Les deux noms de ce pays d’Asie du Sud cohabitent depuis longtemps ; nous explorerons ici ce qu’ils représentent et comment les récits dominants influencent le débat montant au sujet d’un possible changement de nom du pays. Au fil du temps, l’émergence d’une dualité « Inde »/« Bharat » a été perçue par certain·es comme faisant partie des tentatives de reléguer les minorités non-hindoues à une infériorité sociale, et par d’autres, comme un acte décolonial.
Ces deux noms font partie de l’histoire de la nation indienne. Le terme « Inde » viendrait des explorateurs Grecs et Persans, qui l’ont baptisée ainsi en référence au fleuve Indus dès le 5e siècle av. J.C. Au contraire, « Bharat » est un terme qui apparaît dans d’anciens textes hindous. La Constitution de 1948, adoptée dès la fin de l’autorité coloniale britannique, reconnaît les deux noms, une sorte de reconnaissance indirecte de l’histoire du pays et de sa diversité culturelle.
Les organisations nationalistes hindoues, telles que le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), réclament depuis des décennies que Bharat devienne le nom officiel. Le RSS, l’organisation idéologique mère du parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP), rêve d’une ‘Akhand Bharat’, d’une Inde indivible liée aux idéaux hindous, qui irait de l’Afghanistan au Myanmar, englobant le Sri Lanka et la chaîne de l’Himalaya. Cette vision est souvent reprise par les représentant·es du BJP, dont le Premier ministre Narendra Modi.
Les dirigeant·es d’autres pays comme le Pakistan ont qualifié l’Akhand Bharat de « manifestation d’un révisionnisme et d’une mentalité expansionniste, qui cherche à subjuguer l’identité et la culture non seulement des pays voisins de l’Inde, mais également de ses propres minorités religieuses ».
Les récits autour de la préférence nationaliste hindoue pour le nom « Bharat » se sont intensifiés depuis l’accession au pouvoir du BJP en 2014. Cependant, plus récemment, le débat a été relancé au cours des mois précédant le sommet du G20, hébergé par l’Inde en septembre 2023, avec l’envoi d’une invitation à un dîner officiel de 170 personnes, dont des dirigeant·es politiques étranger·es, de la part du Président Droupadi Murmu. Dans cette lettre, Murmu est présenté comme le « Président du Bharat ».
Les dirigeant·es du BJP et les soutiens du gouvernement affirment que l’Inde est un nom octroyé par les Britanniques, et que donc changer le nom de l’Inde à Bharat serait un acte décolonial. Cette affirmation a été démentie par les historien·nes.
Les partis d’opposition ont accusé le BJP de vouloir changer le nom du pays afin de saboter une alliance de 26 partis d’opposition appelé « Alliance inclusive de la nation indienne pour le développement » (INDIA, pour ses sigles en anglais), en tête des sondages pour les élections générales de 2024. Les observateur·rices ont également affirmé que le gouvernement instrumentalise ce débat dans le but de détourner l’attention d’enjeux majeurs tels que la corruption, l’augmentation des niveaux de pauvreté et le chômage. Certain·es estiment qu’un changement de nom du pays coûterait plus de 1,4 milliards de roupies (environ 172 millions de dollars).
Récit : « Changer le nom du pays de « Inde » à « Bharat » est un acte de décolonisation ».
Il s’agit de l’un des récits les plus solides en faveur du changement pour Bharat, suite à des changements similaires au Sri Lanka et en Eswatini, qui s’étaient défaits de leur nom octroyé par le colonisateur. Ce récit s’inscrit parfaitement dans la volonté du BJP de défaire le pays de sa « gueule de bois » coloniale.
Depuis son accès au pouvoir, le BJP a changé les noms de différentes villes, monuments et lois, dans ce qui serait officiellement un effort de décolonisation de l’Inde. L’Île de Havelock est devenue Swaraj Dweep, et Rajpath, une artère urbaine importante de New Delhi, qui s’appelait autrefois King’s Way, est devenu Kartavya Path.
Pour qui n’est pas très au fait de la politique indienne, les efforts décoloniaux pourraient avoir l’air d’une évolution salutaire. Cependant, pour l’extrême droite indienne, les premiers colonisateurs ne sont pas les Britanniques, mais bien les « envahisseurs » musulmans arrivés des siècles auparavant.
