix. De plus, les FARC n’ont pas un réel poids politique dans les zones urbaines à forte densité démographique, l’organisation étant plutôt basée dans les campagnes. Mais, malgré ce résultat faible, l’armistice signé entre les FARC et le gouvernement en 2016 garantissait 10 des 280 sièges du nouveau Parlement à l’ancienne guérilla marxiste, 5 au Sénat et 5 à la Chambre des députés pour une période de 8 ans. Sur les 10 nouveaux parlementaires venant des FARC, deux seulement sont des femmes : Sandra Ramirez, femme de Manuel Marulanda, leader historique du groupe armé, décédé en 2008 et Victoria Sandino, ancienne négociatrice à La Havane pour les accords de paix.

L’élection présidentielle de mai-juin 2018
La Colombie s’est polarisée entre les partisans et les opposants aux dispositions des accords de paix signés en 2016.
Le parti politique des FARC a dû se retirer des élections présidentielles, leur candidat Rodrigo Londoño dit « Timochenko » ayant subi une intervention cardiaque lourde au premier trimestre 2018.

Ivan Duque, favori des sondages et candidat du parti de droite Centro Democratico, dont le mentor se trouve être l’ex-président Uribe, a remporté l’élection avec 54 % des voix (avec un taux d’abstention de 47 %, assez faible par rapport aux taux habituels). Duque a annoncé son intention de réécrire l’accord qu’il juge laxiste envers les ex-guérilleros et promet d’effectuer des rectifications et corrections qui mettront les victimes au centre du processus.

Contre lui se présentait Gustavo Petro du parti Colombiana Humana, candidat de gauche, ex-maire de Bogota et militant du M-19, mouvement de guérilla urbaine démobilisé en 1990, qui souhaitait impulser des réformes pour arriver « à une paix définitive avec équité et liberté » en mettant l’accent sur la réduction des inégalités. Il attirait un électorat désireux d’un nouveau modèle économique mettant l’accent sur l’agriculture et l’environnement. Mais ce candidat a fait peur aux conservateurs colombiens qui se sont fortement mobilisés durant les élections, l’accusant de vouloir faire de la Colombie “un nouveau Venezuela”, victime, depuis 2017, d’une grave crise économique, politique et sociale. Malgré sa défaite, Gustavo Petro devient Sénateur et donc naturellement le principal opposant au nouveau président, Ivan Duque qui devra composer avec cette opposition de gauche pour faire valoir ses idées venant de la droite extrémiste colombienne.
Avant même l’annonce des résultats de l’élection présidentielle, des leaders des FARCS, comme le sergent Miguel Angel Pascuas, promettaient de reprendre les armes pour résister à la « persécution » du nouveau gouvernement. Le groupe armé ayant l’inquiétude de retrouver avec Ivan Duque la politique de son mentor, Alvaro Uribe, où le taux de violation des droits de l’Homme en Colombie fut le plus haut avec une surenchère de violence contre les FARC.

Un pays vulnérable écologiquement et socialement

Vulnérabilité agraire
La Colombie est le pays du continent américain où la répartition des terres est la plus inégalitaire. Durant le demi-siècle de conflit armé, plus de sept millions de paysans ont été expulsés de leurs terres par les guérillas et les paramilitaires et déplacés vers les bidonvilles qui jouxtent les aires urbaines colombiennes. Les terrains laissés à l’abandon ont été repris par une poignée de personnes formant les élites locales vivant de la rente de la terre et non de la production agricole, ces terres ayant un très bas niveau d’imposition foncière. Alors même que la réforme agraire des accords de paix de 2016 prévoit de distribuer trois millions d’hectares aux paysans anciennement spoliés et de légaliser leurs droits de propriété, ces futurs propriétaires seront confrontés au manque d’infrastructures, la majorité de ces territoires ne possédant pas de routes, d’eau courante et d’électricité.

