État des lieux du contexte numérique pour les défenseurs des droits humains dans 10 pays africains

Sécurité numérique en Côte d’Ivoire

, par AEDH, ritimo, Tournons La Page , DUVAL Virginie, POURCHIER Mathieu

Contexte politique

Selon un article de Jeune Afrique, « de Félix Houphouët-Boigny à Alassane Ouattara, la surveillance des communications est indispensable aux présidents ivoiriens. Si les technologies employées sont traditionnellement françaises, la Côte d’Ivoire a pu également se tourner vers les services israéliens. En complément, l’assistance des pays voisins, des États-Unis ou de la France lui est précieuse. »

Pour l’observatoire Civicus, l’espace civique ivoirien est « obstrué ». « En juin 2014, la Côte d’Ivoire est devenue le premier État africain à avoir adopté une loi sur la protection des défenseurs des droits humains. Cette loi avait alors consacré les droits à la liberté d’expression et d’association, ainsi qu’à la protection contre les représailles.
De plus, cette législation avait codifié les obligations qui incombent à l’État de protéger les défenseurs des droits humains, leurs familles et leurs domiciles contre des agressions, et aussi de mener des enquêtes et sanctionner les responsables de ces actes. En février 2017, le gouvernement a adopté un décret d’application créant un mécanisme de protection sous la responsabilité conjointe de l’État et de la Commission nationale des droits de l’homme. Bien qu’il s’agisse de mesures positives, la Côte d’Ivoire a simultanément adopté des lois restreignant la liberté d’expression. Le 28 avril 2020, la Côte d’Ivoire a retiré aux particuliers et aux organisations non gouvernementales la possibilité de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. ».

Selon Amnesty international, « les autorités ont restreint les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique alors que les tensions politiques s’accentuaient à l’approche de l’élection présidentielle de 2020 ; Des militants politiques, des journalistes et des défenseurs des droits humains ont été arrêtés et détenus arbitrairement » . « Les défenseurs des droits humains sont souvent menacés et leurs bureaux régulièrement cambriolés. Dans les quatre dernières années, les bureaux de six des principales organisations de défense des droits humains et ceux d’un journal indépendant ont été mis à sac, certains d’entre eux plus d’une fois. Malgré des plaintes portées à la police, personne n’a été traduit en justice en lien avec ces infractions ».

En 2019, la Commission nationale des Droits de l’Homme de Côte d’Ivoire (CNDHCI) est devenue le Conseil national des Droits de l’Homme, autorité administrative indépendante (de statut B, c’est à dire que ses membre continuent à être nommés par le secrétariat d’État aux droits de l’Homme).

Il y a dans le pays de nombreuses associations/ONG de blogueurs (UNBCI, ABCI...) et d’activistes web. Reporters sans frontières a rapporté « qu’au moins six journalistes avaient été condamnés à de lourdes amendes depuis mars 2020. Au moins deux autres ont été détenus sans être condamnés ».

Civicus précise : « Depuis 2019 plusieurs cyberactivistes perçus comme proches des groupes de l’opposition ont été arrêtés et ont été victimes de procès injustes. Le 7 mai 2020, Yapo Ebiba François, également connu sous le nom de Serge Koffi Le Drone, a été interpellé par des policiers à Abidjan en raison de publications sur Facebook. Le parquet considère que ces publications contiennent de « fausses nouvelles » et qu’elles « incitent à la destruction des équipements pour la construction d’un centre de dépistage du COVID-19 ». Le 5 novembre 2019, un groupe de gendarmes a arrêté le cyberactiviste Ben Amar Sylla à Odienné, à environ 795 km au nord-ouest d’Abidjan, après la mise en ligne d’une publication sur Facebook où il avait exprimé des inquiétudes concernant la corruption et la dégradation des services publics dans sa localité. Il a été accusé de diffamation par le procureur suite à la plainte déposée par un maire. Le 7 juin 2019, un tribunal a condamné le cyberactiviste Soro Tangboho, également connu sous le nom de « Carton Noir », à un an de prison pour « atteinte à l’ordre public et incitation à la xénophobie ». Il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lors du procès.
Soro Tangboho avait été arrêté le 8 novembre 2018 alors qu’il diffusait en direct sur Facebook une vidéo montrant des policiers qui, d’après lui, extorquaient de l’argent aux automobilistes. »

