État des lieux du contexte numérique pour les défenseurs des droits humains dans 10 pays africains

Sécurité numérique en Guinée

, par AEDH, ritimo, Tournons La Page , DUVAL Virginie, POURCHIER Mathieu

Contexte politique

La Guinée est en période de troubles politiques après la tenue et la réussite du référendum du 22 mars 2020 qui a permis au président Alpha Condé de se représenter pour un troisième mandat aux élections du mois d’octobre 2020. La cour constitutionnelle guinéenne confirme le 7 novembre sa réélection aux élections présidentielles du 18 octobre 2020. Pour les observateurs du pays, Alpha Condé aurait joué sur le climat politique particulièrement clivé.

Les élections se sont déroulées dans un climat de violence meurtrière. On dénombre depuis le mois d’avril 2019 plus de 50 morts en marche de ces rassemblements et de nombreuses arrestations dans les rangs de la société civile. Ainsi, le vice-coordinateur de la coordination Tournons la Page-Guinée est emprisonné depuis le 17 avril 2019.

Selon Frontline Defenders, « en 2019, des défenseurs des droits humains ont été arrêtés uniquement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression. Le code pénal guinéen de 2016 fixe une série de conditions à l’exercice de la liberté de réunion, y compris la nécessité d’une information préalable par écrit aux autorités locales entre trois et quinze jours avant la manifestation prévue. Les autorités locales peuvent interdire une manifestation pacifique s’il existe une « menace réelle pour l’ordre public », cette formulation ambiguë a entraîné des restrictions à la liberté de réunion, de nombreux refus étant politiquement motivés. »

Le mouvement Balai Citoyen a bénéficié d’un soutien financier de l’ONG OSIWA, pour organiser, en avril 2019, un atelier national de renforcement de capacité des acteurs guinéens sur la loi L037 relative à la cybercriminalité et la protection des données à caractère individuel.

L’organisation ABLOGUI (Association des Blogueurs de Guinée), membre de TLP-Guinée, s’est également intéressée à cette loi sur la cybercriminalité en réalisant une analyse profonde du projet de loi avant même son adoption. Pour ce faire, elle a fait appel à l’expertise de l’ONG internationale « Internet sans frontières ».

Contexte légal

La loi L 2010/003/CNT du 23 juin 2010 crée une « Haute autorité de la communication » guinéenne dont les missions sont de veiller « au respect du principe d’égalité des usagers des communications ; au respect de la pluralité, de l’expression des courants de pensée et d’opinion dans les services publics de communication ». Dans la présentation qu’elle fait d’elle-même sur son site internet, la HAC précise qu’elle est « un organisme de défense du droit des citoyens à l’information. Elle a un rôle de soutien et de médiation en vue d’éviter le contrôle abusif des médias par le gouvernement d’une part ; de l’autre, à éviter la manipulation par quiconque de l’opinion publique à travers les médias ».

La première loi relative à la réglementation générale des télécommunications date du 2 juin 1992, modifiée par la Loi L/2005/018/ AN du 8 septembre 2005. Le 13 août 2015 est promulguée la Loi N°L/2015/018/AN relative aux télécommunications et aux technologies de l’information en République de Guinée, dite nouvelle loi des télécommunications. Les deux lois mentionnent le respect des données personnelles et de la vie privée. La loi de 2005 prévoit des sanctions pour « tout agent d’un exploitant de réseau de télécommunications ou d’un fournisseur de service de télécommunications qui aura refusé de fournir des informations ou documents ou fait obstacle au déroulement des enquêtes » (article 48). La seconde crée l’Autorité de régulation des postes et télécommunications » (ARPT). « L’Autorité de Régulation contrôle le respect par les opérateurs des prescriptions résultant des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables ainsi que des engagements afférents aux licences et autorisations dont ils bénéficient. Elle peut soit d’office, soit à la demande du Ministre chargé des télécommunications ou d’une personne physique ou morale concernée, sanctionner les manquements qu’elle constate à cet égard ». On peut imaginer, dans ces conditions, qu’aucun opérateur ne refusera de procéder à des coupures.