La Colombie est le premier cultivateur mondial de coca, avec 96 000 hectares, et le principal producteur de cocaïne, avec 646 tonnes en 2015, selon l’ONU. Depuis 2012 et le début du dialogue de paix avec les FARC, la production de cocaïne en Colombie a doublé. Le point n°4 de l’accord de paix de novembre 2016 vise à accentuer le projet d’éradication de la coca avec le Programme national intégral de substitution des cultures d’usage illicite (PNIS). Ce programme, estimé à 340 millions de dollars en 2017, est appliqué dans les 40 municipalités qui produisent 50 % de la cocaïne de Colombie et vise à remplacer les cultures illicites par des cultures légales comme le café et le cacao. Mais les paysans touchés par ce programme indiquent que le gouvernement ne respecte pas ses engagements qui consistent, entre autres, à verser aux familles d’agriculteurs une aide mensuelle de 340 dollars et des financements pour des projets autonomes de sécurité alimentaire. Appuyés par la Coordination nationale des cultivateurs de coca, de pavot et de marijuana (COCCAM), les producteurs replantent la coca sur les parcelles dédiées au café et au cacao, préférant une rentrée d’argent pérenne. Pourtant ils vendent leurs récoltes illicites aux trafiquants pour une bouchée de pain : un kilo de feuilles de coca est payé un dollar en moyenne sur le lieu de production, quand un kilo de cocaïne se vend environ 1 650 dollars selon l’ONU.

D’autre part, la Colombie est le deuxième pays, après l’Afghanistan, à être le plus affecté par les mines anti-personnel posées le plus souvent dans les zones agricoles. Depuis le début du conflit, ces mines ont fait plus de 11 500 victimes, dont de nombreux civils, et 2 000 morts. Les autorités en charge de l’arrachage des plants de coca doivent donc, en plus de combattre l’hostilité des paysans, vérifier que les champs ne sont pas minés ce qui ralentit d’autant le programme d’éradication de culture illicite.

Le sous-sol colombien un enjeu majeur pour la construction de la paix
Le gouvernement colombien est entièrement propriétaire du sous-sol et des ressources naturelles non renouvelables de son territoire. Dans les années 2000, la Colombie, comme la plupart des pays d’Amérique du Sud, a misé sur la croissance de son industrie minière pour valoriser son économie. Entre 2001 et 2011, l’extraction du charbon a crû de 95 % et celle de l’or de 156 %, cette activité extractive étant tournée vers l’exportation. Bien plus de la moitié de cette extraction est réalisée artisanalement par des personnes dépourvues de titre légal, car c’est souvent un métier transmis de génération en génération depuis plus d’un siècle. Sans cette licence, ces artisans sont considérés comme illégaux par l’État colombien qui pénalise l’extraction minière artisanale. Les licences sont délivrées à de grandes multinationales étrangères comme Gran Colombia Gold, compagnie canadienne, qui dans la région d’Antioquia a ruiné plus de 5000 familles de mineurs artisanaux. Ces grandes multinationales sont accusées par les populations locales d’engager du personnel local sans s’assurer de leur sécurité, d’être responsable de violation de droits humains, d’être responsable de nombreux dégâts environnementaux et de ne pas permettre un développement économique et social des territoires dont elle exploite les ressources naturelles avec d’importants bénéfices. Pourtant l’exploitation des ressources par ces grandes multinationales est encouragée par l’État colombien qui en retire des rentrées d’argent non négligeables, les petites industries minières informelles échappant à toute imposition. Depuis le début du 21ème siècle, le gouvernement colombien a mis en place un cadre législatif favorable aux investissements étrangers via des exemptions fiscales, la diminution du taux d’imposition et l’adoption d’un code minier en 2011 avantageux pour les multinationales étrangères.

Les territoires protégés et des communautés en danger
Bien que 11 % du territoire national soit protégé de toute exploitation afin de sauvegarder le patrimoine environnemental, des permis d’exploitation avaient été délivrés avant que ces territoires n’obtiennent leur statut de parcs naturels nationaux au début des années 2000. Bien que ces entreprises étrangères se présentent comme écologiquement responsable, ces exploitations en milieux protégés ont des conséquences néfastes car elles nécessitent d’utiliser de grandes quantités d’eau qui comme l’air et le sol sont pollués par le mercure utilisé pour extraire l’or. En plus d’affecter la santé de la population vivant près de ces exploitations avec ses différentes pollutions, ces entreprises à l’aide du Gouvernement colombien expulsent de leurs territoires ancestraux les communautés autochtones et afrocolombiennes.