Contexte légal

En 2011 est créée la Plateforme de Lutte contre la Cybercriminalité (PLCC) qui est le fruit d’une collaboration entre l’Autorité de Régulation des Télécommunications de Côte d’Ivoire (ARTCI), structure sous tutelle du Ministère de la Poste et des Technologies de l’Information et de la Communication (MPTIC) et la Direction de l’Informatique et des Traces Technologiques (DITT), structure sous tutelle du Ministère d’Etat, Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité (MEMIS). La DITT étant une entité de la police nationale composée de services spécialisés chargés des infrastructures de télécommunications et pouvant apporter une assistance technique aux services répressifs et à la justice.
Cette collaboration fait travailler ensemble des policiers et des experts des réseaux informatiques et télécoms. La plateforme a pour rôle d’ « effectuer des enquêtes judiciaires portant sur les infractions visant ou utilisant des systèmes informatiques, et portant également sur les modes de traitement, de stockage et de transmission de l’information ; apporter son assistance technique aux services de Police et aux services connexes chargés de l’application de la loi lors des enquêtes judiciaires ; contribuer à la mise en place de moyens techniques et au développement de l’expertise pour l’examen et le traçage des systèmes d’information, et notamment l’audit et l’autopsie des disques durs d’ordinateurs, des téléphones et des autres médias de stockage et de traitement de l’information ».

En 2012, une premier outil juridique entre en vigueur sur les télécommunications :
l’ Ordonnance N°2012-293 du 21 mars 2012 relative aux Télécommunications et aux Technologies de l’Information et de la Communication, cette dernière « régit toutes les activités de Télécommunications/TIC exercées à partir ou à destination du territoire de la République de Côte d’Ivoire ».

La Loi-2013-451 du 19 juin 2013 relative à la lutte contre la cybercriminalité précise dans son article 62 qu’ « est puni de un mois à cinq ans d’emprisonnement et de 1.000.000 à 20.000.000 de francs CFA d’amende, le fait pour une personne de produire, de mettre à la disposition d’autrui ou de diffuser des données de nature à troubler l’ordre publication de porter atteinte à la dignité humaine par le biais d’un système d’information », sans pour autant préciser la définition de trouble à l’ordre public. Pour Civicus, « la loi de 2013 relative à la lutte contre la cybercriminalité prévoit des peines de prison et de lourdes amendes pour l’utilisation de données « obtenues frauduleusement », pour la formulation de « toute expression injurieuse, outrage ou invective dénuée d’accusation factuelle » par la voie d’un système d’information, ainsi que la diffusion par la voie d’un système d’information de « fausses informations suggérant qu’une destruction, dégradation ou détérioration de biens ou un préjudice contre des personnes a été ou sera commis ».

La Loi n° 2013-450 du 19 juin 2013 relative à la protection des données à caractère personnelconfie dans son article 46 les missions de l’autorité de la protection des données à caractère personnel à l’autorité administrative indépendante ARTCI.

En 2014 est créé par le Décret N°2014-466 du 8 août 2014, la Coordination Nationale du Renseignement (CNR) placée sous l’autorité directe de la présidence et qui a la main sur la gestion et le contrôle des écoutes dans le pays. Elle remplace l’Agence Nationale de la Stratégie et de l’intelligence (ANSI) créée 9 ans plus tôt par Laurent Gbagbo.

Selon Amnesty, « le 27 décembre 2017, l’Assemblée nationale a adopté une nouvelle loi sur la presse. Pour une majorité des organisations de la société civile, le fait d’avoir programmé l’examen de la loi à l’Assemblée nationale au milieu des fêtes de fin d’année était un choix délibéré visant à éviter tout débat parlementaire sur les dispositions restreignant la liberté d’expression (… Si l’article 89 exclut explicitement la détention et l’emprisonnement pour des infractions commises par voie de presse, lesquelles restent toutefois soumises à toute autre loi applicable, comme le Code pénal qui prévoit une peine d’emprisonnement pour offense au chef de l’État ». « Le Conseil national de la presse (CPN) a sanctionné des organes de presse à maintes reprises, notamment ceux proches des groupes d’opposition, en imposant des interruptions de publication ou de lourdes amendes ».

Civicus rapporte que « le 26 juin 2019, la Côte d’Ivoire a adopté un nouveau code pénal contenant des dispositions qui violent le droit à la liberté d’expression, notamment la criminalisation des offenses au chef de l’État, la publication de fausses nouvelles, « les propos injurieux sur Internet » et « la publication de données pouvant porter atteinte à l’ordre public ».