Pour compléter ces deux textes, l’assemblée nationale a adopté laLoi N°L/2016/037/AN relative à la cyber-sécurité et la protection des données à caractère personnel en République de Guinée le 2 juin 2016. La loi a été élaborée par l’Autorité de régulation des postes et télécommunications (ARPT) qui relève du Ministère des télécommunications et de l’économie numérique. Internet Sans Frontières a effectué « une analyse de ce texte qu’elle qualifie de liberticide, « instaurant un système de surveillance en violation des droits humains », « qui légitime la censure en ligne » et qui criminalise les lanceurs d’alerte » :

« Plusieurs dispositions semblent ne pas respecter ce principe [de légalité des délits et des peines], et demandent à être rédigées avec des termes précis, dont les définitions auront été rappelées dans le Titre I relatif aux dispositions générales :

  • Article 17 : cette disposition réprime la “détention frauduleuse d’un équipement de télécommunications à connecter sur un réseau ouvert au public ou un réseau privé”. La généralité du terme “équipement de télécommunications” peut laisser craindre que l’utilisation de logiciels de type VPN (Réseau Privé Virtuel), utilisé par ceux qui souhaitent légalement protéger leurs données de navigation et leur identité en ligne, pourrait être concernée ;
  • Article 31 : réprime “la production, la diffusion, la mise à disposition d’autrui de données de nature à troubler l’ordre ou la sécurité publics, ou à porter atteinte à la dignité humaine par le biais d’un système informatique”. Ici encore, la généralité des termes peut laisser place aux interprétations les plus folles. L’histoire récente de la République a démontré que peuvent prendre les rênes du pouvoir des appareils qui ont une conception de l’ordre public différente de celle entendue dans les traités et conventions que le pays à signés et ratifiés ».

L’association ajoute que « les articles 70 et 71 imposent aux opérateurs de télécommunications, et aux entreprises du numérique, d’être des agents de la censure, en les obligeant à prévoir des dispositifs permettant de filtrer le contenu accessible aux utilisateurs d’Internet, sous peine d’amende, voire d’emprisonnement ».

En 2019, le syndicat de la presse privée se mobilise contre l’utilisation faite de l’article 31 de la loi sur la cybercriminalité pour convoquer de « manière répétée » des journalistes.

Contexte “technologique/industriel”

Dans son état des lieux de la téléphonie au 3e trimestre 2020, l’ARPT note que pour 3337 quartiers et districts couverts par la téléphonie mobile, il reste encore 78 zones blanches (aucune présence de réseau), principalement dans les région de Kankan, Nzérékoré, Faranah et Mamou). Le pays compte, à cette même date, près de 14 millions d’abonnements à la téléphonie mobile, soit un taux de pénétration de 111 %.

Quatre opérateurs de téléphonie mobile sont recensés : Cellcom, MTN, Intercel et Orange. Cellcom se présente comme « une société de télécommunication fondée par un groupe Américain. Présente dans deux pays de l’Afrique de l’ouest, Cellcom a démarré son activité au Libéria en 2004 et ensuite en Guinée-Conakry en 2008 ». Selon Bloomberg, Cellcom « est alors détenue par un groupe d’hommes d’affaires américains et israéliens aventureux dirigé par Yoram Cohen, un ancien avocat basé à Miami, et LR Group, une société d’investissement africaine dirigée par d’anciens pilotes de l’armée de l’air israélienne ». Au Liberia, Cellcom est racheté par Orange en 2016. En 2018, MTN Liberia porte plainte contre Cellcom et Daniel Kaye, hacker britannique accusé d’avoir fait tomber, en 2016, le réseau internet de MTN. Avishai Marziano, directeur général israélien de Cellcom Liberia sera nommé directeur général de Cellcom Guinée en 2013. Il rencontre, selon Bloomberg, Daniel Kaye, à Londres, en 2014, et lui demande de « sécuriser le système » de Cellcom Guinée. Kaye aurait alors « mis au point un outil capable de crypter les données de Cellcom sur commande au cas où l’instabilité politique menacerait ses opérations. Pour cela, Marziano a payé 50 000 $, plus plusieurs milliers de dollars pour des tests de sécurité de routine. » Lors du rachat de Cellcom Liberia par Orange, la multinationale aurait gardé Marziano comme consultant.