Lorsque le BJP parle de décolonisation, il se réfère surtout à l’effacement de l’histoire moghole de l’Inde, qui fait intrinsèquement partie du riche tissu séculier du pays. Les noms de ville à consonante musulmane ont été remplacés par des noms hindous, comme Allahabad qui est devenu Prayagraj, et l’histoire moghole a été effacée des manuels scolaires. Ces changements interviennent dans un contexte de forte augmentation des violences contre les communautés musulmanes, encouragées par un gouvernement complice.
Cet effacement, renforcé par les récits du BJP qui favorisent les communautés hindoues, a valu des accusations du gouvernement de tenter de réécrire l’histoire indienne.
Des personnalités importantes du sport et de l’industrie du divertissement partagent ce récit décolonial, ce qui prouve que le modus operandi du BJP afin d’influencer le discours national dans son sens, fonctionne.
Comment ce récit évolue sur Internet
Virender Sehwag est un ancien joueur de cricket indien qui est connu pour relayer les récits du BJP.
Dans ce tweet, il répond à son propre tweet où il a écrit un hashtag au sujet d’un match de cricket entre l’Inde et le Pakistan : « “BHAvsPAK” au lieu de “INDvsPAK”.
Il affirme que l’Inde est un nom imposé par les Britanniques et demande à ce que les autorités du cricket indiennes changent le nom inscrit sur les maillots de l’équipe pour Bharat pour la prochaine Coupe du Monde. Il a été critiqué par des utilisateur·rices de Twitter, qui soulignent le fait que le cricket est également un sport colonial.
Récit : « L’Hindutva du BJP cherche à altériser les minorités »
Pour de nombreux·ses Indien·nes, l’Inde est un terme plus global qui couvre sa nature laïque et multiculturelle, alors que Bharat vient d’un terme sanskrit et comporte des nuances religieuses. Iels craignent qu’en choisissant Bharat plutôt qu’Inde, la préférence pour les Hindou·es en tant que seul·es citoyen·nes légitimes du pays ne soit inscrite dans la pierre et que les minorités se voient encore davantage ostracisées.
L’Inde est un pays multiethnique, qui héberge 22 langues officielles ainsi que chacune des principales religions mondiales. Cependant, l’idée d’altériser les non-hindou·es est un élément clé de la vision d’extrême droite indienne d’une Akhand Bharat et de la création d’un État ethno-religieux.
Cette vision cherche à créer une distinction entre celleux qui, selon le BJP, affirment être les citoyen·nes légitimes de ce pays, et quiconque ne partage pas cette conception, comme les Musulman·es, les Chrétien·nes, les non-Brahmins, les défenseur·ses de la laïcité, les opposant·es au gouvernement, etc. Quiconque critique le gouvernement est accusé·e d’être « anti-national » ; et nombre de ces critiques sont poursuivi·es en justice.
En établissant une équivalence entre les nationalistes hindou·es et Bharat, et en associant les minorités et les dissidant·es à l’Inde, cette altérisation tente de réduire les minorités à des citoyen·nes de second rang.
Comment ce récit évolue sur Internet
Il s’agit d’un tweet posté par un compte de fan du journaliste Ravish Kumar, voix dissidente vis-à-vis du gouvernement du BJP, et très populaire dans la communauté parlant l’hindi.
Le tweet souligne que celleux qui dressent les Hindou·es contre les Musulman·es se déchirent aujourd’hui de la même manière pour les noms Inde et Bharat. Le sous-texte du tweet est une critique des efforts du gouvernement pour continuer à diviser le pays.
Comme tous les tweets critiques du BJP, les réponses à celui-ci ont été mitigées. De nombreuses personnes sont d’accord avec le post, affirmant que Modi aime faire des « Jumlas » ou des « promesses électorales sensationnalistes ». Certains commentaires ont qualifié le tweet d’« hindouphobes ».
Et maintenant ?
Tous les regards sont rivés sur les élections générales en Inde début 2024. Alors même qu’aucun changement de nom n’a encore été acté par le gouvernement, les dirigeant·es du BJP et ses militant·es continuent d’utiliser le nom Bharat. Reste à voir si le parti au pouvoir mobilise ce sujet uniquement pour stimuler le sentiment nationaliste en leur faveur avant les élections, ou si le gouvernement a effectivement l’intention de mettre ses paroles en actes. Cependant, même si le nom du pays ne change pas, on peut s’attendre à ce que « Bharat » soit de plus en plus utilisé dans les communiqués officiels, en commençant peut-être par les manuels scolaires.