En février 2021, « les éditeurs des productions d’informations numériques de droit ivoirien et de droit étranger ayant une représentation en Côte d’Ivoire, qui ne se sont pas encore déclarés au procureur de la République, sont invités à se faire recenser « dans les plus brefs délais » auprès de l’Autorité nationale de la presse ( ANP, régulateur ) (…) les productions d’informations numériques concernées devront fournir plusieurs documents à déposer au siège de l’ANP sis à Cocody II-Plateaux, dans l’Est d’Abidjan. Il s’agit notamment du nom de l’entreprise éditrice, du nom de la production numérique, de l’identité et de la photocopie de la carte de journaliste professionnel (CIJP) du directeur de la publication. La liste des membres de la rédaction et leurs pseudonymes, la photocopie des cartes CIJP valides des membres de la rédaction, la situation géographique de la rédaction et les adresses téléphoniques et électroniques de la rédaction sont également à fournir. ».

Contexte “technologique/industriel”

Selon Jeune Afrique, un centre d’écoute se trouve au sous-sol de la présidence depuis l’indépendance du pays avec Félix Houphouët-Boigny.
Sous Laurent Gbagbo, le centre, constitué d’anciens militaires français, surveillait principalement « les lignes fixes grâce à un système de mots clés et transmettaient leurs rapports écrits tous les jours à Allou Eugène, le chef du protocole de Gbagbo, dans une grande enveloppe ». « Depuis l’élection d’Alassane Ouattara (ADO), les écoutes sont toujours réalisées avec du matériel français, fourni par Thales. Mais par du personnel ivoirien.
Ces dernières années, dans un contexte de menace terroriste accrue et de cristallisation des tensions politiques, la surveillance des communications s’est intensifiée grâce à un cadre légal assoupli. ». Si, selon le magazine, « la Côte d’Ivoire n’est pas encore à la pointe de la technologie et reste défaillante dans l’analyse des écoutes réalisées », « l’État ivoirien est en revanche devenu assez performant dans la collecte des métadonnées ».

En 2017, Sophie Clavelier, directrice Côte d’Ivoire chez Business France explique que « les opportunités nombreuses couvrent principalement 5 domaines « la sécurité du citoyen, la sécurité des infrastructures critiques, la surveillance aérienne et maritime, la gestion de crise et la cybersécurité. ».

L’ONG canadienne, Citizen Lab, signale en 2019 qu’elle a trouvé des preuves que le logiciel espion, Pegasus, avait été utilisé par l’État ivoirien. Le logiciel « est produit par NSO Group, une société israélienne spécialisée dans les technologies de surveillance et d’interception.
L’actionnaire majoritaire du groupe était, jusqu’à plus tôt cette année, la société américaine de capital-investissement Francisco Partners ».

En novembre 2019, la presse annonce que le groupe Thales signera un contrat de vente de technologies de surveillance avec les forces armées de Côte d’Ivoire.

La même année, Orange, communique sur Abidjan, « ville intelligente » : « la ville d’Abidjan a de grandes ambitions en matière de sécurité. Pour lutter contre l’insécurité, la menace terroriste et protéger ses citoyens, elle s’appuie sur l’expertise technologique de Thales, Huawei et Orange Côte d’Ivoire. Grâce à une solution complète et unifiée de sécurité urbaine, les autorités bénéficieront d’une technologie de pointe. (…) Véritable tour de contrôle unifiée de la ville, la solution déployée comprendra plus de 1 000 caméras de vidéoprotection et permettra une supervision centralisée au sein de cinq centres de commandement principaux (un poste de commandement central et quatre postes de commandement de zone) et 36 commissariats. ».

Huawei est considéré depuis plusieurs années comme l’un des revendeurs d’outils de surveillance aux états autoritaires, par le biais de son programme « safe city » qui comprend, notamment, l’installation de caméras de vidéosurveillance.

Huawei Technologies est déjà présent en Côte d’Ivoire, où il a réalisé notamment depuis 2011 les travaux de déploiement de 7 000 kilomètres de fibre optique, des travaux financés à hauteur de 55 millions de dollars par China Exim Bank sous forme de prêt au gouvernement ivoirien ».

En 2016, le gouvernement ivoirien reproche à Huawei des « malfaçons dans l’exécution de son contrat d’installation du réseau de fibre optique Backbone Ouest reliant Abidjan à San Pedro puis Tabou, Man, Odienné et Korhogo ». Suite au contentieux, c’est Bouygues Telecom qui est chargé de réaliser la troisième phase du réseau national haut débit (RNHD).