C’est Orange qui compte le plus d’abonnés (58,7 % des parts de marché), devant MTN puis Cellcom. Orange détient également 81% du trafic des appels.
Comme le trafic « voix », le trafic des SMS est en hausse constante. Orange est toujours « leader ».
Parmi les opérateurs de téléphonie mobile qui proposent de l’internet mobile : Orange, en tête, suivi de MTN puis Cellcom.

Dans son rapport sur l’état de l’internet au 2e trimestre 2020, l’ARPT précise que ce sont les opérateurs de téléphonie mobile qui se partagent la plus grosse part du marché, devant les fournisseurs d’accès.
Il y a désormais 6 042 000 abonnés à l’internet mobile en Guinée et un taux de pénétration de 48,2 %. 99,98 % des abonnés le sont via un opérateur mobile.
Plus de 90 % du trafic internet se fait en haut débit.

On compte 4 fournisseurs internet : ETI, Mouna, Skyvision, VDC. ETI est largement le plus gros des quatre en nombre d’abonnés, suivi par VDC.

ETI est une société de droit guinéen, dont la licence d’opérateur téléphonie avait été supprimée par l’ARPT en 2018, arguant que ses mauvais chiffres économiques et sa couverture réseau inégale affaiblissaient le marché des télécoms guinéen. Mouna group SA et VDC sont également des sociétés guinéennes. SkyVision Global Networks Ltd est une multinationale dont le siège se trouve au Royaume-Uni.

Les opérateurs principaux communiquent régulièrement sur les coupures internet, en s’adressant directement à leurs clients. Selon la coalition internationale d’acteurs contre les coupures, « le 24 Octobre 2020, l’opérateur Orange a envoyé un message à ses abonnés sur la situation en s’excusant. Dans un communiqué de presse daté du 25 Octobre 2020, l’opérateur Orange a ensuite informé ses abonnés qu’il a enregistré une coupure d’internet. Nous nous rendons compte que ce n’est pas la première fois que la Guinée enregistre des perturbations d’Internet en 2020. Le 19 Mars 2020, Orange, MTN et Cellcom Guinée ont averti leurs utilisateurs qu’un arrêt d’internet se produirait à une durée déterminée les 21 et 22 Mars 2020 pour une intervention de maintenance d’Orange Marine, une filiale de l’opérateur télécoms Orange. Cette annonce de la fermeture d’Internet et des travaux intervenait lors du référendum dans le pays, et était manifestement nuisible pour l’accès Internet des abonnés. »

Au début de l’année 2020, l’Agence Nationale d’Inclusion Économique et Sociale (ANIES) annonce qu’elle a signé un accord avec l’entreprise française de biométrie, Idemia, pour identifier ses 6 millions de bénéficiaires :

« Nous faisons le recensement biométrique des personnes et ensuite, nous assurerons la déduplication biométrique pour s’assurer de l’unicité des personnes recensées. Après l’enregistrement des données biométriques sur le terrain par IDEMIA, la centralisation se fera sur un site central, au siège de l’institution ».

« Idemia (2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires), né en 2017 du rapprochement de Morpho, l’entité biométrique de Safran, et d’Oberthur Technologies. Présent dans 25 pays africains, le groupe gère actuellement la plus grande base de données biométriques du continent, au Nigeria ».

Si le recours à la biométrie est le plus souvent justifié par le besoin de simplifier les démarches d’état civil, il permet aussi de faciliter la surveillance, par exemple des manifestations de rue. Or, il semblerait que desdrones survolent déjà les manifestations à Conakry (bien que cela soit à l’initiative, semble-t-il, de l’opposition).

Dans un article de janvier 2020, Jeune Afrique laisse entendre que la société israélienne, MER group est présente en Guinée, ce que confirme le site internet de la multinationale, sans que l’on ne sache pour quelle activité. L’entreprise possède deux divisions : l’une axée sur les « télécoms » l’autre sur la sécurité/surveillance.

Points d’attention pour la protection numérique des défenseurs des droits humains

  • Surveillance des réseaux sociaux
  • Condamnation en lien avec les publications sur les réseaux sociaux
  • Développement de « villes intelligentes » (et multiplication des moyens de surveillance)
  • Développement de la biométrie (et multiplication des moyens de surveillance).