Vulnérabilité écologique
Bordée par deux océans, victime de nombreux séismes et traversée par trois cordillères instables, la Colombie subit de multiples catastrophes naturelles. Selon l’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales de Colombie (Ideam), plus de 500 municipalités colombiennes peuvent être confrontées à des risques écologiques, dont 182 à de graves catastrophes environnementales. Les côtes colombiennes et péruviennes connaissent également une situation exceptionnelle nommée « El Niño côtier ». El Niño, phénomène océanique à grande échelle, intervient tous les trois à sept ans et affecte les régimes des vents, la température de la mer et les précipitations. Ce phénomène se ressent par le réchauffement de l’eau de surface près des côtes de l’Amérique du Sud, provoquant ainsi des précipitations diluviennes. Celles-ci sont accentuées par la déforestation et l’urbanisation qui fragilisent les sols, multipliant ainsi les catastrophes comme celle connue par la ville de Mocoa le 31 mars 2017. Cette ville, qui a accueilli de nombreux déplacés ayant fui la violence des conflits, a connu des pluies torrentielles provoquant le débordement de trois rivières. De gigantesques coulées de boue affectant 45 000 des 70 000 habitants de Mocoa ont fait plus de 300 morts, une centaine de disparus et environ 6 000 familles sinistrées. Concernant cette catastrophe, la politique de paix du président Santos a interféré dans la gestion de la crise : les FARC ont proposé d’envoyer des guérilleros cantonnés dans la région pour aider aux secours et à la reconstruction, mais le président Santos n’a pas répondu à cette sollicitation.

De nombreuses régions ne connaissent pas de politique de planification urbaine, permettant ainsi aux institutions territoriales, par appât du gain ou incompétence, de laisser construire dans des zones considérées à risque.

La biodiversité en danger
La Colombie abrite 10 % de la flore et de la faune mondiales et compte 55 parcs nationaux. Avec 60% de son territoire abritant des paysages sauvages ou peu transformés, la Colombie peut se targuer d’être un des pays à la biodiversité la plus importante du monde. Les Colombiens font très peu cas de la biodiversité de leur pays ; bien que ce soit le deuxième territoire au monde en matière de ressources en eau douce comme les poissons et les crabes, la population tend à consommer en majorité du poisson d’importation.

Entre 2015 et 2016, la déforestation a augmenté de 44 % selon le gouvernement et cela serait dû à l’agriculture intensive, à l’élevage ainsi qu’à l’exploitation forestière, aux cultures illégales, aux incendies forestiers et à la construction d’infrastructures. La période de paix accentue la déforestation en Colombie car, pendant le demi-siècle de guerre civile, les FARC limitaient l’exploitation forestière, la milice armée se servant du couvert forestier comme cache, et les trafiquants de bois n’osaient affronter les hommes armés de la guérilla.

Le départ des FARC a entraîné le retour des populations déplacées dans ces zones et, sans contrôle de l’Etat, ces ex-déplacés, privés pour la plupart de revenus fixes, exploitent la forêt pour en tirer des gains économiques, y puiser du bois de chauffe ou réaliser des chasses illégales.

Bien que le gouvernement colombien se soit engagé à lutter contre la déforestation, le budget 2018 lié aux programmes environnementaux a baissé de 60 %. Mais les anciens membres des FARC ont été associés aux plans de protection de la forêt colombienne pour leur connaissance des zones forestières et pour les réintégrer dans la vie civile.

Une crise économique et sociale profonde
Les conflits ayant étouffé les revendications sociales depuis un demi-siècle, la paix pourrait laisser place à un espace de revendications sociales du fait d’inégalités de revenus très importantes et de la concentration de la propriété terrienne dans les mains de l’élite conservatrice colombienne. La Colombie est l’un des pays où les inégalités sont les plus marquées au monde, avec un indice de Gini (indicateur synthétique d’inégalités de salaires, de revenus, de niveaux de vie...) de 53,5 en 2014 (alors qu’il est de 47,5 pour l’Amérique latine) et un indice d’inégalité de genre de 0,429, qui témoigne de la répartition inégale des revenus, la population économiquement inactive comptant 56 % de femmes.

Les taux élevés de malnutrition, en particulier au sein des populations autochtones, constituent des défis immédiats auxquels se heurte le gouvernement alors qu’il s’est engagé à mettre fin à la malnutrition chronique d’ici à 2025.
Le gouvernement donne la priorité aux zones les plus touchées par le conflit avec un programme d’intervention rapide, dont l’objectif est de venir en aide à une centaine de municipalités concernées moyennant des actions à forte incidence et visibles. Mais ce type de programme n’est pas conçu pour remédier à des problèmes structurels ni pour remédier à la pauvreté enracinée et à la marginalisation. Le gouvernement n’a malheureusement pas encore les financements permettant de soutenir les ministères et les administrations locales.