En janvier 2021, il est annoncé que qu’un réseau de fibre optique relie désormais huit pays ouest-africains (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, Guinée, Liberia, Mali, Nigeria, Sénégal) « Baptisé Djoliba, du nom du fleuve Niger en langue mandingue, ce premier réseau ouestafricain associe 10 000 km de câbles sous-marins pour relier l’Afrique de l’Ouest aux autres continents et 10 000km de câbles terrestres pour assurer la communication sur un bassin de population de 330 millions d’habitants ». « La demande d’internet est très forte sur le continent, avec 50% d’augmentation de trafic chaque année sur les réseaux. Des dizaines de milliers de kilomètres de câbles optiques courent déjà le long des côtes africaines (au fond de l’océan). Une fois arrivée sur terre, la donnée transportée doit aussi trouver un réseau de télécommunications efficace à l’intérieur du territoire. Et c’est souvent ce qui manque dans beaucoup de pays du continent. Reste donc à relier les villes côtières aux villes de l’intérieur du continent, ce qui devrait prendre encore plusieurs années. Thales, Huawei et Orange Côte d’Ivoire ont conçu un projet évolutif, pouvant être étendu à d’autres villes sur le territoire. »

Au 30 septembre 2020, l’ARTCI indique que le taux de pénétration de l’internet fixe est de 0,9 % (243 312 abonnés, la très grande majorité chez Orange), et qu’avec 18 390 558 abonnés (dont presque 9 millions chez Orange, 5,6 millions chez MTN et 3,7 millions chez Moov), le taux de pénétration de l’internet mobile est désormais de 68,9%.

Le marché de la téléphonie mobile compte, à la même date, 38 806 211 d’abonnés (taux de pénétration de 145,5%).

Selon Cédric Kalonji, Philippe Couve et Julien Le Bot (2016) si Whatsapp est autant développé en Afrique, c’est parce que « l’application est bien plus simple que Facebook. Car, pour le premier, il suffit d’un numéro de téléphone tandis que pour le second, il est nécessaire d’avoir créé une adresse e-mail au préalable ».
« Selon des informations de l’ Internetworldstats.com (IWS) / AfricaScope, en 2016, la population utilise Internet à travers les réseaux sociaux pour échanger entre amis, prendre les nouvelles de la famille via Whatsapp ou Messenger (55%). Egalement pour rechercher des informations professionnelles (41%) ou encore télécharger des fichiers audio ou vidéo (40%) et enfin pour consulter des sites d’actualités (40%) ».

Fin octobre, 2019, Facebook annonce avoir supprimé des comptes qui avaient pour objectif « d’influencer la politique intérieure » dans huit pays africains, dont la Cote d’Ivoire.

En 2018, la BBC s’est intéressée à la manière dont les gouvernements africains « ferment internet » : « L’une des méthodes utilisées est le blocage des URL. C’est un filtre qui empêche l’accès à une liste de sites interdits. Un utilisateur essayant d’accéder à ces sites peut voir différents messages tels que « serveur introuvable » ou « ce site a été bloqué par l’administrateur réseau ».
Une autre méthode s’appelle l’étranglement. Cette approche limite fortement le trafic vers des sites spécifiques, donnant l’impression que le service est lent, ce qui décourage l’accès.
Cette méthode est plus subtile, car il est difficile de savoir si les sites sont activement restreints ou c’est le mauvais état du service qu’il faut blâmer
(...) Les gouvernements peuvent également bloquer les VPN, mais ils sont moins enclins à le faire parce que cela gêne aussi gravement les diplomates étrangers et les grandes entreprises qui les utilisent. Certains gouvernements africains ont souligné la recrudescence des « fausses nouvelles » en ligne comme une raison pour imposer des restrictions.

Mais certains analystes et personnalités de l’opposition y voient une excuse pour réprimer les groupes critiques à l’égard du gouvernement, qui s’organisent souvent sur Facebook et WhatsApp ».
« L’African Network Information Centre (AFRINIC), qui assigne et gère les adresses IP en Afrique, avait proposé de désactiver pendant 12 mois les plateformes en ligne des gouvernements fautifs pour sanctionner les coupures d’Internet. Cependant, la proposition a été rejetée par les membres de l’AFRINIC au cinquième Sommet africain de l’Internet, tenu à Nairobi en juin 2017. Les membres ont indiqué que la proposition serait difficile à mettre en œuvre et pourrait irriter les gouvernements ou même aggraver la situation ».

Points d’attention pour la protection numérique des défenseurs des droits humains

  • Surveillance des réseaux sociaux et téléphones
  • Géolocalisation
  • Développement des villes intelligentes et de la vidéosurveillance
  • Visite/cambriolage des locaux